#voyages | La nuit d’avant

1. La nuit, j’attends

1. Je n’arrive pas à rester immobile dans ce lit, au bord du sommeil. Peur de m’y plonger, tendue à l’extrême, je liste dans un carnet tout ce que j’ai pu oublier.
Comme s’il était possible d’écrire l’oubli. Mais essayer de déterminer le contour de ce que je ne connais pas me fait du bien. Il est parfois rassurant d’entrevoir l’impossible.
Un sac de couchage, des chaussettes, une brosse à dent, une lampe de poche, du linge de corps, un sac à linge sale, 2 pantalons, 2 pulls, 3 tee-shirt. Je ne pense pas avoir oublié un carnet ni mon Bic. Mais y aura t’il des magasins où je pourrai trouver un savon ? Comment dit-on savon en espagnol ? Vite, l’Assimil. Mince. Retenir.
Me relever. Regarder la carte du monde. Je me suis trompée dans le trajet, j’avais imaginé Lima au nord du continent. J’atterrirai au centre. Tant pis, je m’arrangerai pour rejoindre l’Equateur avant d’arriver en Bolivie. Il y a des bus. Je me débrouillerai. Je n’ai pas avoué cette erreur. Personne ne sait que je n’ai pas regardé de carte avant de réserver mon billet. Personne ne sait que je me fiche du lieu, pourvu qu’il y ait l’adresse. Personne ne sait pourquoi je pars tous ces mois. Personne en dehors de moi.
En m’exilant, je veux prendre une revanche sur l’abandon.
Avec moi, je ne serai plus jamais seule. Dorénavant, je pourrai m’accompagner où que j’aille mais pour cela il faut que je me confronte à toutes les limites du possible. Il faut se mesurer à l’inconnu, se mettre en funambule sur le monde pour faire connaissance avec soi-même. Je le fais seule car il n’y a que moi qui puisse y parvenir. Je le fais seule car il est plus simple de n’obéir qu’à soi-même que de raisonner autrui. Il est plus facile de ne suivre qu’une envie et de n’avoir qu’un avis. Je serai mon amie, ma confidente. Je m’écouterai parler. Et pleurer. Je me consolerai car je sais ce qui me fait du bien. Et puis je critiquerai ce qui ne me plaît pas sans personne pour me contredire. Je serai toujours d’accord avec moi-même. Quelle joie !
Les secondes passent, j’imagine le monde, la montagne, les Andes. J’imagine le bruit. Il fait noir dans ma chambre.
Mais non d’un chien, qu’est-ce qui m’a pris ? J’aurais été tellement mieux dans mon appartement à chercher du travail, à voir mes amis et à me balader ici. Je suis stupide, je ne peux pas revenir en arrière. Pourquoi me mettre dans un état aussi douloureux. Je suis une femme pas bien épaisse, je ne parle pas la langue, je pars toute seule en ne sachant même pas à quoi ressemblent les pays que je vais traverser. Je suis idiote et inconsciente. Et si je simulais une maladie ? Ce serait moins pire que de tomber dans un guet-apens ou être enlevée par les Farcs, des narcos-trafiquants ou par le Sentier Lumineux – tiens, j’aime ce nom, mais c’est quoi encore? Je vais prendre ce bracelet, tiens. Il me protégera. Quelle heure est-il ? Il est 3h. Je n’y arriverai pas. Peut-être que si je fuguais je n’aurais plus à partir ? Si je partais ailleurs, je ne pourrais rejoindre l’aéroport ? Fuir d’un côté pour échapper à l’autre, l’autre étant l’autre côté ou cet homme que je fuis en partant d’ici ? C’est à devenir fou. Qui fuis-je ? Qui suis-je ?
Bref ; Stop, arrête, tu délires. Tu ne vas pas pouvoir esquiver, Stéphanie. En réalité, c’est ton premier combat. Et il faut que tu te montres à la hauteur. Tu ne vas pas t’effondrer avant d’avoir commencé. Tu iras. Tu partiras. Tu t’envoleras. Je serai ta petite voix. En attendant, tu m’obéis. Et on y va. Toi et moi. Pour le reste, on en reparlera une fois là-bas.

