le double voyage | premier voyage

02 l’arrivée | À la descente de l’avion la dureté du tarmac. L’immeuble-rempart de l’aéroport et derrière le bourdonnement de millions de vies. Les parfums brûlés de caoutchouc, de bois, de roses, de jasmin, d’encens, de rafia, de graisses, de culs de marmites, de casseroles en alliages, de café au lait et aux épices, de pneus, de terres, de papiers, d’os, de chairs, d’urines, d’excréments, de patchouli, de charbon, de cheveux, de soies camphrées, de santal, de benjoin, de cardamomes, de feuilles de curry et de tabac, de cotonnades, de sirops, de thés noirs et verts, de lourd diesel et de bouses de vache, de caprins, de plastique de bouteille, de semelles de basket, d’égouts à ciel ouvert, d’eaux putrides, de tas de journaux, de pisses de chien, de gales, de toits en tôle, de soleil, de bétons humides, de crachats, d’huiles de moteurs, de sucreries,

À cet instant, ce n’est qu’une boule parfumée dont je ne connais pas les détails, tout est derrière l’immeuble-rampart.

01 la nuit d’avant | Ce sera il à la place de je. Puis je reviendra quand il ne sera plus nécessaire. Comme avant chaque départ, il pose la valise sur la table pour les petits trajets et la valise au sol pour les longs trajets. Il s’en fait la réflexion du haut de l’escalier, regarde cette grosse valise ouverte déjà pleine sur le tapis. Elle ne devra pas excéder trente kilos et devra mesurer tant de centimètres par tant de centimètres. C’est une valise standard, la profondeur, même le soufflet ouvert, doit certainement correspondre aux tailles requises. Il n’a pas besoin de relire le courriel de la compagnie. Il l’a déjà lu et relu. Il a l’habitude de prendre l’avion et à chaque nouveau voyage c’est la première fois, peut-être, parce que ses voyages sont espacés, qu’il ne prend pas l’avion une fois par semaine. La dernière fois, il n’est pas allé loin et pourtant c’était comme s’il était parti à l’autre bout de la planète. Quelque chose a changé avec l’époque où il suffisait de prendre un sac à dos et courir, passer l’enregistrement, s’asseoir dans l’avion, prendre un verre et se marrer pendant toute la durée du vol, puis atterrir ; c’était une partie du voyage ; il n’avait pas à se préparer pour une journée et une partie de la nuit qui ne compteront pas ; un temps mort entre ici et là-bas. Et pour l’instant, là-bas ne compte pas. Il est dans la valise ouverte dans cette partie du monde, chez lui, et sera dans une autre partie du monde après-demain moins demain. Il n’aime pas l’avion, mais il ne peut pas y aller à la nage. En camping-car ou à cheval, ce serait bien, il faudrait plus de temps pour cela ; ce serait s’arrêter en chemin et le voyage n’aurait pas de destination précise, tout juste un point d’arrivée avant de songer à reprendre la route dans l’autre sens ou continuer ; ce serait se rendre dans des lieux qui n’étaient pas prévus, fouiller, chercher comme on surfe sur internet. Il est le curseur vert d’un côté et se rend vers le curseur rouge, entre les deux il y’a le trajet bleu, une ligne droite, sans temps ni distance. Cette fois-ci, lorsque viendra la cinquième heure de voyage, il ne commencera pas à regarder sur l’écran dans le siège devant lui, la distance et les heures restantes. Je n’aime pas l’avion. Est-ce depuis 2008, le crash à l’aéroport de Madrid ? Je n’y pense pas toujours, je ne fais pas toujours le lien, mais quand j’y pense, c’est une évidence. Lors du dernier voyage, il a même songé à consulter un sophrologue ou à faire un stage de pilotage parce que cela lui pourrit un peu le voyage. Bon, il faut s’y mettre. Que manque-t-il dans cette valise ? Tout et rien. Rien, parce qu’ils n’utiliseront pas un dixième de ce qu’elle contient, et tout, parce que le principal n’y est pas. Il manque des livres. Bien qu’il n’en lira qu’un. Il en faut plusieurs. Celui-ci, L’étrange cas du Dr Jeckyll and Mr Hyde, n’ira pas avec le décor, ne conviendra pas, et celui de Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, un peu trop. Puis, je fais le tour du jardin. Il a gelé aujourd’hui. C’est l’occasion de constater les endroits, les parcelles où la gelée tient plus qu’ailleurs, un indicateur pour le choix des plantations. C’est toujours au moment de partir que l’on a tant à vivre chez soi ; que surgit l’évidence qu’un monde nous entoure, ici, directement ; c’est souvent avant le départ qu’un écureuil passe derrière la fenêtre comme si j’étais déjà parti. Avant d’aller se coucher, il entamera la boite de mélatonine. Sa glande pinéale est déjà en décalage. Au temps algébrique, avant de partir, succèdera le temps spontané dans l’inconnu, après-demain moins demain. Ici, je planterai les euphorbes, et là je déplacerai l’hortensia, il n’est pas bien à côté du lilas ; le lilas est gourmand et ne laisse pas grand-chose à ses voisins comme le tilleul qui assoiffe tout ce qui l’entoure. Où sont les passeports ? Il les a rangés dans le meuble de la chambre, il serait temps de les sortir et de les mettre dans le sac. Il pense qu’il l’a déjà fait, il vérifiera plusieurs fois avant d’aller se coucher et encore demain matin avant de partir. C’est comme le gaz, il ne peut pas s’empêcher de revenir plusieurs fois à la maison pour s’assurer que le robinet est bien fermé. Depuis peu, il a une méthode, il dit tout haut j’ai fermé le gaz, et ajoute Athanase ou Shéhérazade ; dire j’ai fermé le gaz ne suffit pas, c’est précisément ce mot clé qui lui sert de serrure dans la mémoire, Athanase, Shéhérazade, Iraz ou Alcatraz. Pour j’ai rangé les passeports, il ajoutera Hector ou Victor. Je m’accroupis au pied du frêne, les perce-neige ont encore cette vitalité contrainte par l’incertitude. 

