#nouvelles | Jacques de Turenne, Ranger (dans) le brouillard

Table des matières

  1. de l’art de ranger ses livres
  2. histoires de mes librairies
  3. Inventaire de choses disparues
  4. stations pour un livre #proposition5

de l’art de ranger ses livres

Pas trouvé de méthode efficace. L’actuelle (la principale) – un dos de couverture précédent un autre dos, par ordre alphabétique de nom d’auteur.  Un clavier malmené, touches de bric et de broc, tailles hétéroclites, plus ou moins alignées et enfoncées, comme le piano rouge et jaune des enfants, au son court et aigrelet, – classement interrompu par des rayonnages d’ouvrages de référence (dictionnaires – incursions du côté des sciences humaines – autres domaines) plus le rayon théâtre et poésie. Ajouter une diversité de lieux selon ceux qui sont lus ou consultés à un moment donné : bureau à l’étage avec ses rayons – l’essentiel du petit contingent, rien à voir avec les collections de milliers d’ouvrage – bibliothèques vitrées du salon, étagère de la chambre. Circulation variable et aléatoire entre les différents lieux selon les lectures du moment, selon le livre tenu en main en descendant l’escalier, celui qui vient d’être rapporté de la librairie, celui qui fait l’objet d’une recherche impérieuse… Aux livres « physiques » ajouter les exemplaires numériques stockés sur la liseuse dont il n’existe aucune trace immédiatement visible sauf taper le nom d’auteur à droite de la loupe, ou faire défiler la liste des titres… Rajouter encore le dossier epub de l’ordinateur avec son aura de mystère : lesquels dans la liseuse, lesquels seulement dans les limbes du disque dur.

Est-ce un rangement ?

L’ampleur du désastre (la défaillance du système) lorsque le livre sur le bout de la langue (va me revenir – si si je vais te le retrouver) est également englouti dans une faille de l’étagère, mais laquelle ?)

Les lus. Les pas encore. Les plusieurs fois. Les tombés des mains une fois, deux fois, trois fois. Apocalypses : deux fois, trois fois… Leur pouvoir de dissimulation, obstacle, étouffement puis soudain déchirer, soudain entraîner, soudain révéler… Qu’est-ce qui a changé ? Comment font-ils tourbillonner ainsi, écarteler ainsi, suturer ainsi : corps et mémoire dans le vertige de mots renouvelés. Me faudrait inventer des archives spontanées et éphémères : un murmure agile de notes de bas de rayonnage. Les promesses – les circonstances – les surgissements – la confusion des temps – les sensations – l’image inoubliable et oxydée du chapiteau rouge et blanc en double page – le rugissement du lion derrière les barreaux. Faudrait garder les fulgurances, faudrait les laisser s’en aller. Faudrait une bibliothèque clignotante et dedans les livres disparaissent et réapparaissent, comme le fanal des naufrageurs qui n’existent pas. Faudrait inventer un rangement fluide, qui continûment emporterait et laisserait déranger, et suivant trace et oubli des dérangements laisserait l’infiniment à désirer. Faudrait une bibliothèque déraisonnée des pages du grand jamais.

histoire de mes librairies

Librairie Lello

C’est obligatoire – un must – indispensable ! etc… Inimaginable d’aller à Porto sans visiter la libraire Lello une des plus belles et des plus magiques au monde.  Architecture néogothique : immenses escaliers à spirale, murs de livres aux couvertures anciennes, lumière tamisée dans les tons chauds : rouge profond, or. Là J.K Rowlings a trouvé l’inspiration pour inventer le décor de l’école des sorciers de Poudlard. En face de l’entrée une sorte de place, quelques arbres ? Bienvenus pour l’apport d’ombre, même encore assez tôt ce matin. (Le souvenir n’est pas très précis, on se dépêche, il faut retourner à la gare prendre le train jusqu’à l’aéroport.) Une foule dense, organisée en files d’attentes compressées derrière de grands panneaux, tenus à bout de bras par des guides. Cinq euros la visite. Départ de demi-heure en demi-heure. Complet jusqu’à trop tard. Envie tout à fait douchée. Renseignements pris J.K. Rowlings a d’ailleurs démenti : elle n’a jamais fréquenté la libraire Lello. La librairie faussaire rejoint ainsi le rayon des curiosités et appâts divers, comme à quelques centaines de mètres l’une de l’autre la véritable et l’authentique auberge de Peyrebeille (là aussi un escalier, étroit bas de plafond et moins gothique pour estourbir les têtes ?)  Nous n’avons pas visité la librairie Lello – un must – indispensable ! Par contre J.K. Rowlings a passé beaucoup de temps à écrire au Majestic, un café célèbre de la rue Santa Catarina. Obligatoire ?

