#nouvelles | CMT Boucle 2

01

Dans le trouble où je me trouvais encore, mes chères vieilles rues guidèrent mon pas jusqu’à la place Wilson. Je m’assis sur un banc. Alentour, de la foule restaient çà et là au sol quelques vestiges, sous forme de banderoles déchirées et de tracts colorés. La place n’était pas déserte, mais ceux qui la traversaient semblaient pressés, comme s’il était grand temps de déguerpir. L’envie de fuir à mon tour me saisit. Mais l’inertie qui me clouait au banc l’emporta. Chacun courait vers son destin en ignorant les autres, après les avoir si furieusement côtoyés au milieu de la foule, eh bien ! j’allais moi aussi m’extraire du flux. C’était une fin de journée insolite, où le bonheur que j’avais espéré manquait.

Mes pensées revenaient vers l’enfant. Celle que j’avais été autrefois, dans cette ville, celle qu’aujourd’hui j’y avais fortuitement rencontrée, celle qui tout à l’heure avait surgi d’un lointain passé sur le seuil des souvenirs. 

Avais-je parlé tout haut ? Quelqu’un m’interpela, quelqu’un que je n’avais pas vu s’assoir près de moi. Je sursautais et m’écartais d’un même bond. Je glissais jusqu’au bout du banc tandis qu’une femme se tenait assise à l’autre bout. Les bancs de la place — ceux que je pouvais voir – étaient inoccupés. Une fois encore dans le déroulé de cette journée, quelqu’un s’imposait.

C’était une femme d’une soixantaine d’années, peut-être moins, plutôt petite et fine. Son visage poupin conservait son ancienne jeunesse, à peine flétrie. Bien vêtue mais sans être élégante. Rien en elle qui aurait attiré le regard en passant. Mais à l’observer, quelque chose se révélait. Là encore, l’absence de bonheur sans doute. Une tristesse vague qu’elle semblait vouloir montrer au monde, non pas en la revendiquant – elle ne s’affichait pas – mais en la déposant, là, de son poids léger, sur le banc. Que m’avait-elle dit ? Ce fut la question que je lui adressais en retour. Désir de partager cet instant où l’incompréhension de ce que je vivais m’avait saisie ? Peut-être étions-nous égarées toutes deux, décalées de nos chemins par un pas de côté, ou par le franchissement d’une faille ? Elle répondit aussitôt. Elle souriait naturellement en bavardant, une fossette creusait sa joue. Des lèvres, des dents de petite fille. La voix était claire, sans gravité. De là où elle parlait, elle avait vingt ans. Elle racontait pour le plaisir de dire et cette tristesse que j’avais cru toucher et qui m’avait appelée à elle – répondant à la mienne qui venait de surgir – ses mots l’effaçaient.

Elle revenait à Toulouse, quittée depuis trente ans, après une rupture amoureuse. Je levais la main pour l’interrompre. Vingt ans pour moi, et j’avais ri. C’est de moi que vous parlez, j’avais dit. Non, non. C’était pure coïncidence. Ce matin, elle avait traversé la ville pour se rendre dans le quartier où autrefois elle habitait. La foule ne vous en a pas empêché ? avais-je demandé. C’était en début de journée, les rues étaient désertes. Elle avait retrouvé cette familiarité des lieux qui demeurent, non pas inchangés – les immeubles poussent là où les maisons vétustes s’écroulent, les avenues, les places, les jardins gomment d’antiques traces — mais fidèles à la mémoire du corps et de l’esprit. Oui, disait-elle, c’était comme si une autre que celle que je suis devenue marchait. Ce n’était pas moi qui étais en quête, elle l’affirmait.

Je pars tout à l’heure. Elle haussa les épaules. On vient vérifier que nos vieilles rues, nos anciennes maisons, sur leurs pavés, dans leurs pierres, gardent emprisonnée l’image éternelle de ce que nous avons été. Elle s’arrêta un instant puis reprit, sur le ton bas de la confidence, Je me suis reconnue derrière la fenêtre de là où je logeais.

03

Maison jaune sur fond bleu. Elle narguait le minuscule immeuble, d’où au premier étage, d’une unique fenêtre, je l’épiais toute l’année.