00_prologue |

J’étais à Istanbul où te pénètre le chant du muezzin

Sur le Bosphore entre deux continents Europa et Asiae

Je roulais sur les pistes du Mont Ida à la poussière ocre

Assis sur la terre de Bundi aux pierres précieuses

J’étais à Jaïpur devant la Porte des Vents

À la lumière des vitraux de la Cathédrale de Chartres

Je croquais un olivier dans la Plaine de la Messara

De Glastonbury, les danses de la fécondité au dessus de la source du Graal

J’étais à Plum où à l’aube se levaient les couleurs

Nouméa Dumbéa Bouloupari La Foa Bourail, 

La rivière Poueo aux rochers ronds comme des boules de billard

Je descendais Craig ’s Close après la chute de Robert Fergusson 

À Edimbora, les cornemuses à la fontaine des sorcières

J’étais à Fife, la tombe sous la mer de Lilias Adie

Me baignais dans les eaux chaudes de la Mer de Lybie

J’étais de Mahabalipuram à Tiruvanamalai comme l’éléphant

Jusqu’à Kodaïkanal à la fraicheur presque froide

À New-Delhi ou Hô Chi Minh City, la multitude de klaxon

Du Palais fort de Shahjahanabad, toute la ville

Résonne la Liberty Bell à Philadelphia City

J’étais à Matala où l’on danse toute la nuit. 

A propos de Romain Bert Varlez

J'écris pour mieux lire.

4 commentaires à propos de “le double voyage | premier voyage”

  1. quelle belle présentation : J’écris pour mieux lire. Comme je la partage.
    La liste de vos « j’étais », je l’entends comme une belle litanie qui acte des moments de vie qui nous construisent. C’est très beau cette mémoire sensible.