#nouvelles | Laurent S., Manger la langue

Table des matières

01 Le classement de mes livres

02 Les marchands de rêves

03 Les quatorze choses

01- Le classement de mes livres, un problème gastronomique.

Le classement des livres dans ma bibliothèque est un problème insoluble ou presque insoluble. Je m’explique, dans ma bibliothèque, il y a deux catégories de livres, deux mondes qui divisent l’espace, les livres que j’ai lus et ceux que je n’ai pas lus. Dans une bibliothèque publique, le classement est fait en grande partie pour des lecteurs n’ayant pas lu les livres qu’ils cherchent. Si je veux un classement pour les livres que je n’ai pas lus, le classement classique par genre, blanche et polar, puis par auteur dans l’ordre alphabétique me convient parfaitement, mais pour les livres que j’ai lus, il me faudrait un classement tout autre, un classement par goût : amer, sucré, acidulé, alcoolisé, salé, poivré, ou par type : amuse-bouche, entrée, poissons, viandes, entremets, dessert, plat familial, roboratif, friandise, etc…. Les livres que j’ai lus, sont des recettes de cuisine, et je voudrais pouvoir y retrouver, le miel d’une scène de compassion ou l’ivresse du rhum une nuit de tempête en pleine mer, le sucre blanc des rires d’enfant un matin d’été, l’onctuosité d’une soupe, cette tendresse qu’offre un chien à son maître, l’alcool fort d’une scène de sexe torride ou l’amertume d’une eau sale un soir de fiasco, le marc de café de la brume des marais, le parfum du goudron brûlé sur des routes d’été, les miettes du biscuit trop sec qui restent sur la nappe, ces petites traces de l’amour d’une vieille femme pour sa fille, la gorge qui se rempli de vomi aux bruits du monstre et la crème chantilly du Saint-Honoré d’un bon père, les livres que j’ai lus, je ne les ouvre que pour y chercher quelque chose de connu, une précision, une émotion, je ne les relis pas pour le plaisir, je vais les goûter, je vais y chercher un tour de main. J’ai quelquefois l’envie de ne plus acheter de nouveaux livres, mais à chaque nouvel arrivant, je me sens un peu plus riche, je ne lirais jamais l’ensemble des livres que je possède, et si par instant une culpabilité m’envahit, elle disparaît quand je regarde ce trésor, cette réserve verticale dans ces colonnes blanches, le nouvel arrivant n’est plus qu’un aliment de ma bibliothèque, il se fond parmi les autres. « De l’or, de l’or Monseigneur ».

02-Les marchands de rêves.

Dans le monde de mon enfance et de mon adolescence, il n’y avait pas de librairie, et si il m’est arrivé d’en apercevoir une au cours d’un périple, c’était pour moi une boutique réservée aux vieux, dans laquelle les livres valaient cher, étaient ennuyeux, une boutique où il ne fallait pas faire de bruit et où le vendeur vous observait comme un voleur potentiel, je crois que les choses n’ont pas beaucoup changé, dans les librairies que je fréquente aujourd’hui je ne croise que des gens de plus de vingt ans, et quand on est un enfant, vingt ans c’est déjà vieux, la littérature reste un art pour les vieux enfants et les jeunes vieillards. L’accès au livre, à l’acquisition d’un document imprimé qui m’appartienne, c’est loin. Je crois que le premier endroit ou je sois allé qui ressemblait à une librairie devait être la FNAC, j’avais quinze ans, j’étais là pour une une raison essentielle, on y vendait aussi de la musique. Mais avant la FNAC, j’ai possédé, lu et relu des textes importants, des paquets de rêves en revue. La première revue qui me vient à l’esprit est : La pêche et les poissons. J’ai attrapé grâce à cette revue des brochets d’un mètre, des truites de plusieurs kilos, des tanches, des perches, des sandres et bien d’autres espèces. J’ai pratiqué dans les torrents de haute montagne la pêche à la mouche, dans les lacs de barrages j’ai pêché au poisson mort, j’ai longé tous les grands fleuves et arpenter les berges des petites rivières françaises.
L’autre revue que j’ai lue et relue, c’est Système D, le monde pouvait être changé avec trois vis et deux boulons, tous les problèmes avaient une solution, je pouvais fabriquer un karting, un catamaran, une tronçonneuse, un court de tennis, rien n’était impossible, il fallait juste le vouloir. Ces revues étaient vendues chez tous les marchands de journaux de France, je ne les demandais qu’en période de vacances, donc quand mon grand-père partait faire les courses, casque rouge sur la tête, blouson beige et tenue impeccable, j’attendais son retour avec impatience, quand il me tendait mon exemplaire, j’étais heureux, chaque article serait lu vingt fois. À l’âge adulte on découvre cette possibilité d’acheter à l’envi, mais le plaisir d’attendre et de douter qui existe, car le résultat ne dépend pas de nous, ce plaisir à disparu avec ce : on prend, on paye. Il n’y a aucune morale dans ce constat, juste un peu de nostalgie. Techniquement, j’étais certainement un excellent pêcheur, pratiquement un tout petit pêcheur, mais j’étais un très grand rêveur. À l’âge de douze ans je me suis mis à lire des livres, j’ai commencé par Bob Morane et docteur Strange que j’empruntais à mon frère, puis Henri Troyat, Kessel et Exbrayat qui appartenait à mon grand-père, puis Steinbeck, Caldwell, Sartre et Camus qui eux appartenaient à mon père, mais à ce moment-là, mon enfance était déjà loin, j’étais dans le monde présent et j’avais appris à dépenser un peu d’argent, à consommer. Depuis quand j’entre dans une librairie, impatient à l’idée de trouver un trésor, dans un coin de ma tête, je sais que je suis chez un marchand sympathique, qui contre une somme donnée serait prêt à me vendre sa boutique entière de « trésors ».