Deux noms sur la boîte aux lettres. Lambertin et Mosco. Devancés par un R. pour Lambertin, un C. pour Mosco. Je dévalais les escaliers qui longeaient la maison jaune de l’autre côté du Cours, à la recherche de prénoms commençant par ces deux consonnes et c’était un régal de la pensée que d’en mâchouiller la liste. Robert, Réginald, Roger, mais Ruth, Rebecca, Reine. Corinne, Catherine, Chloé mais Cyril, Carlos, Christian, car rien ne révélait qui de Lambertin ou de Mosco était du genre féminin ou masculin.

Un couple et deux grands enfants, voilà ceux que de ma fenêtre je voyais entrer et sortir de l’intrigante maison jaune dont le numéro de rue précédait d’un chiffre celui de l’immeuble où j’habitais. Côté pair pour eux, impair pour moi. Ce côté-là leur allait à merveille. Une belle famille. De l’allure, de la noblesse. La mère – celle à qui j’attribuais ce rôle – était une grande femme mince et blonde, d’une quarantaine d’années. J’hésitais.  Etait-ce elle, R. Lambertin ? C’était un nom qu’elle aurait pu porter, mais un jour que je l’entendis parler avec notre facteur – après avoir arpenté le trottoir d’en face qu’à cause de la présence de la maison jaune sans doute je préférais au mien, j’attendais que le feu de signalisation passe au vert piéton (nous le partagions, les Lambertin-Mosco et moi, ce feu qui décidait de l’arrêt et du démarrage d’une quantité de voitures, de camions et de bus, jour et nuit) – et je décelais un accent dans sa voix. Dans l’impossibilité d’en définir la provenance, je décidais de lui donner le nom de Mosco, qui me paraissait à l’époque – je n’avais encore jamais rencontré de Mosco, pas même en politique — plutôt exotique. Du coup, R. Lambertin ne pouvait être que le père. Brun, râblais, c’était bien lui pourtant qui du Mosco que j’imaginais était le vivant portrait. Comme les noms portent en eux l’histoire d’une famille, la dessinent, la poursuivent et l’empêchent, la maintiennent garrotée ! Pourrais-je encore inventer quelque chose que j’ignorais d’eux, s’ils entraient dans leurs noms, dans un cadre, en représentation dans un tableau ?

Me restait leurs prénoms. S’il était chef d’entreprise, il s’appellerait Roger. Professeur d’Université, je choisissais Régis. Ni l’une ni l’autre de ces professions ne convenaient. Non, ce Lambertin-là n’était pas enseignant et il ne vendait rien. Je lui fabriquais une vie de voyages, un parcours international pendant lequel il aurait rencontré puis épousé C. Mosco dont le père, italien, était le mari d’une suédoise ( il me fallait bien trouver une raison à l’enviable chevelure blonde).  

Les Lambertin-Mosco étaient parents de deux grands adolescents, la fille semblable à C., le fils plus beau encore que R., svelte — R. ne l’était pas — élégant je dirais. Davantage de prestance.

La famille bourguignonne de R. (les vignobles, bien sûr, c’était ce que possédaient les Lambertin depuis que l’arrière-grand-père avait été enrichi – je venais de relire Eugénie Grandet, Lambertin allias Grandet, les pieds ancrés dans la boue des chemins, et la bourse remplie par les économies — lequel m’était apparu un ancêtre acceptable dans la lignée des hommes de la maison jaune) s’était naturellement entichée de celle plus mêlée de C. Des terres des Lambertin, il ne fut pas question de s’éloigner pendant plus d’un siècle, peut-être jusqu’au moment où R. finit son internat au lycée de Dijon et décida de monter à Paris pour suivre des études qui ne seraient en lien ni avec le terroir, ni avec le commerce. J’optais pour les langues, le tourisme peut-être.

La famille italienne de C., de petite noblesse – j’hésitais entre La Chartreuse et le Guépard, entre Parme et la Sicile – avait eu en héritage le goût pour les voyages (un signe de distinction, un besoin d’éducation ?) et c’est à Amsterdam que la petite marchande suédoise — elle prenait des cours de violoncelle baroque au Conservatoire supérieur de La Haye, qu’elle payait en travaillant trois jours par semaine à la boutique du Rijks museum — séduisit l’italien, sur un quai de la gare, alors que ce dernier se rendait à Copenhague et qu’elle rentrait chez elle, pour Noël, dans la banlieue de Stockholm. Il l’aida à installer dans le train violoncelle et bagages. Il aimait la musique.

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