Librairie Quartier Lointain 

Sous les arcades de pierres, donc sombre : la librairie est fréquemment éclairée, même en plein jour. Pas très grande avec rayonnages et tables de présentation des différents ouvrages et BD, un tropisme affirmé mais non exclusif pour la culture japonaise et les mangas (Comme le nom l’indique). En devanture parmi d’autres se côtoient la Maison des Feuilles et le dernier Pesquet. Un client commente le Pesquet et sa saturation du héros national à toutes les sauces… Discussion amusée avec la libraire sur le choix des livres en stock et sa stratégie commerciale : certains sont là pour assurer le roulement du fond de commerce et permettre aux autres, ceux qu’elle aime ! – de trouver place suffisamment tranquille, comme celui-là par exemple : elle me tend la tentative d’épuisement de G. Perec que j’ai commandé pour un atelier d’écriture. Elle me parle d’un livre qui ne la quitte pas en ce moment, va le chercher, Robert Bober : par instants la vie n’est pas sûre. Il rejoint donc dans ma main la tentative d’épuisement.

Librairie Albertine

Vient de s’agrandir. Je l’ai connue tout à l’étroit derrière sa devanture verte et l’étalage mouvant de la sélection des libraires. À l’intérieur très peu de place entre les rayonnages et les présentoirs (bacs et tables). Croisements difficiles dans l’espace restreint. Miracle des soirées au cours desquelles sont invités traductrices, traducteurs et autres écrivains. Là dans l’étroit couloir de l’entrée, devant la caisse, arrivent à prendre place, en ayant tout réorganisé, repoussé, une vingtaine de petits tabourets et chaises pliantes. On écoute on questionne on discute. (Un soir, tout au bout, à l’extrémité de la pièce, A. Markowitz et F. Morvan : ils expliquent comment ils ont fait maison en créant leur propre maison d’édition, affirment que cette activité n’est en rien dissociable de leur vie.) Albertine s’est ensuite agrandie en gagnant un second local à quelques centaines de mètres dans une rue adjacente. Un boulanger vient également y vendre du pain bio. On y fait des ateliers d’écriture. Depuis le trois avril Albertine a une nouvelle fois transporté ses pénates dans un nouveau local, plus grand, deux étages. On peut y prendre le thé, acheter du pain, regarder les reflets dans l’eau, toujours au milieu des bouquins. Je vais aller voir bientôt !

Tabac presse librairie

Est-ce une librairie ? Tourner à droite au bout de la rue A. France, poursuivre jusqu’au bout, c’est-à-dire presque à la sortie du village (on a passé depuis pas mal la mairie, en haut de la place à gauche, petit portail vert sur le côté, accès au collège), – on va atteindre maintenant les anciennes douches municipales (grand bâtiment sombre et crasseux – n’existent plus depuis longtemps.) C’est juste avant, au carrefour. Ensuite la rue continue presque en ligne droite jusqu’aux gorges de la Loire). Est-ce une librairie ? Sur le trottoir le panneau avec les gros titres du journal. En devanture parmi le bric – à- brac des objets déco, des maquettes Heller (avions militaires – voitures de sport ?), les derniers best-seller grands formats. À l’intérieur les revues à la parade, les paquets de cigarettes les friandises les bonbons les chewing-gum, encore des bouquins épais à la couverture brillante. On achète le cendrier sur pied avec réceptacle à bouton poussoir. C’est pour l’anniversaire ou peut-être la fête des mères. Le tabac presse librairie n’existe plus.

