Impossible retour. Impossible.

Les essuie-glace ont de plus en plus de mal à gommer les flocons qui fouettent le pare-brise, loin devant, des feux clignotants précèdent, que nous rattrapons malgré la tornade, deux chasse-neige côte à côte ouvrent la voie, légèrement décalés , attaquent et repoussent en biais la couche de neige épaisse, congères en formation sur les bordures, projection de sel par semoir rotatif à l’arrière, dépassement dangereux, disons impossible, voire interdit, pour aller où ?, pour enfouir les roues dans la neige fraîche, avancer vers l’inconnu floqué, glacé, sensation de ralenti comme sur ces voies de détresse pour camions fous, bordent les descentes d’autoroutes, lits de cailloux freins minéraux, mieux vaut patienter, rassurés par l’avant-garde mécanique couleur minium crasseux, projecteurs avant et arrière. Maintenant, perspective effacée par les faubourgs, puis lumières de la ville blanchie, jusqu’à l’hôtel. Stop, cheminement bref, trottoir dégagé, deux pelles de plastique bleu s’égouttent sur le large paillasson du hall, clé récupérée, ascenseur feutré. Dans la chambre, changer de chaussures, passer un pull et un appel téléphonique à I., décrire le paysage vu de ma fenêtre, esthétiser pour ne pas inquiéter, doit me rejoindre en train dès demain, prévu balades, photos, musées pendant mes conférences, cette semaine : « les aqueducs romains d’Europe, Pont du Gard, Tarragona, Segovia, Teruel… « , quitter l’hôtel pour dîner, peu de passants, parapluies aveugles, tournés comme des boucliers contre la bourrasque, repliés, égouttés à la hâte à l’entrée du restaurant, abandonnés dans le cylindre de cuivre, passer le sas entre les tentures, chaleur enfin, abandon, jambes allongées sous la table, mais le bassin glisse sur la chaise de bois sans coussin ; menu, choisir comme toujours entrée plus plat, service rapide, bière mousseuse en attendant, repasser dans ma tête caractéristiques architecture, dates de construction, références historiques, biblio, salade vite avalée, puis jarret de porc garni, gastronomie, attention aux factures, régler au comptoir quitter le vieux quartier, déjà les trottoirs sont recouverts, couche blanche sur le gris sale dans les rues, rien n’annonce l’accalmie, les flocons petits, froids, paraissent noirs dans la lumière des réverbères. Il fallait regagner l’hôtel avec prudence, les risques de glissades avaient augmenté pendant mon repas, quoiqu’anticipant le verglas, les riverains, habitants habitués, disciplinés, bien équipés, approvisionnés, sacrifiant quelques heures de sommeil –ou de télévision- étaient en train de balancer de larges pelletées de sel sur les trottoirs, je me rappelais les boîtes à sable des tramways de Lisbonne placées sous les sièges avant, entrouvertes pour escalader sans patinage les rudes pentes de l’Alfama ou de Graça, j’oubliai la douce chaleur lisboète, ses bruits de ferraille aux étincelles bleues, retrouvai ma chambre-cocon silencieuse. Rappelé I., inquiète, les divers pays d’Europe s’entourent de barrières aux frontières… la pandémie affole les systèmes de santé, les hôpitaux sont débordés craint de ne pouvoir quitter Göteborg, informations contradictoires circulent, allumé la télévision, état de « guerre » contre le virus, couvre-feu, quarantaine, retour impossible ?

Impossible.

