#nouvelles | Michèle C.

Table

1_Bibliothèque en chantier

2_Mes librairies

3_Choses perdues

Choses perdues

  • Le  ventre rond et doux de ma mère
  • Le vent sur la plage de Canastel
  • La pâte à pain montée et farinée
  • L’odeur d’essence des mobylettes
  • Les chants des Républicains espagnols du camp de Gurs
  • La « petite main » de mon amoureux
  • Ma robe jaune d’or à bretelles
  • Mon zapateo flamenco
  • La caisse à outils de mon père 

Il sentait le bois, les copeaux, la poussière de bois étaient rentrés dans ses vêtements, dans ses pores, dans sa chair. Il aimait travailler le bois, suivre ses nœuds, le couper, le patiner, le caresser. Sa chair avait été meurtrie par les outils, comme beaucoup de menuisiers, il avait laissé des phalanges mangées par la scie circulaire, la cale épaisse de ses mains portait en elle des échardes plantées à tout jamais qui dessinaient des îlots sombres. 
Il avait le bois dans la peau. Alors, le jour où il a laissé sa caisse à outils à son fils, comme une offrande sur l’établi, son corps entier s’est évanoui entre les murs de l’atelier en sous-sol. Il se disait que l’âge l’avait atteint comme une balle en pleine course. Il n’avait pas fini la bibliothèque commandée, ni le guéridon, ni l’agencement du magasin en bas de la rue Saint-Denis. Il avait tant et tant à faire même si ses genoux ne répondaient plus comme avant – d’ailleurs il refusait les parquets – ses gestes restaient sûrs et son œil ne se trompait pas. Il s’était laissé convaincre qu’il fallait qu’il se repose, que la bronchite à répétition l’éreintait. Après tout, c’est son fils qui prendrait la relève, lui dont il savait que le bois n’était pour lui qu’un moyen de gagner sa vie, comme vendre des cravates – lui qui n’en portait qu’aux enterrements. Il se disait bien qu’il fallait passer la main, laisser le rabot, la varlope et le vilebrequin empoignés par un plus jeune que lui. 
Quand on a appris que sa caisse à outils avait été volée dans la voiture du fils, au retour de chez un client, il a seulement murmuré entre ses lèvres serrées « c’est bien fini ».
Moi, la fille, j’avais gardé un de ses marteaux, ni le plus petit, et surtout pas le plus gros, non un moyen, celui qu’il utilisait le plus. Celui dont le manche sombre pétri par la main du père sentait encore sa sueur, une esquille de chute de bois calait la  lourde tête pour que le geste soit précis et ne loupe pas sa cible.

Mes librairies

Il fut un temps où j’étais jeune et où je m’abreuvait aux sources impétueuses des discussions politiques qui enflammaient les récrés au lycée. Insatiable, j’écoutais, j’essayais de comprendre, évidemment le beau Dino avait ma préférence lui qui arborait une barbe conquérante devant tous les imberbes et le samedi, je me précipitais avec mes quelques sous chez Maspéro, je ne savais même pas que sous ce nom il y avait quelqu’un qui permettait à des gens comme moi de s’ouvrir au monde. J’étais perplexe devant tous ces ouvrages dont j’imaginais une complexité hors d’atteinte pour moi. Le rayon anarchiste débordait, Kopotkine, Bakounine, Octave Mirbeau, Proudhon. Ces noms me donnaient le tournis alors je regardais la toute dernière étagère, celle consacrée aux luttes des Noirs Américains, je me plongeais dans la lecture – plus accessible pour moi – des frères Jackson ou d’Angela Davis. Je découvrais aussi Notre corps, nous-mêmes ainsi que pas mal de livres sur la sexualité féminine que je ramenais en cachette dans l’appartement familial. Et à nouveau tous les samedis, j’allais à Paris pour continuer l’exploration de cette librairie extraordinaire. Les portes s’ouvraient, mon cerveau bouillonnait, je voulais tout connaître, j’achetais Le Journal du Che, je me glissais dans les pas des anti-colonialistes de tout poil, je ne me lassais pas d’aller et de retourner dans cette caverne aux mille vies engagées. Il y avait aussi ces piles de journaux étrangers, du Vietnam, je crois, que je regardais effarée de découvrir une autre graphie. Il y avait aussi la poésie en langue étrangère. J’avais l’impression d’être une intruse dans cet endroit où venaient les militants aguerris, les Dino, Elias et autres, moi je me faisais toute petite, personne ne me regardait, tout le monde était absorbé le nez dans les bouquins ou l’œil furetant dans les rayons. Moi, je m’en tenais à ce que j’avais entendu au lycée quand les grands débattaient bruyamment. Heureusement, il y avait les éditions chinoises qui  donnaient accès à Marx, Engels et compagnie, pour 1 ou 2 francs. Le Manifeste pour 1 F ! et dehors quelqu’un qui vendait Le droit à la paresse avec un accent du sud qui m’enchantait, je l’entends encore, bien que j’aie oublié le prix (dérisoire) qu’il en demandait.

