#Nouvelles# boucle2| Christine Eschenbrenner

Table des chapitres

1_ Clown

2_ Virginie Brûlecendres

3_familles

1_ Clown

Esplanade sur le devant de la superbe gare blasonnée. Roulement de tambours, roulement des valises sur le dur des arrivages, dans les deux sens. Dans tous les sens. Départs, arrivées : on tire ce qu’on traine derrière soi pour arriver à l’heure là où l’on va, ou sortir d’où l’on vient, et réciproquement. Tous les voyageurs râclent la surface des grandes dalles non loin du canal, une voie d’émeraude usée. Les platanes se penchent sur l’eau, insensibles aux allées et venues. L’esplanade joue aussi le rôle de zone intermédiaire : en cas de battement, on peut se poser sur des cercles de planches plates et regarder circuler les autres pressés, ceux qu’on redeviendra, une fois abolie la pause près des grandes capitales en rouge qui forment le nom de la ville. Des touristes se font photographier au pied du nom, huit lettres de long. De l’autre côté, en provenance d’un carrefour surveillé par la statue de l’ingénieur du canal, apparait le clown. Vêtu de couleurs vives, plutôt chaudes mais fanées, il traverse. Maquillage barbouillé, nez rouge, cachent son visage et sa fatigue. Stéréotype usé, figure obligée tellement prévisible que personne ne le regarde. Tous les posés provisoires ne le calculent même pas. Ce n’est pas un cirque ici, il y a autre chose à faire. Ce qu’il fait, c’est son circuit à lui. Il ne traine pas de valise, il tient juste une main de plastic qui claque comme une castagnette orpheline devant un public désabusé. Le sac de satin rouge dans lequel il glisse quelques pièces est comme un ventre creux. Un peu poussiéreux, il fait halte devant les passagers de l’esplanade, ne demande pas son reste, change d’endroit. Il s’approche. Tu n’as pas de pièces, juste la fin d’un sandwich et quelques miettes pour les pigeons. Un gâteau sec te reste. Mais tu ne veux pas l’humilier en lui tendant un rogaton — comme disait ta mère quand elle s’intéressait encore au monde. Tu lui dis que tu n’as rien à lui offrir, sans utiliser le mot « désolée » – tu détestes l’usage qu’on en fait. Il dit : merci, ce n’est pas grave. Non seulement il te pardonne, mais en plus, il pince son nez rouge d’où sort un son de trompette enrhumée, t’offrant ainsi ton propre sourire. Il s’éloigne vers le canal en trainant les pieds parmi une nuée de pigeons batailleurs qui lui font au passage  une haie d’honneur.

2 _ Virginie Brûlecendres

Discussion :

Les aspects lacunaires de cette vie appellent d’autres précisions ou une bascule dans la fiction dont cet article ne peut être l’espace, sauf à changer la règle du jeu. La traduction du nom propre pose question, ouvrant peut-être une perspective.

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 Virginie Brûlecendres est sans doute née à Château-Salins en 1844, et décédée en 1907 à Harreberg

Eléments biographiques,

Virginie porte le nom de la branche dont elle est issue et qui correspond à la nébuleuse des métiers du verre. Ce nom, selon le dialecte, renvoie à l’utilisation du bois (frêne ou chêne) ou à celle des cendres (à partir desquelles, se faisait, dans le creuset à cendre,  le sel de potasse, nécessaire à la fabrication du verre).

 Elle est l’avant-dernière d’une fratrie de dix enfants, dont deux sans doute sont morts en bas âge. Les sept autres ont quitté le pays natal pour trouver du travail ailleurs, dans le nord notamment. En effet, les verreries de petite montagne ne suffisaient plus à faire vivre les familles anciennement enracinées. Virginie est restée à Harreberg avec ses parents. Elle avait hérité du parler « fränkisch », langue des Francs de la Lorraine germanophone.

Célibataire, elle a déclaré, dans l’acte de décès de sa mère, qu’elle a accompagnée jusqu’au bout, être « näherin » (couturière) mais elle avait d’autres compétences :  un cousin a découvert dans un grenier une sorte de cahier de recettes, par elle rédigé « en bon allemand dans une écriture gothique très régulière », comme le précise Antoine Caudwell, dans son ouvrage Une histoire des verriers de l’Est, paru en 2006.

Le cahier de Virginie, remontant aux années 1860, est lié à sa réputation dans le village : elle savait nombre de choses importantes et on venait la trouver pour guérir toutes sortes de maux ou faire face aux calamités. Dans les treize premières pages, on peut trouver soit des « bonnes pommades (pour les brûlures, la teigne, les plaies ouvertes …) soit des recettes servant à se  protéger des mauvaises gens ou des mauvais sorts (parmi lesquels ceux qui tarissent le lait des vaches) . Certaines recommandations doivent être lues en tournant les pages à l’envers. Dans les dix dernières pages, Virginie donne des recettes, numérotées de 2 à 59) permettant d’affronter piqûres de guêpes, jaunisse, coliques, engelures, tuberculose… L’utilisation d’excréments (porcs, hirondelles, coqs, humains) dans la composition donne à réfléchir.

En d’autres temps, elle aurait été vue et traitée comme une sorcière mais en 1860, il ne semble pas que cela ait été le cas. Au contraire, elle apparait comme respectable et respectée. Selon certaines recherches, elle savait instruire les enfants et jouait de l’accordéon pendant les fêtes. On peut la voir sur une photo prise vers 1860 (voir l’ouvrage d’Antoine Caudwell) : assise au bout d’un tas de grumes, non loin des notables photographiés, elle a sa place.

On se demande ce qu’elle ressenti quand la verrerie forestière, autour de laquelle avait gravité son enfance, a fermé. On peut aussi s’interroger sur son enfance, sur l’impact de la guerre franco-prussienne dans sa vie, sur les conséquences du traité de Francfort dans la partition de son existence. Familles ou greniers n’ont peut-être pas livré tous leurs secrets.  

3 _ familles

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

2 commentaires à propos de “#Nouvelles# boucle2| Christine Eschenbrenner”

  1. Le simple fait de poser des questions sur le personnage lui donne un éclairage qui la met en relief. C’est intéressant de se poser des questions sur cette femme, on a envie de savoir. Merci.

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