Librairie inconnue d’Aix en Provence Aucun souvenir de la librairie. Je sais (pure et inexplicable conviction) que c’était à Aix-en-Provence. Je sais que je fouillais dans les bacs de bouquins d’occasions je sais que je piochais au hasard dans les rayons. Feuilleter, reposer, reprendre, feuilleter à nouveau… Celui-là c’est l’odeur qui m’avait mis le grappin. Un parfum d’oubli et d’ancien, un peu sucré (quelques traces encore). Couverture passée, décolorée, avec les rectangles plus foncés là où le livre a été protégé du soleil par d’autres ouvrages plus petits… Un peu comme un livre – entonnoir (ou un avaleur) de livres qui iraient se réduisant à l’intérieur de lui. Un livre gigogne ? Je n’avais encore rien lui de lui. C’est l’odeur, le format fin et allongé, le dégradé de couleurs, les gouaches découpées de Julio Pomar comme autant de marque-pages. Pour l’amour de mourir de malcolm lowry (sans majuscules) aux Éditions de la Différence, 14 d’occasion au lieu de 24 (devaient – être des francs). Dans les vieilles rues d’Aix en Provence. Une librairie gigogne également. Disparue avalée elle aussi dans mes autres librairies

Inventaire de choses disparues

  1. La voiture métallique à pédales
  2. La maison de P.
  3. Les archives recopiées de l’hôpital
  4. La mallette aux bijoux fantaisie
  5. La lourde veste en cuir
  6. La cantine métallique bleue et ses inscriptions blanches
  7. Le premier Larousse illustré
  8. La Ford Taunus 12 M rose
  9. Une petite machine à écrire, rouge et blanche
  10. La chapelle de P.
  11. Le grand jamais
  12. Le petit saule pleureur dans la cour
  13. Le milk-bar
  14. Le disquaire du 16 rue de la Loire
  15. L’évier blanc
  16. La fenêtre de la cuisine
  17. Le cognement sourd du marteau-pilon
  18. Les rails incrustés dans la rue
  19. La maison aux volets fermés
  20. La neige boueuse contre le trottoir devant l’école