***

Entrer dans la gueule du Dragon Savant se révélait être une aventure et un bonheur partagés entre parents et enfants, ou plutôt entre mère et fille et ce, dès les premiers pas mal assurés des tout-petits. 
Librairie, boîte à jouets, surprises à dessiner, jeux à inventer,  déguisements, boîte à secrets… Gisèle, celle qui avait dompté le Dragon, nous accueillait, toujours occupée et toujours disponible. D’aucuns laissaient leur progéniture l’espace de quelques courses dans le haut de la rue de Belleville. Les petits y étaient chez eux, les grands les accompagnaient, curieux eux aussi d’ouvrir la gueule du Dragon, d’y plonger la main, d’y prendre un livre de l’Ecole des loisirs, d’y découvrir Claude Ponti, Grégoire Solotareff et les autres. Au fil des ans, les grandi.e.s prenaient de l’assurance et demandaient à Gisèle de leur trouver un livre où le héros est une fille, où ça se passe il y a longtemps, où elle accomplit des exploits comme grimper à la tour grâce à une longue chevelure… Gisèle cherchait, juchée sur son escabeau, proposait jusqu’à que la fillette ait les yeux qui brillent et dise : « Oh oui, celui-là ! »
Sourire éclatant de la mère et de Gisèle. Fin de l’histoire et à la semaine prochaine !

***

Il y a la Mad, raccourci pour la Madeleine, nom de la rue, clin d’œil à Proust, ou petit grain de folie qui a poussé à ouvrir une nouvelle librairie… une de plus dans le quartier !
Un petit rectangle plein à craquer, deux vitrines et une porte qui coulisse à chaque fois que quelqu’un passe sur le trottoir.
On pousse les présentoirs, on glisse les caisses sous les tables et on sort les chaises pliantes rangées sous le faux plafond pour accueillir l’auteur ou l’autrice invité.e, alors on se presse à une petite vingtaine, mais pas plus ! Soirée de poésie, où les participant.e.s disent leurs poèmes préférés. Wendy Delorme ou Joëlle Sambi m’ont bousculée par leurs lignes Caillasses. A chaque rencontre, le même accueil. 
Les libraires deviennent des amies et très naturellement quand je passe devant la Mad, j’ai un petit salut, un coup d’œil sur la table des nouveautés, sur leurs chroniques, leurs coups de cœur, on discute. Ainsi j’y ai découvert Madame Hayat d’Ahmet Altan et tant d’autres. J’aime fureté dans l’étroitesse de leurs deux allées même au moment de la fermeture où il y a toujours quelqu’un qui ose franchir le seuil pour une demande incongrue. Sourires échangés. Rideau !

Ma bibliothèque – Chantier

Déménagement, changement de ville, changement de décor.
Mise en carton express de tous les bouquins, avec tri empirique pour désigner ceux qui ne rentreront pas dans le camion et resteront à quai, laissés à ceux qui voudront bien les lire. Arrivée dans une autre ville, les cartons somnolent dans l’entrée, dans un placard, au grenier mais surtout pas à la cave par peur de l’humidité dévoreuse de papier. 
Reste une petite bibliothèque de la chambre de notre fille qui intègre notre logis, étagères noires, sobres, un cadre en bois de merisier incliné sur toute la hauteur lui donne une allure chic. Elle ira dans le salon.
Je regarde les cartons vautrés sur le sol. 
J’ai envie de bois, de bois qui parle, qui aime les livres, qui les porte, les supporte, qui fasse partie de la bibliothèque, pas de simples étagères. 
Vœu exaucé, un artisan-artiste fabriquera deux ensembles qu’on peut appelés “bibliothèques”. 