Quelques instants plus tard… Ma chambre était retenue, je n’avais même pas besoin de prononcer mon nom. Une femme en blouse grise m’accueillait déjà, quittant son étroit guichet. Je remarquai le numéro à 7 chiffres cartonné à hauteur de poitrine. On l’avait prévenue de mon arrivée. On lui avait demandé de réserver une chambre pour un Enquêteur, durée de séjour indéterminée. On avait l’habitude de loger ces messieurs dans son hôtel…. Il me fallait lui remettre mon passeport en échange d’un bordereau et d’un numéro provisoire figurant sur un carton épinglable, à porter lors de mes déplacements. Il fallait, dès le lendemain matin passer une visite médicale au bloc 7 – »simple formalité, rassurez-vous »-, puis aller au bureau de recensement, bloc 8, prendre la file réservée aux étrangers, un certain temps d’attente à prévoir…. Enfin, il me fallait gagner ma chambre (n° 24) « couvre-feu  entre 23 h et 7 h. » On avait imposé ce couvre-feu en raison d’une alerte sanitaire touchant quelques pays voisins. On en ignorait la durée, on n’avait pas confiance dans les informations transmises par les autorités sanitaires de l’étranger…. Il fallait hâter le pas pour rentrer, j’avais quitté le restaurant à 22h30. Les trottoirs inégaux m’obligeaient à une démarche attentive. Au milieu de la nuit, on frappa à ma porte. Une voix féminine inconnue demanda si je ne m’étais pas trompé de chambre… Je dormais mal, je décidai de ne pas répondre, j’avais déjà été victime de propositions équivoques lors d’un séjour dans un pays frontalier. La voix se fit cajoleuse, je ne m’étais pas trompé… Le lendemain matin, j’eus la surprise de reconnaître, à l’accueil, mon chauffeur de taxi de la veille, tout sourire et courbettes…. Comme il me fallait aller à la visite médicale, je sautai le petit déjeuner. D’après le plan affiché dans le hall, je devais traverser toute la ville pour atteindre le bloc 7, je priai le moustachu d’appeler un taxi. Il leva les bras au ciel et je finis par comprendre qu’ils étaient en grève. On me conseillait de prendre le bus 66 jusqu’à la place Ronda, proche du bloc 7. « Et n’oublie pas ton numéro ! » Je remontai dans ma chambre, épinglai mon carton n°0000001, traversai la rue, sautai dans le bus 66. Dans ce bus brinquebalant, on allait de place ronde en place ronde, la ville semblait un assemblage d’étoiles vers lesquelles convergeaient cinq à huit avenues, telle une chaîne de polymère, tel un réseau neuronal dont les liaisons, les axones, étaient parcourus par des véhicules figurant pour moi des électrons. Sur les places un édifice central, rond lui aussi (me faisait penser au vieux Cirque d’Hiver de la rue Amelot), surmonté d’une énorme boule, sorte de mappemonde illuminée de l’intérieur par des spots versicolores. Le bloc 7, parallélépipède gris aux rares fenêtres passées au blanc affichait le caducée international, accolé à la sphère omniprésente. Une chaîne tendue entre deux piquets barrait l’entrée, une pancarte annonçait la fermeture sine die, suggérait de consulter un médecin de ville en cas d’urgence. Le bloc 8 était situé de l’autre côté de la place Ronda. Je traversai, longeai l’édifice central dans lequel semblait se dérouler une sorte de compétition sportive ponctuée de cris, de hurlements joyeux, et de roulements sourds (tambours ?). A l’entrée se pressaient des habitants habillés de survêtements bariolés ; tous affichaient leur numéro épinglé sur leur poche de poitrine. Bloc 8, une courte file d’attente s’alignait devant l’entrée réservée aux étrangers reconnaissables à leurs costumes divers, une file plus longue d’hommes, femmes et enfants en survêtements patientait en parallèle face à un simple guichet de bois. Un haut-parleur éraillé diffusait de temps en temps des appels ou informations provoquant des mouvements divers. J’avais à peine engagé la conversation avec un de mes voisins quand mon nom fut prononcé : « L’Enquêteur JMG est attendu par G.P., porte E ».

C’était une porte basse, poterne intégrée à la muraille, que prolongeait un couloir mal éclairé sur lequel s’ouvraient des entrées de bureaux ornés d’initiales en caractères gothiques SANS. La porte n° 5 était entrouverte, G.P., assis à un bureau encombré de livres m’accueillait en souriant.

« Maintenant que tu es arrivé jusqu’ici, j’espère que tu ne vas pas repartir ! »