#nouvelles | Nolwenn E., 4. Petit Robert et monnayeur

Table des parties

  1. Je m’excuse
  2. Rue principale, île et continent
  3. Manquante
  4. Petit Robert et monnayeur

1_Je m’excuse

Pièces-jointes. C’est comme ça que mes livres sont dressés les uns à côté des autres sur ce qu’on a coutume de nommer l’étagère. Je dis coutume parce que les étages ont une taille domestique et portent les dos et les éléments repliés à l’intérieur des couvertures, voilà comme apparaissent, un peu austères, les étagères. Il s’en aligne et s’en superpose sur le mur ou dans le meuble mais pour contenir quoi ?

J’en reviens aux pièces jointes. Cette dizaine de milliers de pages, probablement abordons-nous là plusieurs dizaines de milliers d’individus joints les uns aux autres, n’aura pourtant pas plus d’efficacité que le mortier. Car il s’agit bien de relier par une pâte épaisse visant le ciment des parties pour ne pas dire presque mortes entre elles.

D’où l’étrange sentiment d’avoir pris mot comptant ce qui est censé rester une image, je veux dire chercher une aiguille dans une botte de foin. Il y a peu j’ai remballé, remisé la Recherche du temps perdu pour faire de la place. Il y avait cette petite aiguille que je n’avais toujours pas trouvée mais j’ai eu un peu honte du foin et du temps perdu. J’ai pensé à quoi bon ? Mon pragmatisme avait pris le dessus.

Mais le pragmatisme, dont j’avais conservé quelques ouvrages de William James me disant celui-ci c’est bien moi, même lui, je n’en gardais qu’un engouement lointain rattrapé par une question plus forte, pourquoi tant de bruit puisque les choses sont là ? Les prochains déportés, excusez-moi, seront ces volumes de la théorie pragmatique.

À ce rythme là j’allais condamner toutes mes pièces jointes à disparaitre. Et pourtant je savais que même si elle ne servaient à rien, même si l’individu que je suis n’a pas été la meilleure locataire de ces dos repliés, peinant à se transformer, jamais vraiment annexée, jamais vraiment alliée, quelque chose d’eux tiendrait comme une immense pièce jointe annexée à ma vie. Ne m’étant jamais rendue à eux, nous nous sommes néanmoins étreints. J’en reviens aux pièces jointes, aux visses, écrous, chambre intérieure, boui boui, cabane, et feuilles, chaque partie qu’il faut faire tenir à une autre et à l’ensemble, sans oublier la précédente. 

Le plus petit livre de ma bibliothèque mesure 1,5 centimètres de haut. L’artiste l’a fabriqué puis enfermé dans un flacon. À côté j’ai introduit de l’encyclopédie broyée dans tube à essai. Un poids en fonte de 50 grammes soulevable par un petit anneau et des cartes  porte bonheur sont posées à côté, façon apparition des Dalton du plus petit au plus grand. Ces objets aussi sont des pièces jointes. La pièce principale c’est moi, mais je ne peux pas rester. 

2_Rue principale, île et continent

La librairie pleine de poussière dont j’ai oublié le nom rue Saint-Martin

La seule boutique de la rue principale dont la vitrine poussiéreuse repousse toute envie d’y rentrer et pourtant on y entre, on salue une dame assise, une femme peu avenante perturbée dans sa lecture. Elle ne demandera pas ce qu’on cherche. Nous enquêterons nous-mêmes. Les piles posées par terre nous assurent qu’on ne va pas trouver facilement, surtout en cherchant quelque chose de précis. Mais d’idée précise, on en a pas. Ma mère repart toujours avec quelque chose et j’observe la fierté avec laquelle elle emporte sa trouvaille.

À table, la boutique sera devenue encore plus incommode et la raison d’y entrer plus impénétrable. Mais le livre, exposé comme un pied de nez. Il fallait oser et elle l’avait fait. Ma mère tenait là le défi de sa sortie en ville. La visite dans la boutique où aucun de nous n’entrait. Un magasin, dans sa belle-famille, chacun le fréquentait avec de bonnes raisons. Elle avait les siennes. Je n’ai pas retrouvé le nom de cette ancienne librairie de la rue Saint-Martin, il faudra que je lui pose la question.