2.
Si je calcule bien, je devrais arriver demain à 17h48 à Edimbourg où se trouve la correspondance pour les Orcades à 19h10. Ça ira. Je pense que tout est prêt. Mais j’hésite. Suis-je encore sûre de vouloir partir ? Il n’y a pas grand chose à faire par là-bas et je risque de regretter mon petit confort urbain.
Non, en fait, je suis sûre. J’ai besoin de cette rupture dans mon train de vie. Un train de vie ! C’est marrant, j’imagine un train rempli de cœurs circulant à travers les vallées, telle une veine remplie de sang.
J’ai besoin de prendre l’air qu’on me refuse ici.
Je suis sortie dans le rue, il fait noir et il pleut de cette pluie toute fine qui a la grande faculté de tout imprégner. Elle n’est pas agressive, non, elle est fourbe et tenace. Il fait noir mais tout autour de moi scintille de cette humidité statique. Un homme est assis par terre dans l’embrasure d’un immeuble. Il ne mendie pas. Il est fixe. Peut-être dort-il ? Je le dépasse. Je ne me retourne pas car je n’ai jamais aimé regarder en arrière.
Les îles Orcades et moi allons nous rencontrer et je vais leur présenter ma solitude. Je suis sûre qu’elles vont s’entendre.
Cela dit, la solitude est-elle différente lorsqu’on la fait voyager ? Va-t-elle me faire faux bond ou m’abandonner à la dernière minute ? J’hésite.
Je traverse le carrefour désert à cette heure. Je presse un peu le pas et j’arrive devant l’Amère à boire. J’entre et je suis rassurée par son ambiance feutrée. C’est un lieu qui me fait du bien. Je le fréquente souvent en fin de soirée ou en début de nuit, ou parfois les deux. Je vois Simon. Salut Simon ! Sourire. Je prends un verre de vin rouge histoire de le faire pénétrer en moi comme si je m’ajoutais du sang. Je lève les yeux. Au dessus d’un miroir, il y a une affiche parlant d’une pièce que j’ai envie de voir au Théâtre National. Ça se joue jusqu’au 23. Je ne serai pas là.
Je pars demain. Je regarde encore mon téléphone pour m’assurer que quelqu’un pense à moi. Pas de message.
Je pars demain. Tout le monde s’en fout. Je pars vers l’isolement. Je pars vers moi-même.
Et je vais me retrouver. Seule.

PrologueVoyages imaginaires

Il y a un archipel en Sibérie.
Il y a quelque chose sur la route, aux Etats-Unis.
Il y a une maison et des esprits à Santiago.
Il y a beaucoup de Solitude à Macondo.
Il y a une amie prodigieuse à Naples.
Il y a quelqu’un laissé pour mort dans l’Everest.
Il y a deux gentilhommes à Vérone.
Il y a des cerfs volants à Kaboul.
Il y a des morts sur le Nil.
Il y a une histoire en Birmanie.

Il y a tout cela car la vie est ailleurs….

Voyages réels Ban Lung – Boeng Yeak Lom, ces noms qu’on énonce et qui résonnent comme les cascades des environs.
Alep toute en nuances se dévoile à travers ses parfums de safran, d’ambre et de cumin.
Benghazi en Cyrénaïque prise en otage par les portraits omniprésents d’un homme qui n’est plus.
La Paz est vive et au-dessus des autres. Elle n’admet ni la vitesse ni la précipitation. Elle nous oblige à ralentir le pas.
Riobamba aime danser, chanter, mâcher et rire. Partout, tout le temps.
Jérusalem ne se livre pas, elle se lit, elle s’écoute, elle se chante. Et se découvre à qui veut bien l’accueillir.
Louxor vit dans un passé somptueux qui ne cesse d’alimenter l’Histoire, son histoire. Elle apprécie les visites pour peu qu’on prenne le temps.
Chicago se repose près de son lac et préfère laisser toute la notoriété à ses consœurs de l’est et de l’ouest.
Naples, l’espiègle aux mille ruelles qui sont autant de rides qui la subliment encore aujourd’hui.
Djibouti dont le nom invite déjà au voyage.
Ebla était riche et sumérienne mais elle n’est désormais plus là pour se raconter.

A propos de Stéphanie Lannoye

Historienne de l'art et conférencière, mon métier est de relayer par des mots tout ce que d'autres ont créé, imaginé, construit, écrit ou vécu. Comme une balise dans la transmission des savoirs, je guide et je partage.

5 commentaires à propos de “#voyages | La nuit d’avant”

  1. Parlant du vent il y a beaucoup de souffle dans ces textes de la nuit, rupture, fuite, solitude, courage, on est loin du tourisme, ça secoue.

  2. « je liste dans un carnet tout ce que j’ai pu oublier.
    Comme s’il était possible d’écrire l’oubli »
    Et puis la suite du texte sur le voyage à Lima m’a bouleversée, il est très fort.