#nouvelles#05#Blanc et Or

La coutume familiale pour le réveillon de Noël est inchangée depuis qu’il n’est plus nécessaire de simuler le passage du vieil homme à barbe blanche et manteau rouge. Au lieu de s’ingénier à attirer les enfants crédules, loin du lieu où sont cachés les paquets cadeaux, maintenant au fur et à mesure de leurs arrivées,  les participants à la soirée déversent  leurs présents en tas devant le sapin. D’année en année, le tas diminue en hauteur mais s’étale en largeur. L’explication est simple, passé l’âge de la petite cuisine en plastique et de l’étal de marchand en bois, les jouets sont moins volumineux. Et arrive un moment où les plus jeunes aussi offrent des cadeaux. D’où l’inversion entre la hauteur et la largeur qui permet d’améliorer la stabilité de ces dizaines de petits paquets. Une fois la hauteur du tas dûment constatée, plus tard dans la soirée, à peu près entre le fromage et le dessert, les plus jeunes se chargent de faire un petit tas pour chaque convive. 

C’est ainsi qu’elle reçut un petit paquet : son premier livre. Une reliure cartonnée blanche brillante grace à son film pelliculée, un titre doré écrit à la fois sur la couverture et sur la tranche. Celle-ci bombée et agrémentée de liserés dorés s’espaçant tout du long de la hauteur. Rangé sur son étagère, elle ne voyait que lui. Un livre de grande contenant essentiellement du texte et deux ou trois images en quadrichromie réparties sur tout le volume. C’était le premier tome de sa collection blanc et or des contes et légendes, celui de la Bretagne. Une dizaine de récits, quelques pages par récit.  Elle pu le lire entièrement, toute seule sans trop de difficultés, le vocabulaire était accessible. Des contes peu connus, celui de la ville d’Ys n’y était pas.

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Le livre est resté sur l’étagère. Quand elle repassait chez ses parents, parfois elle le feuilletait par nostalgie, mais il ne l’intéressait plus. Les quelques contes étaient trop doux, édulcorés, à peine moralisateurs. Ils n’avaient rien à voir avec les contes de veillées au coin du feu, ces histoires d’Ankou, pour les soirées d’argoat ou ces marins perdus, ces lavandières de la nuit pour les soirées d’armor. Ceux qui avaient pour objectif de former l’auditoire à se méfier de l’extérieur lorsque le soleil se couche. Ceux qui s’accordaient avec les chemins creux et les nuits de tempêtes. Ceux-là étaient terrifiants, ils envahissaient le sommeil pendant plusieurs nuits. Ceux-là méritaient d’être conservés. Son premier livre la décevait. Elle le déposa, avec le reste de la collection blanc et or chez un bouquiniste, en échange de quelques Rahan.

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– La collection blanche et or. Les contes et légendes édités par Nathan à partir de dix neuf cent soixante trois. 

– Du calme, ne crie pas si fort. Il va comprendre que ça t’intéresse.

– Mais ça m’intéresse, je les lisais quand j’étais enfant, j’adorais. Surtout celui-là, celui de la Bretagne.  

– Fais-voir. Magnifique le joueur de biniou de la couverture, on dirait un fond de bol breton !

– Moques-toi. Je l’adore, je vais le négocier. 

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Elle s’ennuie. Les premières semaines, elle a fait comme tout le monde, terrée dans son deux pièces avec vue sur le mur de l’usine d’en face à présent silencieuse. Tremblante lorsqu’elle allait à la supérette du coin de la rue, masquée, gantée de plastic. Ses seuls échanges ont lieu à travers son écran. Elle a profité des week-end pour laver, ranger. Elle n’a plus rien à faire, plus rien à lire. Elle s’ennuie. Elle voyage en ligne et tombe sur un visage sculpté sur la tranche des pages d’un livre. D’une image à l’autre, elle se promène sur cette dernière destination des livres oubliés. Un détournement ultime de l’objet pour en faire un élément de décoration. Sa décision est prise, elle va sacrifier un de ceux présents sur son étagère. Tien, celui-là que son ex a oublié chez elle. Sur la couverture, un joueur de biniou entraîne des lutins qui dansent sous un dolmen. Plutôt qu’un visage, elle fera un dolmen. C’est plus simple.    