Elle, brune, petite, enjouée, le visage rond. Parle vite, avec un accent léger, agréable, plutôt indéfinissable. (italienne ?) Elle nous dit qu’il est là, bien sûr on peut le rencontrer, ça lui fera plaisir, Bruno tu peux venir !? Il sort de la pièce jusqu’ici inaperçue, porte dissimulée derrière un angle, en retrait du bureau. Grand, mince, cheveux blancs, regard légèrement embrumé, simple et élégant. Sourire doux. Notre première acquisition à la galerie c’était quelques jours à peine avant les évènements et la suite incessante des bouleversements. Depuis un malheur enduré tant bien que mal cède place au suivant en approche rapide, la plupart du temps infligé à l’homme par l’homme – mais peut-être en a-t-il toujours été ainsi, impossible de s’isoler, constamment assailli, le reproche tout prêt quand l’envie de fermer les écoutilles prend trop fort : pas possible d’être aussi égoïste, se foutre de tout ! (Une autre mauvaiseté, celle de base en somme, la mère de toutes les autres ? – mais que faire : sur le fil. Constamment entre se préserver et sombrer.)  On reconstitue à quatre le déroulement : lui attentionné et précis contre le mur blanc, elle assise derrière l’écran, nous deux debout à se jeter des coups d’œil pour vérifier l’accord des mémoires tout en évoquant. À l’époque la jeune femme qui tenait la salle d’exposition nous avait dit qu’ils étaient absents pour un nouveau séjour à l’étranger – sont de grands baroudeurs, Mexique, Inde, Afrique – ont d’ailleurs dû écourter pour ne pas se retrouver bloqués comme tant d’autres. Leur amie n’a pas su nous faire parvenir la facture et le certificat d’authenticité, mais elle va y remédier tout de suite. Elle lance sa recherche dans l’ordinateur pour retrouver la photographie, ses dimensions, l’année. Pendant que défilent vignettes, noms et dates, on raconte l’extraordinaire : la nouvelle fenêtre apparue dans le mur ! Des heures à rêver, écouter ce que se disent les passants, des bribes de conversation où s’accrochent des lambeaux de phrases venues de plus loin encore, des gestes, des visages disparus, d’autres inconnus ; des embruns du large et des sirènes de bateaux sous les cris d’oiseaux ; des heures à se sentir embarqués, va savoir comment, soulés de voyages, pendant toute l’interdiction de sortir. Pour cette raison aussi la venue d’aujourd’hui, retour à la source ! Maintenant on se promène de tableau en tableau, les mains dans le dos, une balade du dimanche en famille sur les quais. C’est nouveau vous ne faisiez pas ça quand on était venus, c’est impressionnant – un coup de zoom ! À côté des plus grands tableaux (aplats de couleurs vives, formes cernées d’un trait noir, scènes faussement naïves d’un temps révolu, moissons, ports de pêche peints depuis plusieurs points de vue, différentes perspectives, maisons resserrées, façades blanches, toits bleus, barques, fêtes au village) – en format plus réduit, allongé, vertical ou horizontal, un détail soudain surgit : des pécheurs dans l’ombre, occupés à ramender leurs filets au bord de la ruelle vibrante, tendue entre deux petits phares vert et rouge. Des silhouettes attroupées devant les étals du marché. Une rue traversée de passants universels et familiers. Les cadres étroits enclosent des moitiés de barques de pêche, retiennent quelques corps tronqués comme si les médaillons de vie tombés des grandes toiles s’étaient pris à grandir, pousser jusqu’au débord et l’engloutissement dans l’immaculé souverain : autour des îles et archipels l’océan inépuisable, l’immense réserve blanche d’où percent les rivages. Oui mais vous comprenez c’est plus de mille sûrement, plus de mille tableaux depuis que j’ai commencé quand j’avais vingt ans – alors toujours je cherche de nouvelles compositions, de nouvelles façons parce que sinon, comme tous les artistes, je m’épuise… – tenez là par exemple regardez : avant quand je les peignais aux moissons c’était toujours en surplomb – depuis quelque temps je m’approche je suis au même niveau mais toujours je garde la même idée, la même conviction, il faut laisser de la place… c’est très important, je fais très attention, laisser de la place, que chacun puisse entrer dans le tableau, y rencontrer les scènes et les histoires qui lui appartiennent, raviver les oubliées et même parfois frôler des mémoires inconnues. C’est ça mon idée, tout le temps, depuis que je peins. Pas trop de détails, pas d’expressions marquées, seuls des rappels discrets, des mirages de vie pour tout le monde. On poursuit en silence le tour de la galerie jusqu’à la grande porte vitrée tout au fond. Derrière, une petite terrasse, un mur bas en pierres foncées, la rivière de cascades. Il ouvre. Vous entendez la puissance ? cette énergie ! c’est la nature, la vie ! Quand on part pour aller dîner chez des amis, à la campagne, on n’a pas du tout ça ; tout de suite ça nous manque, quelque chose ne va pas – comme une partie du monde qui serait amputée. Sur la terrasse des sculptures en résine, un salon de jardin aux courbes de racines et de volutes ( comme les meubles de Gaudi à Barcelone) des statues en fer rongé, dont, sur un cheval à l’arrêt une cavalière altière au cou démesurément étiré, presqu’un fil ; tout au bout une tête fine (ces visages graciles des femmes du Burundi) une goutte dans un élan infini vers le ciel, rouille contre gris… ; il referme, reprend la longue conversation avec lui-même : …les remous de tout ce qui disparaît, c’est ça que je cherche…

