Recherche sur la nouvelle #3  // Samuel Bobin 

J U D I T H  S C H A L A N S K Y /  I N V E N T A I R E  D E  C H O S E S  P E R D U E S  

1-  la tasse à café en forme de soulier du potier anarchiste 

2-  un parapluie français à l’achat longuement réfléchi   

3-  le sac de tissu vert à capuche solidaire (si pratique)

4-  le grand chêne remarquable de la maison nomade 

5-  les deux colonnes de la colline du Montaiguet 

6-  les cent premiers mètres du chemin de la Plaine des Dès

7-  la cassette usée de Paris-Texas

8-  des samples berbères pour un arrangement de Caravan (Duke Ellington)

9-  le chien Woufi à tête dodelinante pour tableau de bord de Mercedes trouée

10- un chèche palestinien (et son kilo de marijuana parti en fumée)

11- des lunettes à verres ronds pivotables 

12- le silo à grain de la Guiramande

13- le premier disque compact du groupe (quatre titres)

14- la maison de la grand-mère à Rungis (et sa balançoire au fond du jardin)

 
Le grand chêne remarquable de la maison nomade 

Après ma séparation en 2016, j’ai vécu deux ans en solitaire dans une baraque prêtée par une amie. Sa maison de campagne restée vacante suite au décès de sa mère devait être mise en vente rapidement. Dans cette région, l’immobilier flambait. Le terrain passa en zone constructible. Mon amie envisagea d’abattre le grand chêne situé au centre du jardin. J’ai d’abord minimisé sa décision, pensant que l’arbre séculaire serait épargné. Pourtant, au printemps suivant, depuis mon lit, j’ai entendu le gémissement des tronçonneuses monter dans l’air. Elles étaient deux, geignantes en canon vers le ciel, se contorsionnant l’une l’autre dans des cris de nourrissons à fendre les tripes. Leurs hurlements donnaient voix à la douleur du chêne silencieux. Leurs chaînes perforaient ma carcasse. L’heure suivante, le grand chêne avait disparu, laissant un vide monumental dans le jardin.

Chacun sait que tout être quitté passe par le déni. Tout en soi se met en branle pour bafouer l’évidence. On se construit des barrages à l’intérieur pour éviter que nos digues ne cèdent. On sait pourtant au fond de nous-mêmes que seule une poussée extérieure peut rendre tangible l’inéluctable. En témoins désarmés, impuissants face à la tournure que prend le réel, nous optons pour une destination quelconque. Il faut s’arracher pour survivre. Suivre la piste d’un espoir à bon port, sans même avoir idée de quel sera ce port. Pour moi, le premier coup frappé à la porte de l’évidence fut la tasse en forme de soulier qu’elle brisa dans la tempête d’une énième dispute, dispersant son trop-plein dans l’éclat de la terre cuite. Achetée entre Millau et Nîmes, cette tasse (dans son aspect réuni) avait la forme d’une bottine de cuir tordue médiévale. Elle donnait l’impression à celui ou celle qui la regardait d’être penché sur un navire en trompe-l’œil. Dès le départ de Millau, l’ambiance avait été électrique entre nous, saturant l’habitable, et nous avait obligés à faire diversion de nous-mêmes. Machinalement, elle m’avait ordonné de suivre le panneau « artisan » comme une sorte de voie de détresse, une question de survie. Elle me criait dessus à chaque bretelle puis elle a attrapé le volant pour nous stopper net devant la maison de l’artisan. La bâtisse était ouverte, mais sans personne dedans, juste une cloche en guise de sonnette et un papier sur la porte. Nous sommes entrés dans l’atelier. Des céramiques étaient posées sur des étagères, certaines pas encore passées au four, mais toutes très élégantes. Sur l’une des planches, j’ai vu la collection des tasses en forme de soulier inclinés, que l’artisan avait dû galber en délicatesse quand la terre était encore molle. Nous sommes restés longtemps, seuls ; puis le potier est apparu. Il ne semblait pas alarmé. Il portait sur son visage le flegme des fin d’après-midi (il était environ 16h) et parut surpris qu’on veuille lui acheter quelque chose. Il hésita sur les prix, marmonna qu’il revenait des brebis en haut des cimes. Il respirait une  désinvolture fascinante, la nonchalance des hommes défaits de toutes obligations sociales. Peu bavard, il ne nous retint pas. Nous payâmes et reprîmes la route. La tension à nouveau s’infiltra dans l’habitacle de la voiture, insidieuse. Comme un orage prêt à surgir.

