#Nouvelles#05 Quelle soirée

Une fois par mois, je me rends à quelques pas de l’observatoire, aux « Soirées de Meudon ». C’est le nom que j’ai choisi, et fait adopter, en référence aux célèbres « Soirées de Médan » qui réunissaient Maupassant, Zola, Huysmans et peut-être les frères Goncourt. Avec quelques amis (nous sommes sept participants réguliers et, parfois, quelques invités) ; le premier mardi du mois, nous parlons Roman, du Roman avec une majuscule, sujet qui nous passionne, nous nous impliquons ailleurs dans des démarches variées d’écriture. Je crois que nous rêvons tous d’écrire, voire de publier notre propre roman. Le mois dernier, l’un d’entre nous a proposé de choisir un thème devant nourrir les débats plutôt que de commenter nos dernières lectures, ce qui tournait bien souvent à reproduire les critiques du Monde, de France Culture, ou des dernières revues littéraires encore vivantes. Fred demanda que chacun énonce, par écrit, un sujet rédigé en quelques mots. On déposa sept petits papiers dans un chapeau, on vida le chapeau. Les résultats s’ordonnaient ainsi : L’amour (1), La naissance de l’amour adolescent (1), Histoire de ma mère (1), Une aventure coloniale au début du siècle (1), La vengeance (2), Dans la tête de L.F. Céline (1). Le thème de la vengeance l’emportait de peu, il fut adopté par acclamation. Alan, qui avait proposé ce sujet, devrait donc l’introduire lors de la prochaine soirée. Il serait associé à Yves, l’autre « vengeur »; il souhaitait que chacun arrive, dans un mois, armé de connaissances, lectures originales, bibliographies et conseils, sans oublier la touche d’humour qui, jusque là, avait égayé nos joyeuses soirées.

Sortir de chez Albert, regagner ma voiture, reconduire Lulu jusqu’à Bougival, vengeance tourne dans ma tête, des titres s’alignent presque sous mes yeux. Les Liaisons dangereuses, La cousine Bette, Moby Dick, Millenium, Le cimetière de Prague, Hamlet… le thème est riche d’exemples. Oui, tout cela, plus un pourcentage élevé de romans policiers, issus des Vautrin, Valjean, en rébellion, se vengeant de la société, pour les souffrances imposées aux galériens. Plein la tête, Alan, bien choisi son sujet. Il va nous servir le cachalot blanc sur un plateau, Ahab et sa jambe d’ivoire, Billy Budd, les nouvelles de Stephen Crane, probable, son répertoire de littérature anglaise, américaine, inépuisable. Trouver quelque chose d’original, un pavé, le relire d’ici la prochaine soirée, le lancer dans la mare de nos commentaires… Monte-Cristo, ma participation s’imposait, j’étais imprégné de cette histoire écoutée en feuilleton radiophonique, vue au cinéma, lue intégralement un été adolescent. Je recevais l’appel d’Edmond Dantès depuis sa cellule du Château d’If. Probablement la plus folle histoire de vengeance du Roman français. J’en avais un exemplaire acheté sur les quais de Saône. Je disposais d’un mois pour me replonger dans les mille-trois-cent-quatre-vingt-quatre pages, était-ce suffisant ?

A peine rentré chez moi, je me suis mis en quête du gros volume. En raison de ses dimensions, il ne pouvait être rangé avec les formats courants, poche souvent, garnissant ma bibliothèque d’œuvres littéraires. Il devait se trouver dans l’annexe, pièce mal éclairée où se trouvent des ouvrages de poésie, théâtre, philosophie, et grands formats inusités de tendance bibliophile. C’est là qu’il fallait chercher. Un livre d’environ 30×20 devant détonner par son épaisseur que je situais autour de 8 centimètres. Il était relié, carton brun et toile rouge imitation cuir. Pas de titre en couverture, mais un dos à cinq compartiments dont l’un portant :

ALEXANDRE DUMAS

LE COMTE

DE

MONTE-CRISTO 

Les autres compartiments, décorés de culs-de-lampe dorés, étaient séparés par des reliefs appelés nerfs. Pas de page de garde, la première page imprimée reprenait le titre, le nom de l’éditeur :