Stations pour un livre

C’est un immeuble minable. Orphelin. Petit, quatre ou cinq étages. Un cube autrefois blanc et jaune posé sur le parking. Pas de balcons. Du linge défraîchi suspendu à des arcs de ficelle sous les balustrades grises. Une déconfiture d’immeuble à la dérive. Les voitures sales, vieilles, une sur quatre parpaings, sans roues ; l’autre – capot levé, digère lentement un corps. L’homme sans tête, survêtement. Bien sûr la porte d’entrée émiettée, les boîtes aux lettres défoncées, certaines un trou béant à l’emplacement du nom, d’autres surchargées de patronymes sur des étiquettes de cahier collées à même…, bien sûr les escaliers crasseux, la lumière miteuse, les godasses en vrac les trottinettes en tas devant les portes, débordant sur les paliers,  bien sûr un tapis roulant d’odeurs entremêlées et indéfinissables, avec parfois des rires des appels des cris – ça rebondit sur les marches – ça roule – plus rien – une porte claque – des tours de clés résonnent comme on imagine dans les prisons. C’est un immeuble foutraque à la dernière limite de la ville. Après lui déjà c’est la campagne, les premiers soubresauts de vert, timides, et pas bien plus loin les premiers prés, les arbres. Tout au loin à l’horizon d’une certaine fenêtre le ciel changeant rabote un peu plus les collines… Dans le souvenir on entre dans un couloir étrange, tout en longueur, une déambulation longue d’un rêve sans contours. On a laissé l’humidité du hall d’entrée, le froid de l’escalier, le fer noir de la rambarde, l’écho des voix entre les murs de béton, on a poussé la porte de l’appartement, refermé, on avance maintenant dans un brouillard légèrement bleuté et feutré, ça n’a aucun sens on se dit, on avance toujours, on dépasse des portes que l’on ne franchit jamais. Les murs garnis de rayonnages solides on glisse entre des épaisseurs de livres, des superpositions de livres, des chevauchements des entrecroisements, la voix dit ça isole bien des bruits, et de l’humidité, en plus ça garde la chaleur. On suit le dos de la voix (sa tache floue dans la brume azurée), la voix rit, on avance encore, on a peur de perdre le dos de la voix dans le brouillard, le brouillard pénètre dans la tête comme la fumée lorsqu’elle inonde les narines et les poumons ; on avance dans l’écho de la voix comme si on était son propre reflet ou un fantôme, on avance encore on s’accroche à la voix on a peur de la perdre alors on…

Ça me fera vraiment plaisir après tout ce temps ! Je me ferai une joie ! – oui une vraie joie. Pas si souvent que j’ai de la visite et puis à vrai dire je ne cherche pas trop ! J’aime bien ma solitude et les histoires qui s’inventent à ma table. Souvent je copie les noms sur les monuments des morts au milieu des places et d’un coup parfois, c’est inexplicable, ça fait devenir des personnages. Incroyable, l’instant d’avant je ne savais rien et puis je reprends le carnet, je lis les noms et sans savoir comment, inexplicable oui, j’entends des mots je vois des bouts de visage – alors je commence à noter, c’est absurde, ça ne ressemble à rien, mais j’écris, j’écris encore. Il me faut du temps en grande longueur droite devant moi. Beaucoup de temps. J’oublie de manger et de boire, alors je fais un thé et puis j’écris encore, je ne sais plus trop ! – les gens me prendraient pour folle mais ça m’est égal, c’est comme trouver des familles et des histoires d’accueil. Toi c’est pas pareil. Ça fait tellement longtemps aussi. Après on a rapidement raccroché – qui le premier ?