Voilà ce que j’écrivais alors devant l’ouvrage achevé, il y a quelques années.

Souffle le vent, enfle la voile du bateau-livres, là haut. 
Voile d’un bois brut, elle laisse passer le vent jusqu’aux tréfonds de la cale, là où repose le monde parcouru d’est en ouest, au gré des escales. 
Tout ce qu’elle recèle, rêves, voyages, amitiés, désillusions, donne le la 
au reste de la bibliothèque. 
Ici, pas de rangement par ordre alphabétique, ni par thème, c’est le hasard qui gouverne, un petit livre côtoie un de format plus grand selon la hauteur des étagères, l’espace où il peut se glisser. Vivant, le monde est en mouvement et brasse les différences, les passions, les rencontres.
Ainsi sur une même étagère : Primo Levi, Miguel Angel Asturias, La révolte des canuts, Jacques Prévert, Jean Teulé, Victor Hugo, Raymond Queneau, Nietzsche…
Baguenauder d’un lieu à l’autre, sauter d’un livre à l’autre, d’une langue à l’autre, d’un imaginaire à l’autre, me sentir vivante, curieuse, toujours insatiable d’autres et d’ailleurs, avec tant à découvrir, tant à inventer.
Une bibliothèque ?
Inventorium construit par un ébéniste-artiste glaneur de bois centenaire, de planches chapardées, teintées, ajustées au gré des coupes ; bois brut, bois brûlé, bois sarclé, couleurs profondes, encoches, ajustements…
Un bureau-écritoire, un atelier de confection, une boîte à secrets, une malle aux souvenirs, un tableau de rêves, un décor de vie, un intense poème.

Aujourd’hui, des piles en déséquilibre vacillent sur un meuble, une table de chevet, un peu partout, selon les achats, trop nombreux – demain, j’arrête – les cadeaux, les projets, les douleurs. Et en plus, il y a la bibliothèque municipale et toutes ses antennes…
J’ai beaucoup donné ou alors certains prêtés ne me sont jamais revenus, qu’importe ! Serait-ce le destin des bouquins d’errer d’un lecteur à l’autre jusqu’à se perdre dans les dédales d’un labyrinthe passionné ?
Je me rends compte que les livres qui y ont échappé sont ceux que je n’ai pas encore lus, ils se sont faufilés incognito alors que d’autres sont restés là, lestés de souvenirs, impossible de m’en séparer. Mémoire de moments de lecture dans le métro, dans la campagne, dans le lit, en cachette ou effrontément, passages entiers gravés avec une envie soudaine d’aller voir si le souvenir est réel ou inventé… 

L’étagère à portée de petites mains et valsent les bouquins mordillés, sucés, éparpillés, une manière d’apprivoiser la lecture alors qu’elle ne sait pas encore marcher… Livres en bouche, le goût du papier imprimé pour mieux les dévorer !

Où l’on parle d’aimer les livres, mais pourquoi les posséder ? Serait-ce la marque d’une distinction sociale, dans certains milieux, il est normal – voire nécessaire – d’avoir des rangées de livres qui attestent qu’on a affaire à des gens qui ne font pas que subir les événements mais qui ont une pensée critique sur le monde tel qui va. Des intellos. Un vernis possessif ? Une névrose ? Une légitimité ? Un jeu d’apparences ?

Il y en a qui rangent leur “bibliothèque” consciencieusement par lettre alphabétique, d’autres qui couvrent tous leurs livres de couleurs différentes pour que l’ensemble ressemble à un tableau – sans qu’on puisse y deviner un seul titre –, d’aucuns qui bazardent tout pour n’en garder qu’un seul, celui qui résume ce vers quoi ils tendent.

Et puis, il y a Emmaüs, où j’erre parfois, un œil sur les derniers titres arrivés. Réminiscences de lectures passées, soudain ma main prend un de ceux déjà lus, certainement prêté ou donné, oublié et qui me transporte loin, je ne résiste pas. Je passe à la caisse 0,50 € pour Le Vieux qui lisait des romans d’amour.

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