Les librairies de l’île et du continent

Il y a celle de l’île et celle du continent, en face. À la ligne et L’écume des pages. La première, sur l’île, est follement attirante. Sur une île déserte trouver une caverne, à moins qu’à l’extrême pointe sauvage de ce qu’on imaginait sans nom, il soit encore possible de toucher une terre. On ne sait pas bien où la librairie de l’île prend son ancre. Elle a pour elle les corsaires, les voyages et les grandes découvertes, les femmes de l’île et les marins, les ports et les bateaux, les mers du monde et les plages de l’île d’où on fréquente d’autres plages, d’autres couleurs très claires, des lagons et des vagues et sur la place, à côté de l’église, L’écume des pages est là. On entre avec du sel sur les lèvres. On sort toujours un peu déçu par la place réservée à nos grandes idées pour celle des grandes vacances. Mais c’est pas grave, on sait qu’ici il faut beaucoup de courage pour survivre.

Mais partons dans la librairie d’en face, sur le continent. Là, on a mis de côté les ventes faciles. S’invite tout ce que nous souhaitons avec autant d’intelligence de sensibilité de liberté et de savoir tout ceci autour de nous et un profond besoin de faire corps avec ces possibles. Il faudra choisir lequel. Ce sera une petite part de possible. On la dépliera minutieusement au dedans de nous, c’est long, replié dans des suites de caractères noirs alignés. Mais peut-être assemble-t-on aussi lentement chaque gramme de soi dans le monde. En commençant par le continent.

4. Petit Robert et monnayeur

J’observe la tranche en toile légèrement rugueuse de mon dictionnaire. Je devrais penser aux trouvailles et corrections, aux ajustements lexicaux que ce volume aux coutures de reliure à peine renforcées pour tenir une masse lourde de 2841 pages de papier bible m’a offert. Je parle d’un temps que les moins de 20 ans connaissent mal où le correcteur orthographique du traitement de texte n’existait pas. Il existait en revanche des monnayeurs, un type d’appareil assez peu utilisé aujourd’hui. La machine permettait de transformer un billet ou une pièce en pièces de valeur à l’unité inférieure mais de montant équivalent. J’introduisis un billet pour obtenir à la place un jeu de pièces rondes. Le jeu tomba dans un cliquetis bruyant faisant passer le monnayeur pour une machine de casino. Je récoltais ma mise. Un gain de loto arriva : à la place du montant équivalent à la mise une somme 10 fois supérieure tomba. Je renouvelai l’opération une seconde fois puis, cette fois-ci envahie par la crainte d’être prise en flagrant délit mais poussée par la cupidité, une troisième fois. Je décidais de sortir discrètement de l’établissement dans l’intention de revenir plus tard afin de ne pas attirer l’attention plus avant sur le phénomène. Dans l’après-midi, je me rendis à nouveau près du monnayeur en dissimulant mon larcin commis quelques heures plus tôt, c’est à dire en cherchant à paraître aussi anonyme que lors de ma première visite mais plus encombrée par mon intention. J’intervenais cette fois-ci dans le but d’utiliser le monnayeur et d’optimiser ma mise. La balance de la machine avait dû être réglée car un jeu de petites pièces tomba d’un montant équivalent à la somme introduite. La multiplication avait cessé. Je me demandais à quelle fin utiliser ce gain pour lequel je n’avais pas commis d’infraction mais pas non plus fait preuve d’une grande honnêteté. Une idée s’imposa qui rachetait délibérément l’ensemble de mon geste : j’allais acheter un dictionnaire du Petit Robert. Un ouvrage pour lequel j’entretiens, comme pour la langue qu’il corrige ou la définition qu’il renseigne, ou encore les nouveautés lexicales qu’il aiguillonne, une impression de fraude et de chance inespérée.

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

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