#04#Le livre barrière

Rangé au bord de l’étagère du milieu de la bibliothèque chez mes grands-parents, je ne voyais que lui. En hauteur, il dépassait les autres ouvrages sagement rangés à son côté. Sur sa gauche, son corps  massif débordait de l’étagère créant un rempart pour ses voisins de droite, empêchant leur chute à travers le vide du bord. Il était aussi plus large que les autres, sur la pointe des pieds je pouvais voir les lettres de son titre. Un jour, j’ai été capable de le déchiffrer. Sa matière était également différente, la tranche était brillante, étincelante. Le livre était lourd, j’étais incapable de le transporter seule, mon grand-père devait s’en charger. Il le manipulait avec précaution. La première fois que mon grand-père l’a déposé devant moi sur la grande table de la salle à manger, j’ai découvert qu’il avait une couverture supplémentaire, elle l’entourait et reproduisait exactement la photographie de la première de couverture ainsi que le titre. Ma grand-mère m’a expliqué que c’était un beau livre, il devait être protégé par cette double peau et lu uniquement posé sur une table. J’étais impatiente de le feuilleter. Il fallait l’ouvrir avec les deux mains de la droite vers la gauche, les premières pages suivaient le mouvement, j’accédais généralement au contenu à partir de la dixième. Dans la tranche la reliure était terminée par un ruban bicolore blanc et bleu finement entortillé. Chacune des pages était épaisse, il ne fallait pas les tordre pour passer d’une page à l’autre. Les premières fois, l’un de mes grands-parents les tournait pour moi et nous regardions les animaux dessinés de manière réalistes. Je les reconnaissais pour la plupart, ils me lisaient les noms des autres. Les animaux étaient rangés par catégories puis par continents. Chaque catégorie était introduite sur une double-page regroupant ses représentants les plus marquants. Ils se côtoyaient en dépit de l’éloignement de leurs continents respectifs. Pour les félins, le lion, le tigre, le puma, l’ocelot et le chat avaient sensiblement la même taille; en posture de sphinx ils regardaient le lecteur. J’aimais aussi beaucoup les animaux des pôles, presque tous blancs, ils étaient cependant bien visibles sur le papier glacé. Je ne m’en apercevais pas mais mes grands-parents sautaient toujours un petit groupe de page car elles n’étaient pas intéressantes. 

La première fois où j’ai pu feuilleter seule le beau livre, j’ai rejoins rapidement ce petit groupe. Sur la double page, le grouillement indistinct du boa, de l’anaconda, des vipères et des couleuvres m’a terrifié. 

Les fois suivantes, j’évitais soigneusement ce petit groupe.    

#03#choses perdues

C’est une perle, une véritable perle irisée, issue de la souffrance d’une huitre lointaine cultivée dans un pays dont j’ignore le nom. Petite, pas tout à fait la taille d’un pépin d’orange mais plus grande que celui d’un citron. Rien à voir avec la perle immense en forme de goutte de la jeune fille, celle qui grâce à un seul infime trait de peinture blanche, continue de briller après trois cents soixante dix ans dans un musée de Rotterdam, celle qui n’a jamais existé car son poids aurait déformé l’admirable lobe de l’oreille de la demoiselle du tableau. Non, c’est une perle raisonnable. Une perle pour fillette sage. Elle est sertie sur une fine bague : trois griffes entourent la bille plantée sur une cheville minuscule, le tout en or. Elle m’accompagne depuis qu’elle m’a été offerte. Elle ne me quitte jamais. Elle n’est pas récente, cela se remarque sur la base du trou, car elle est percée pour la faire tenir sur le clou du sertissage. A travers une loupe, je distingue les différentes couches de protection que le mollusque a produit pendant sa vie pour s’isoler de cette matière étrangère à sa chair implantée de force sous sa coquille. Le trou s’use, parfois la perle remue dans les griffes. Un instant d’inattention la perle est tombée. la bille nacrée a roulé hors de vue. Reste l’anneau d’or et 3 griffes usées entourant un clou.

autres objets perdus

ma première dent de lait tombée et la boite qui la renfermait

ma première flûte à bec en bois, elle connaissait seulement les premières notes du clair de la lune

la carte inter-rail de l’été 1983 qui m’a amenée jusqu’au cercle polaire,

le puzzle d’un galet fendu par le gel trouvé au pied du Vatnajokul ,

Mon teeshirt fétiche, celui qui me tombait sous les genoux ,

le dernier des géants, dédicacé par F. Page,

le disque de sauvegarde du livret de la comédie musicale  les voyages extraordinaires

#02#Vent de Noroit

Lorsqu’elle a ouvert, c’était un événement : le libraire était un transfuge d’une entreprise technologique. Au milieu de sa carrière, il quittait le confort d’un emploi salarié pour réaliser son rêve. Ouvrir une librairie. Il était, paraît-il, le plus âgé de sa promotion lors de sa formation aux métiers du livre. Ancrée en Bretagne nord, son nom claque comme le vent de Noroit. Au début, elle était de dimensions raisonnables. Elle occupait une ancienne mercerie, au rez de chaussée d’une maison en granit, en haut de la rue des chapeliers. Cette voie est raide, la maison s’aligne sur la pente mais pas la vitrine bleue qui elle reste de niveau. En conséquence la partie droite de la vitrine est à hauteur des enfants et leur est dédiée, tandis que la partie gauche surplombe la rue jusqu’à un mètre au dessus, elle est dédiée aux adultes. Au début, les visiteurs venaient en curieux. Cette librairie pouvait-elle s’aligner sur la plus grande de la région, à Rennes, celle à qui se commandait les titres rares, spécifiques que l’officine de la  Presse n’avait pas. Très vite, tous réalisèrent que oui, le libraire était peut-être tout neuf, mais il connaissait son métier. Il avait, pas tout et dans ce cas il commandait, mais déjà un choix très large. Sa devise étant d’avoir peu d’exemplaires mais beaucoup de titres. Et surtout, il savait vous retrouver sur ses étagères, le livre dont vous ne saviez plus le titre et n’aviez jamais retenu le nom de l’auteur. Il suffisait de se souvenir de l’histoire, même vaguement. Internet n’existait pas. C’était le super pouvoir du libraire, quelque soit le sujet, le genre, la tranche d’âge concernée, il savait tout et connaissait la réponse. Progressivement, la librairie est devenue une attraction de la ville parfois même elle suscitait à elle seule le voyage.