PARIS

JULES ROUFF ET Cie, EDITEURS

14, Cloître SAINT HONORE, 14

(Propriété Calmann Lévy)

La page suivante comportait les mentions ci-dessus, encadrant une illustration où l’on reconnaissait le château d’If et divers épisodes-clés du roman. Elle faisait penser à une couverture de magazine bon-marché publiant des feuilletons. Le papier, de mauvaise qualité, était déchiré par endroits, recollé grossièrement. Toutes les dix pages, une gravure surmontant une légende extraite du texte illustrait le livre, l’auteur n’en était pas mentionné. Aucune date ne permettait de situer l’année de parution, approximativement 1920 selon le bouquiniste. Le prix dérisoire demandé m’avait aussitôt décidé. Depuis mon achat et ma lecture, le livre m’avait suivi dans mes migrations, emballé plusieurs fois dans des cartons publicitaires, maudit pour ses dimensions hors norme, y compris son poids. Il reposait entre encyclopédies, dictionnaires mythologiques, atlas historique et manuels scolaires anciens Pour moi, il allait une fois encore déployer toute son intrigue aux personnages devenus archétypes.

Grâce au texte intégral, aux illustrations réalistes, j’étais sûr d’apporter quelques connaissances sur le thème de la vengeance lors de notre prochaine soirée ; celui-ci apparaissait à plusieurs reprises, non seulement à propos de Dantès et de ses persécuteurs, mais aussi chez des personnages secondaires tel Bertuccio. Cela me conduisait à réfléchir à la notion même de vengeance. Qui fut le premier vengeur de l’histoire humaine ? Pourquoi pas remonter jusqu’à la guerre de Troie, aux dieux réglant leurs comptes par humains interposés, à Electre vengeant son père rentré de la guerre en vainqueur, assassiné par sa femme vengeant Iphigénie. Chez les contemporains, je pensai à l’extraordinaire incipit d’Avril Brisé d’Ismaïl Kadaré : dans le viseur du fusil, l’approche de plus en plus nette d’un homme à abattre par celui qui doit venger son clan. Par le truchement d’un prétendu droit coutumier se perpétue jusqu’à nos jours l’antique loi du talion. Les actes de vendetta sont enregistrés par une espèce de juge-secrétaire-percepteur dans le « livre du sang » où l’on veille à une forme d’équilibre (sang pour sang) et au paiement d’un impôt jouant un véritable rôle économique. Chez cet auteur, on touchait au noyau même de la notion, historique, anthropologique. Au-delà de mon intervention sur Monte-Cristo, j’avais bien l’intention d’évoquer Kadaré, son célèbre roman, ses aspects réels ou fictionnels.

A Meudon, l’affaire devenait diablement sérieuse. Après l’introduction d’Alan qui nous a fait découvrir « The star’s tennis balls », je me suis levé pour protester contre cette moderne imitation de Monte-Cristo qui ne prenait même pas la peine de se cacher. Certes un brin d’humour faisait apparaître la belle Mercedes en jolie Portia (dite Porshe), mais nous nous demandions si Dumas eût apprécié un jeu aussi simpliste sur sa trame géniale. Comme prévu, mon exemplaire du Comte passait de main en main, ses mille et quelques pages rendaient bien pâle la « copie » de Stephen Fry. Comme imaginé, nous commentions aussi Kadaré, Melville, Laclos ainsi que Millenium, ce thriller suédois que la presse avait encensé, avant que le public en fasse autant, incitant le cinéma à en faire ses choux gras. La discussion commençait à tourner court quand Lulu nous posa la question ? « Et Brautigan, qu’est-ce que vous en faites ? ». On restait coi, attendant de sa part une réponse de circonstance. Elle commença à lire :

« La vengeance de la pelouse »

« Ma grand-mère, à sa façon, éclaire comme un phare le passé de l’Amérique……………………………………………………………………………….. de le voir y mettre le feu alors que les fruits étaient encore verts sur les branches »

Jusqu’au bout, nous avons tenu jusqu’au bout. Il n’était plus question d’Atrides, d’Albanais, leurs lointains descendants, de Dumas, Laclos ou Victor Hugo mais de littérature magique, fondant au soleil du Washington ou de Californie, on rentrait à la maison.

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