Préavis déposé, nous devions rendre les clés à la fin juin. C’était acté. J’avais quinze jours pour quitter le nid conjugal et trouver un logement d’appoint. J’ai entreposé tous mes cartons dans le mazet, au fond du jardin de la villa, prêtée gentiment par mon amie. J’ai simplement installé mon futon dans une des chambres, déballé quelques fringues et mon matériel informatique. Je savais que mon temps était compté en tant que gardien ; c’était convenu ainsi. Ils allaient vendre, son frère et elle. Elle m’a proposé de garder les meubles dont elle se débarrassait. J’avais opté pour une belle malle de voyage en acajou Orient-Express pour y suspendre mes chemises, chiffonner mes caleçons. Un dressing portatif sur roulette digne des grands voyageurs qu’on pouvait hisser à la verticale pour en faire une penderie. Elle me promit de me laisser la malle le jour où je quitterais la maison. Je profitais du jardin, du piano droit, de l’eau de forage que je ne payais pas. La maison se transformait parfois en garçonnière ou en laboratoire à poèmes. Le soir j’en faisais un havre d’érotisme. Je n’ai jamais déballé d’autres cartons que ceux ouverts au premier jour de mon arrivée. Je gardais en permanence quelques chemises suspendues dans le coffre de voyage vertical, toujours grand ouvert à l’angle du lit. Un beau jour, j’ai dû déguerpir. Ils avaient trouvé un acheteur. Moi, j’avais anticipé. Il était prévu que je signe le compromis de ma future maison quelques jours plus tard. J’étais enthousiaste d’y poser la malle. Partir était difficile. L’idée de l’embarquer avec moi me réconfortait. Elle représentait mon campement. Désolée, la propriétaire m’annonça que la malle ne quitterait pas le giron familial, qu’elle comprenait un peu tard que ce meuble était tout ce qui lui restait de sa mère. Elle le garderait. J’ai senti un grand vide sous mes pieds, un profond désarroi. Puis la colère, un sentiment de trahison. Je partis sans payer le gaz ni l’électricité. Ma rancoeur subsista des mois après mon départ. Pourtant, ma nouvelle maison n’aurait jamais supporté l’once d’un meuble supplémentaire. Je n’ai jamais oublié le bruit du chêne qu’on débitait.

3 commentaires à propos de “Recherche sur la nouvelle #3  // Samuel Bobin ”

  1. Coup de coeur pour votre écriture et votre façon de mêler les événements de coeur et l’occupation des espaces successifs. Comment ne pas avoir envie de recueillir cet esseulé et ses objets en déshérence qui incarnent le passé et l’encombrent soudain. Et cette histoire de chêne qui fait penser à la chanson de Brassens…https://www.youtube.com/watch?v=916kmeAPdZg&t=6s

    « Chacun sait que tout être quitté passe par le déni. » voilà bien une expérience qui se passerait d’avoir à quitter les objets sans sommation. Il nous manque tout de même la version des femmes dans cette histoire. Mais le mot « groupe » a attiré mon attention, le narrateur est-il un musicien, un saltimbanque prêt à dormir où on le laisse s’installer, une cigale au milieu des fourmis, avec une coquille d’escargot sur son dos ? Le personnage donne envie d’en savoir davantage. Le sujet d’un livre ?

    • Merci Marie-Thérèse pour ces retours.
      Oui, musicien ! Gagné:)
      En revanche, je ne trouve pas votre texte sur l’inventaire de choses perdues dans le WordPress…
      Une piste ?

      Je n’ai pas lu votre texte sur la consigne #4 le livre, car je ne m’y suis pas encore essayé !…

      Bien à vous,
      Samuel

      • J »ai traité le thème de la perte sur un plan plus général car je ne suis pas très intéressée par les listes d’objets. Cela me paraît beaucoup trop artificiel mais surtout trop intime. La perte est permanente, la minute d’avant chaque mot écrit est perdue, c’est un goutte à goutte implacable, le geste et la pensée qui l’accompagnent aussi. Je suis très sensible à la fuite du temps qui rend toute tentative de maîtrise et de nomination périlleuse. Je n’ai pas encore mis tous les textes de ce cycle dans un seul document ni installé la table des matières et la liseuse. Je vais essayer de le faire dès que j’aurai l’esprit à cela et le temps ( d’autres priorités), j’essaie d’écrire au fur et à mesure directement dans l’application de ce cycle. La réécriture se fera plus tard pour aboutir peut-être à une nouvelle; mais pour l’instant c’est plutôt bric à brac de matière à ranger. Mon texte sur la perte est visible sur ce lien https://www.tierslivre.net/ateliers/wp-admin/post.php?post=149542&action=edit

        J’attends votre #04 et plus encore.
        Votre sens musical se sent dans votre écriture, il y a des silences et des pics de sens.

        Encore merci pour l’échange .

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