03- Les quatorze choses perdues

-1/ L’Ambroise au lit de gravier
-2/ Le couteau noir
-3/ Le château aux murs
-4/ Norbert et Robert
-5/ La maison au figuier
-6/ L’aquarium du restaurant
-7/ Les poucettes du château d’Oleron
-8/ Le chêne de mille ans
-9/ Celle qu’on va retrouver demain
-10/ Son banjo et son violon
-11/ Le silence de ce monde
-12/ Son rire inconnu
-13/ Le regard du prisonnier
-14/ Le gâteau battu

Le château aux murs était posé sur un escarpement rocheux, là au fond de la vallée, il guettait l’arrivée des étrangers. Il ne restait plus aujourd’hui de lui que les murs, les façades, tout ce qui pouvait être pris avait été pris, les hommes avaient fait leur besogne. Je l’ai découvert un jour, j’étais prévenu, mais quant à la fin d’un chemin, je l’ai vu devant moi, me surplombant de plusieurs dizaines de mètres, j’ai eu peur. Je ne voulais pas que nous restions là, pour la nuit. Je crois que certains d’entre nous se sentaient protégés par ces murs, une construction de l’homme pour abriter les hommes. Le monde avait mis tant d’énergie a effacé ce lieu, qu’il devait y avoir une raison dangereuse à cela. On était quatre, quatre humains, combien étaient-ils ? Autour la forêt attendait, elle savait.



A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

12 commentaires à propos de “#nouvelles | Laurent S., Manger la langue”

  1. Entièrement en phase avec ce portrait du lecteur gourmet qui met en bouche pour lui-même en priorité, en les accueillant et en les déplaçant au gré de son appétit, son étalage de bibiothèque personnelle à l’horizontale comme à la verticale. C’est ce que je fais avec délectation en priorité pour la poésie , mais pas que…J’imagine le cuisinier avisé et peut-être pagailleux à ses heures qui faut chauffer les plates et apprête les desserts et les plats de consistance. « Les livres que j’ai reçus, dis-tu, sont des recettes de cuisine ». On n’est jamais obligé de les mettre à nos sauces. En tout cas tu as rouvert ( hélas !° mon appétit… Mais on est chez Gargantua, non ?

    • Merci Marie-Thérèse. Oui pour les livres lus des recettes que j’ai aimé, pour les inconnus, une promesse de délice, mais ces recettes annoncées par un serveur, nous déçoivent parfois.

  2. Je vais essayer de penser à ton texte la prochaine fois que j’ouvrirai un livre. Ça devrait m’aider à mieux lire. Avecvplus de sensualité. De simplicité aussi. Quelque chose de direct et enfantin.

    • Merci, direct, enfantin, sûrement , je crois que comprendre ce n’est pas seulement entendre, et pour comprendre vraiment, il faut assimiler par le corps et l’esprit. Les bons livres nous offrent une compréhension du monde garnie de quelques questions.

  3. J’ai quelquefois l’envie de ne plus acheter de nouveaux livres, mais à chaque nouvel arrivant, je me sens un peu plus riche, je ne lirais jamais l’ensemble des livres que je possède, et si par instant une culpabilité m’envahit, elle disparaît quand je regarde ce trésor, cette réserve verticale dans ces colonnes blanches, le nouvel arrivant n’est plus qu’un aliment de ma bibliothèque, il se fond parmi les autres.

    Merci, moi aussi, je ressens cela. Bonne journée à toi.

  4. franchement quelle belle idée que ce classement par goût qui nous donne envie ? bravo Laurent !
    mais est ce que ça va marcher pour tous les ouvrages ? je ne sais pas… quel goût attribuerais tu à Duras par exemple ? pour Proust, c’est tout trouvé !!

  5. « Les livres que j’ai lus, sont des recettes de cuisine, et je voudrais pouvoir y retrouver,.. » oh que j’aime cette gourmandise

    et même timidité m’empêchant devant les librairies

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