#nouvelles | Lisa Diez

Table des propositions
1_ de l’art de ranger ses livres
2_ histoire de mes librairies
3_ inventaire (chantier) de choses perdues

1_ de gauche à droite, de haut en bas

Les livres profitent du mistral. Composée de cinq tours profondes, la bibliothèque longe le couloir. Elle fait partie de cette petite armée de meubles rescapés du premier emménagement. Chez Ikea ils l’appellent encore Billy. Billy est en contreplaqué, Billy a été fabriquée loin, il y a plus de 25 ans. Au fond des étages les livres se serrent, souvent lus, par intuition ne seront pas relus, et devant eux, en pile, en vrac, ceux qui ont le droit de bouger, qui m’agitent peut-être. Quelques objets les accompagnent; machins jolis, petits cailloux, cendrier cassé, photos. Ce protocole d’installation n’a jamais changé, depuis la toute première dans ma chambre, lorsque j’ai eu assez de livres pour leur offrir un meuble. Je n’ai plus jamais eu d’étagère vide.

La possession, selon W. Benjamin « … une relation envers les choses qui, loin de mettre au premier plan chez elles la valeur fonctionnelle, donc leur utilité, leur usage possible, les étudie et les aime au contraire comme la scène ou le théâtre de leur destin. »

Est-ce que je me suis mise à lire pour remplir les étagères de ma bibliothèque ?

Première tour à gauche, et de haut en bas. Perchée, l’histoire souffle sur mes cheveux; compilations offertes par Georges V, celles qu’il a dirigées, celles qu’il a écrites. Ces livres soufflent le temps où je savais tout de l’hygiène en Occident depuis Rome, soufflent ce film que nous n’avons pas fait, l’histoire des peaux, du corps, du propre et du sale, soufflent la voix de cet érudit qui me raconte les lavoirs de l’enfance dans son vaste salon brun, soufflent l’odeur du bois sec, le regard insistant des statues d’Afrique, la moquette tendre. Dessous, l’étage dédié aux sorcières, celles qui n’ont pas de voix et rappellent un autre projet (un film? Un livre? Les deux) — s’est collée là depuis peu une somme noire sur le féminicide, fait mal aux mains, à ne feuilleter que chez soi, le matin. Dessous, à hauteur d’oeil, ce qui brûle; jungle espagnole mexicaine française, conquête du nouveau monde, biographies de Cortès, Codex, Malinche, Carlos Fuentes, Popol Vuh, cartes, niches : le livre que je veux écrire est devant mes yeux, tout le temps me regarde au passage, me reproche — scénographie de l’intranquillité.

Si je ne vois plus ces livres, j’oublie le désir du livre.

Ensuite l’anthropologie — se gonfle ailleurs dans l’appartement en piles sauvages, se mêle à la philosophie, à d’autres livres d’histoire, beaux livres d’expos hybrides, colonisation des savoirs, praticiens du rêve, corps et chamanisme.

Semés dans l’espace comme des graines. Du corps partout.

Tout en bas de la première tour, sociologie. Ressources documentaires, vrac de revues. À droite, deuxième tour. Là-haut dorment les psys, inutiles. À hauteur d’oeil deux étages dédiés à la poésie. Pagaille appétissante de boite à bonbons. Y piocher au hasard des couleurs, des têtes alignées, Français, espagnol, anglais, avant de prendre un bain ou au milieu de la nuit. Juste après, l’ordre classique. Fictions; romans, polars, bien rangés de A à Zweig. Décidé depuis peu d’y emmêler le théâtre qui n’a plus d’étage dédié. Les contes ont leur étagère. Les arts plastiques, la philo, le cinéma, Dostoïevski, les biographies ont leurs étages. Quelques livres se pavanent, posés de face, rappellent une expérience physique de lecture, ou une révélation.

« Tension dialectique entre les pôles de l’ordre et du désordre ». Quelque chose tourne aussi autour du vide. Je ne sais pas le formuler tout à fait.

2_ librairies, fantômes

Avant « les miennes », les siennes. Happée toute entière, ma mère est ici chez elle, la suivre à Perpignan, Librairie Torcatis, chaque été les jours de pluie, attendre qu’elle fasse son tour avide, surtout ne pas la perdre de vue, ne pas la laisser disparaitre, avoir faim, râler (la garder avec soi), elle s’énerve, les attrape comme des bonbons. En Espagne elle a ses adresses, fait le plein de fictions qui ne rentrent pas dans la valise, attendre encore des années en l’agaçant, et un jour, un beau jour  à Barcelone, librairie du musée Tàpies, soudain saisie, l’abandonner à ses histoires. Premier achat — Tàpies, par Roland Penrose. 

