#Nouvelles 5 l Le vieil homme et la shoah l Natacha

Je connais un vieux monsieur juif triste qui lit des livres aussi tristes que lui du matin jusqu’au soir. Des livres qui parlent de juifs morts.
Il sort de chez lui tous les matins et se dirige vers le salon de thé d’Ombres blanches, la grande librairie de la ville, où il lit jusqu’à midi. À quatorze heures il se rend à la médiathèque Cabanis, à deux pas de sa maison, où il lit jusqu’au soir.
Il y a chez lui aussi une grande bibliothèque pleine d’histoires de juifs morts.


Quand il me croise, le vieux juif triste me compte un peu fleurette, sans insister, je vois bien que ça le ragaillardit, alors je me prête au jeu, ça nous fait rire. Dans ces moments, il n’y a plus d’holocauste dans ses yeux.

Un jour j’ai été bête : je lui ai dit : Je pense qu’ il y a une bonté fondamentale au fond du cœur de chaque humain. Il a drôlement perdu le sourire. J’ai compris qu’on ne peut pas dire n’importe quoi à n’importe qui.


Un autre jour il m’a raconté : quand je sors de chez moi et que je marche vers Ombres blanches, quand je traverse le pont au dessus de la voie ferrée, en hiver, qu’il fait très froid, qu’il y a de la brume, et que je vois passer un train… Il s’est arrêté là, il m’a dit que j’étais drôlement jolie et il a ri.
Il m’a raconté d’autres choses encore, des choses sur sa famille partie en fumée mais pas que, toutes ces choses dorment dans un livre que j’ai raté. Je lui en ai quand-même offert un exemplaire, qu’il a gentiment rangé dans sa bibliothèque, entre ses morts

Quand le covid a frappé, j’ai bien cru qu’il allait mourir de tristesse, tout seul comme un con avec sa shoah à domicile.
(Il ne savait pas comme son désespoir avait raison : depuis la pandémie et son cortège de folies en ligne, mes amis parlent de Grand Complot Sioniste et de faux génocide).

Quand Ivan disparaîtra, et ses semblables avec, nous ne pourrons plus lire dans les yeux de personne ce qu’a été l’holocauste. Il restera les livres, mais qui les ouvrira ?

11 commentaires à propos de “#Nouvelles 5 l Le vieil homme et la shoah l Natacha”

      • Votre texte résonne fort pour bien des raisons.Cette évocation d’une solitude triste au milieu d’un paysage que votre regard accroche sans autre possibilité que de l’écrire est bien nécessaire par les temps qui courent à la catastrophe sur un plan humain. Il faut supporter le présent avec le poids du passé et celui des pires craintes pour l’évolution d’une société mondiale à cran ( avec ses couteaux sans cran d’arrêt)… J’ai reçu ces jours cette annonce de performance que j’ai bien sûr ratée puisque pas sur place 11 petites soucoupes d’Adriana Wallis ( il n’y a pas que les livres qu’on rate, voyez-vous) et je vous en fais part https://www.mahj.org/sites/default/files/2024-03/DP%2011%20petites%20soucoupes_0.pdf

  1. Ce vieil homme dans la ville parmi les livres ( pensé un instant à celui des Ailes du désir de Wenders/Handke ) ; celui d’ici, des Ombres blanches on sent à quel point il est vrai. « cette ombre dans les yeux  » je la reconnais; ( cette question « de la bonté fondamentale au cœur de… » me parle aussi très fort, (nos paroles trop définitives ) faut-il retenir sa parole,tourner sa langue dans la cendre avant de parler? Ginette K. 99 ans la camarade de Marceline et de Simone qui parcourt les villes pour dire que ça a existé ; est une femme pleine de vie… de rire… de, elle montre son numéro… finalement ça peut être utile un numéro ( à la maison il y en avait un aussi )… Ce livre « raté » on peut le lire? merci pour ce très beau texte

    • Merci Nathalie pour tes commentaires qui m’aident à regarder autrement mes propres textes. Le livre « raté » n’est plus lisible, car à force d’échecs éditoriaux j’ai cessé de croire en lui. C’était une série de portraits littéraires, de gens qui me parlaient de leur construction de genre. Parfois d’autres histoires venaient se glisser dans ces « récits de genre », comme cette obsession d’Ivan pour la shoah (c’est un pseudo) parce que quand on parle de genre on finit par parler de tout…

  2. J’ai beaucoup aimé ton texte, simplissime mais qui dit beaucoup. Bravo.
    Juste une/deux petites choses qui grattent : « un livre que j’ai raté », ne comprendrait-on pas mieux avec mon livre raté ?
    « mourrir comme un con » dommage, cela ne me semble pas du niveau de la beauté concise de ton texte.
    Désolée, je me permets ces remarques parce que j’ai beaucoup aimé

    • Un livre raté… Oui tj as raison, u’est peut-être mieux, plus en accord avec la brièveté du texte…
      Yout seul comme un con: moi j’aime bien, c’est affectueux, je garde!
      Merci beaucoup pour tes remarques ! 🙂

  3. pardon Natacha, j’étais arrivée sur ce délicat et tendre texte par l’intermédiaire du commentaire de Ugo, je rétablis (si vous pouviez supprimer mes deux sottises vous en serais reconnaissante)

    Oh Natacha que dire – terrible bien entendu mais si délicat et tendre surtout – vous nous le faites aimer ce vieux con merveilleux

  4. la simplicité est une grande qualité qui permet d’aller droit…
    je l’apprécie toujours énormément
    merci pour l’histoire d’une rencontre dans le fond des yeux avec deux personnages et dans le fond de la grande Histoire que nul ne peut oublier

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