Trente années ont passé, la libraire s’est étendue en profondeur et en hauteur dans la maison d’origine. Le créateur a laissé la place à une équipe. Parfois, la réponse aux questions s’aide des ordinateurs, mais le bonheur de circuler dans les rayons est toujours là. 

#01#Pourquoi ranger sa bibliothèque ? 

Au début, ma bibliothèque s’est organisée toute seule sur cinquante centimètres d’étagère fixée au dessus de mon bureau d’écolière dans ma chambre. Lorsque j’étais enfant, j’avais quelques livres à moi. Je ne parle pas des livres scolaires, ils appartenaient à la coopérative des parents d’élèves. Il ne m’est jamais venu à l’esprit de les considérer comme des livres inclus dans ma bibliothèque. Ensuite il y avait les livres appartenant temporairement à ma bibliothèque, ceux-là venaient de la bibliothèque municipale et logeaient quelques semaines sur l’étagère, puis repartaient. Et il y avait mes propres livres, le plus souvent reçus  comme cadeaux, ils étaient de trois sortes : la bibliothèque rose, puis verte en grandissant, les contes et légendes du monde et quelques autres sans points communs. Cette première bibliothèque s’est délitée avec le temps. Il ne m’en reste rien.

Pendant longtemps, il n’était pas nécessaire de ranger ma bibliothèque, les livres s’alignaient les uns à côté des autres, dans l’ordre d’arrivée, dans l’ordre de lecture. La grande séparation concernait les tailles, format broché ou format poche, et sur des étagères plus hautes les BD. Quelques beaux livres allaient s’aventurer du côté des BD pour des raisons morphologiques. La recherche d’un volume était réalisée par mémoire visuelle, elle était assez rapide. Jusqu’au jour où  nous avons été plusieurs à partager cette bibliothèque, les livres ont commencé à passer d’une étagère à l’autre. Les retrouver demandait la lecture fastidieuse des tranches, en tournant la tête pour les tranches inversées.  

Mes bibliothèques survivaient difficilement aux déménagements, aux espaces partagés avec ma fratrie puis mes colocataires, aux emprunts, aux évolutions de mes goûts littéraires. La longévité de l’actuelle dépasse le quart de siècle, je suis peut-être parvenue à une étape fondamentale où la question de pourquoi ranger sa bibliothèque est devenue comment ranger sa bibliothèque. 

Le classement par ordre alphabétique tel que pratiqué dans les médiathèques municipales et les librairies est facile à mettre en place. Encore faut-il choisir l’item du classement : le titre ou l’auteur ? Et pour l’auteur, le nom puis le prénom ou l’inverse ?  S’il y a plusieurs auteurs pour un même ouvrage, lequel choisir. Ou pire, pour l’auteur préféré dont on a la collection complète, quel est le sous-critère ? Le premier défaut de ce classement c’est l’aspect désordonné du résultat sur l’étagère, aucun livre n’est aligné, les très gros coincent les petits formats. Parfois les petits formats glissent le long des très gros et se perdent au fond de l’étagère, ils finissent oubliés et réapparaissent des années après fanés, oubliés. Pour éviter de remanier le rangement à chaque nouveau titre il faut attribuer des lettres à chaque étagère et prévoir des espaces vides qui peuvent le rester longtemps. Le pire inconvénient de ce classement, c’est la mémoire : c’était quoi le titre ? c’était qui l’auteur de … ?

J’hésite entre les critères, j’essaye pendant quelques mois le classement par genre, l’imaginaire côté fenêtre, la littérature classique et les essais au milieu, les policiers côté porte d’entrée, avec comme sous-critères les auteurs et une distinction supplémentaire sur le format : poches/brochés, beaux livres, pléiade. Ce classement est évident, je ne prend pas la peine de l’expliquer à mes proches. Il le faudrait pourtant car les livres recommencent à circuler entre les étagères. Lorsque l’entropie sera trop grande, j’essayerai autre chose.   

2 commentaires à propos de “#nouvelles#05#Blanc et Or”

  1. La librairie vent debout donne envie d’aller y faire un tour. Peux-tu nous donner son nom et sa ville ?
    Et les choses perdues évoquent en moi des souvenirs, pas les mêmes tout à fait, mais qui leur donnent du sens.

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