Certains dimanches, quand elle s’ennuie, elle descend en pyjama place des Grès pour acheter un livre. On trouve là un antre, un désordre, un jazz — réduit sans fenêtres qu’un ovni rose et blond a garni de livres et nommé Lignes d’Outrance, l’intronisant librairie. Aux pieds de la cité, elle accompagne mon adolescence. On ne saurait inventer ce lieu ni son locataire glabre et timide qui se faufile comme un poulpe entre les piles sauvages, qui scande parfois des textes sur le Che (Ignacio Taibo II) lorsqu’un client passe la porte, qui pose entre mes mains avec son air de rien Rebotier, Ponge, Pichette, les mots du monde dont j’ai besoin, petits fanzines qu’il m’offre en passant, gardez-le j’en ai d’autres, et voici l’aube avec son sac à dos sa bicyclette, il part récupérer les commandes puisque la livraison est hors de prix, chaque soir il s’endort sur le matelas rangé le jour derrière une pile, embaumé de lettres. Seul commerçant du coin à ne pas voir sa devanture vandalisée, les gamins du quartier le protègent. Je me demande longtemps s’il se nourrit, je me demande longtemps s’il est réel, lui à qui je dois mon goût pour la poésie. En 1999, il disparait, réapparait à Nantes, quelques années plus tard.

M. m’a raconté qu’il a perdu sa femme, d’un coup. Quand je le croisais rue de la Chine, il me fallait quelques minutes pour le remettre dans sa librairie. Détaché de son écosystème, ce type était méconnaissable. Virgule sombre entre les rayons, il flottait, parlait peu, ne souriait jamais, ne regardait pas ses clients, semblait indifférent, maussade même, on ne pouvait pas imaginer qu’à peine formulée une requête il avait déjà trouvé le livre en lui, ou un autre plus pertinent, qu’il allait chercher en lévitant. La librairie l’habitait, lui chuchotait les titres avant même qu’on passe la porte. Pour trouver un ouvrage précis d’histoire, il disparaissait un long moment dans l’arrière-boutique, labyrinthe secret doublé d’une cave où d’autres volumes respiraient avec elle. Plus discrète encore, elle surgissait depuis la pénombre pour noter les références au crayon gris sur un minuscule papier quadrillé puis encaisser, l’air pressé d’en finir. Cette histoire se termine avec elle, les titres se bousculent, l’oracle ne fonctionne plus, il va revendre À tout lire.

Un soir, alors qu’ils revenaient de Normandie, il s’endort au volant. Elle était libraire à Châtillon. Six ans plus tard, il a revendu le local qu’elle avait tenu durant trente ans, qui d’ailleurs n’a su devenir qu’une autre librairie. Il a fallu trois jours pour vider les lieux restés intacts, les tiroirs, les placards, les papiers cadeaux, les cahiers vierges, les livres de comptes, son odeur, les stylos, les gommes, des parapluies, des écharpes, les paquets d’étiquettes, de marques-pages, les livres qu’elle gardait pour lui, pour ses enfants, ceux qu’elle lisait pensant les  terminer, mais aussi, éparpillés, des centaines de post-it noircis de mots en lignes serrées, des titres d’ouvrages se disent-ils; La cloche brûlée, Crabes-fantômes, L’illustre, Vague foule… Le père les jette, ils ont fini. Sa fille a récupéré quelques invendus pour les distribuer aux amis, elle me donne des cahiers vierges, des crayons gris, des livres de poésie, en passant elle me raconte ces trois jours, et ce détail, comme un détail. Je relève; tu as vérifié si ces titres existent ?

3_ choses perdues

langue 
voiture de Danielle Darieux
mouchoir 
foulard Pierre Cardin orange et blanc
8 chansons pour Alain B.
librairie Place des Grès
personnage — Louise
personnage — Joe P.
personnage — Bruno
peinture — pied crucifié
lavoir 
figuier
bureau d’Aloïs Alzheimer (asile municipal de Francfort fin 1901)
os de Christophe Colomb
poussière de morte
arme du crime
baraque sur la plage d’Argelès
robe d’une Pythie

Mouchoir d’un pli
Oeil de colombe jailli d’un pli brun. Trait rose (tu le vois?) brodé sur la paume où la parure d’ange miniature côtoie les bagues qui trinquent avec la table, les mots. Roule les r. Ici c’est chez moi dit-elle. Parfum jailli d’une poche. Parfum jamais lourd sur son rire, sur son cou duveteux (le Christ aussi aime s’endormir juste là), monte, descend, roule, roule les r. Parfum de coton et de graines tendres. Force inouïe en boule, malléable allié toujours là, là, là que j’habite dit-elle. Amulette à coins d’yeux, de nez, de bouche. S’enroule torsadé dans les creux. Chez moi. 

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, la réalisation documentaire, la photo, la médiation artistique… et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif ALS) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

3 commentaires à propos de “#nouvelles | Lisa Diez”

  1. Est-ce que je me suis mise à lire pour remplir les étagères de ma bibliothèque ? Si je ne vois plus ces livres, j’oublie le désir du livre.

    C’est beau ces phrases pensées, merci, bien à vous.

  2. L’armée de meubles rescapé et cette histoire de souffle; « ces livres soufflent le temps où…  » j’aime beaucoup Comme cette dialectique à l’œuvre qui cherche aussi son vide . Merci

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