Toujours je suis impressionné par les qualités impossibles de celles et ceux qui écrivent des livres. Si on me demandait de les nommer je ne saurais précisément lesquelles : ténacité – imagination – discipline – érudition – confiance… C’est un grand mystère. Un mélange. Un dosage subtil avec ses rondeurs, ses acidités et ses douceurs. Des aptitudes, du travail, de la conviction. De la passion. La sagesse de ne pas vouloir terminer avant d’avoir seulement commencé. Je ne sais pas ce qui me fait le plus défaut à m’échouer régulièrement dans un immense désert, l’en deçà total de l’abandon (ou son envers, la doublure en quelque sorte.) Une perte radicale de repères et d’envie, une grande équivalence de tout avec tout et débrouille-toi avec plus rien. Forcément l’imaginer assise à sa table, emportée par ses personnages et leurs petites vies (elle n’écrit jamais rien de grandiloquent – a commenté religieusement la météo de son quotidien – pas que du drôle, a eu son lot de drames – s’obstine à dire la vie est belle, la vie est un aiguillon dans la chair, une rivière de frais immense et clair pour renouveler le baiser de la soif.) forcément… J’ai pour ma part renoncé. À force d’épuisement. Mais comme j’expliquais : pas crevé de fatigue, emporté dans les grands torrents d’écriture et la sarabande des mots, non d’un coup plus rien, blackout total. Elle – se fait toujours des joies. Navigue avec les phrases comme la pluie émulsionne les pas dans la ville. J’ai promis de venir donc, sans annoncer de date. Je me connais. (Le grand tarissement, un fléchissement du corps et de l’esprit noués, l’inappétence du vivre etc…) Je ne savais pas pour le couloir des livres mais je connaissais depuis longtemps sa passion. Elle parlait parfois dans ses lettres d’une substance invisible qui fait tout tenir, reliant les hommes entre eux ainsi que jusqu’aux plus petites choses de l’univers, et comment les livres racontent cette magie là qui n’a pas de prix, ça vaut son pesant d’heures et de mal de dos, même finir en larmes de fatigue et brouillard de lettres sur l’écran ; tout ça n’a aucune importance parce que la grande liberté trouvée sur les ailes des bouquins c’est survoler le monde – entendre les désirs des hommes – écouter leurs peurs aussi – ça n’a pas d’équivalent quand ça t’arrive : naître à nouveau en éclats, chaque fois une révélation, un miracle fulgurant…

Une image. Une chambre. Petite aussi. Dans les tons de vert. Est-ce le grand arbre derrière la fenêtre ? Le chemin rouge et croûteux comme une langue de feu éternellement refroidie sous le feuillage à contre-jour ? Le couvre-lit pelucheux avec des torsades ? Un lit ancien avec du bois brillant aux formes lourdes et arrondies. Une voix parle et énumère. Elle pointe du doigt. Elle sent le vert. Comme la couverture cartonnée du livre. Dure et brillante. Dedans le monde saute au visage comme jamais. Éclatant. Le monde tressé à la voix, à la chaleur de la voix, le monde en carton vif posé sur les cuisses de la voix. Rangé en planches colorées. On est saisi comme de tirer un rideau d’un coup on plonge presque aveuglé dans les mirages. On avance encore.

6 commentaires à propos de “#nouvelles | Jacques de Turenne, Ranger (dans) le brouillard”

  1. c’est cela oui (je garde l’idée, zu stade d’idée, de la bibliothèque clignotante) – s’ajoutent pour la si pratique bibliothèque numérique les texts emprisonnés dans une liseuse qui est morte

  2. les tombés des mains qui soudain…Expérience partagée de ces livres longtemps rétifs qui un soir… Comme s’ils attendaient que l’on soit prêt. Pas faute parfois de les avoir commencés, abandonnés. Et soudain. Le kairos. J’aime bien savoir qu’il y a cette réserve de livres à lire. Je pourrais même en dresser la liste.

  3. que j’aimerais suivre ce couloir entre remparts de livres et cette voix avec du rire et sa passion des livres comme une invite à l’y accompagner
    sur les ailes des livres

    et puis « Le monde tressé à la voix, à la chaleur de la voix, le monde en carton vif posé sur les cuisses de la voix. »

    sourcier d’u monde merveilleux vous êtes

  4. #4stations
    Merci Jacques de proposer cette solution graphique au « Elle – se fait toujours des joies » qui est toujours délicat à faire entendre au lecteur (l’équivalent du « El » ou « Ella » en espagnol qui explicite le pronom personnel toujours sous-entendu par omission grâce à la forme conjuguée du verbe, alors que le français ne fait pas la distinction entre pronoms conjoints (il, elle, ils, elles) et pronoms disjoints (lui, elle, eux, elles) pour le féminin…
    Sinon, bravo pour l’écriture ! On sent le savoir-faire. C’est riche, inventif et mystérieux.

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