#photofictions #08 | Être heureux est un art de vivre

« Ce qui fait mon continuel étonnement, c’est l’aspect animé des squares et des jardins publics. Aux Tuileries, des femmes brodent à l’ombre des marronniers, des enfants jouent, tandis que, là-haut, du côté de l’Arc de Triomphe, les obus éclatent. » Emile Zola, Nouveaux contes à Ninon

Il y a la manifestation. C’est dans les rues, c’est juste à côté, juste au coin, les drapeaux bleu blanc rouge, le gouvernement par sa politique migratoire trop laxiste a généré ce meurtre épouvantable, l’Europe n’est plus qu’une passoire, elle ne protège plus les citoyens français, la voix jeune et forte. Ça fait dans la rue comme des courants, c’est des voix qui se mêlent, il y a les voix en anglais des touristes égarés, ils cherchent leur chemin, l’Europe et une passoire, rétablir la sécurité des citoyens de France et quitter l’Europe et reconquérir notre souveraineté. Il y a des courants chauds, il y a des courants froids, il y a dans l’air, les sons, les mots, les trajectoires des passants qui se croisent, c’est comme ça, c’est des foules et des diatribes, c’est comme des bancs de poissons, ça fait des couleurs et des éclats de lumière tout pareil, quand ça passe pas au bon endroit, ça fait mal aux yeux pareil, l’éclat tranchant trop vif d’un soleil un peu fort sur l’écaille argentée. Les touristes sont égarés. D’autres là sont attablés au café. Le café est traversant. Il y a les clients attablés et puis derrière on voit la placette, c’est cela, par la vitre arrière du café, et le regard balaie le café, toute l’étendue du café et voit à travers, les drapeaux bleu blanc rouge sur la placette. C‘était un temps déraisonnable On avait mis les morts à table. C’est comme ça souvent, c’est un mot dans un journal, c’est un passage à la radio. Et puis alors c’est d’autres voix qui viennent. Ils parlent de Lola, tu n’as pas suivi. Je n’ai pas suivi. Mais ça parle de Lola, alors. Fleurissaient les seins de Lola Elle avait un cœur d’hirondelle Sur le canapé du bordel. Jamais ce drame épouvantable ne serait advenu. Il est temps de rétablir la sécurité à nos frontières. La voix jeune et forte. La calligraphie des villes, c’est quoi, c’est qu’il y a du texte partout. Des bancs de poissons, des milliers de petits poissons, des mots, des voix, écrites, murmurées, externes, internes. C’est comme dans Manhattan Transfer, c’est comme dans Berlin Alexanderplatz, des affiches, des slogans, c’est ébouriffant ce contenu de la ville, c’est comme les lumières, ça gicle de partout, de petits bancs de poissons qui s’agitent. Et la ville est pareille un objet enduit de mots. Parfois dégoulinent, parfois font des flaques, brillent au soleil, flaques tièdes, parfois fluides, parfois sirupeux, parfois collants, des traînées de mots.

Alors, peut-être oui, il y a comme ça, des jours, des grands jours dans l’histoire… Bien sûr… Les dates. Le jour de l’émeute, il y a la publicité, paisible, rassurante. Je venais m’allonger près d’elle Dans les hoquets du pianola. Là, près de la rue Marcadet et du square Serpollet. Atelier métal d’Alcôve. Un slogan, une annonce, une affiche un jour d’émeute. Sur le boulevard il y a les gens en noir, manifestants et CRS indistincts, casqués. Plus haut l’homme avec un gilet jaune aide le cafetier à rentrer ses tables. De l’autre côté du boulevard, la rue piétonne, Henry et Henriette, mercerie créative ateliers bar à coudre. Là-bas dans le cimetière, au hasard d’une allée, l’interpellation à vide. Famille Alarue. La ville dégorge d’un coup, éponge trop pleine. Un générique égrène rue par rue la totalité des mots, des chiffres, des phrases, les noms des boutiques et les noms des rues, les unes des journaux affichés au mur, et puis les bribes des conversations. Les murs de la ville ont repris la parole ces dernières années. D’innombrables inscriptions ont recouvert en marge des manifestations et des rassemblements, façades, panneaux publicitaires et de chantiers… Et puis aussi, les installations sonores, comme les murmures amoureux du parc Montsouris, des objets urbains murmurent, des bancs, des réverbères, des abribus répètent les conversations entendues quelques heures auparavant, pas des murmures amoureux non, des conversation au marché, chez le coiffeur… Une ville qui radote, avec ses bancs murmurants et ses petits bancs de poissons comme ça qui tournent en rond et brillent au soleil, comme ça, tout ruisselants de langage. Il est temps de rétablir la sécurité à nos frontières. La voix jeune et forte.

Codicille : Je me suis dit que j'allais expérimenter l'écriture flux un peu comme  Will pour voir. Un flux comme ça sans réfléchir. Et puis il y avait cette étrange photo prise ce week-end, de ce café traversant. Je n'ai pas bien compris de quelle manif il s'agissait, ça parlait d'Europe, de migration, d'OQTF et de meurtre. Alors j'ai mélangé un peu tout ça. Au générique 
-extrait de Nouveaux contes à Ninon, Emile Zola
-extrait de La Diagonale de la rage, Michel Kokoreff
-et quelques vers d'Aragon que je passe mon temps à attribuer à Apollinaire
-et puis les photos invisibles d'une rue de Nantes et sa mercerie, d'un cimetière de Nantes et ses tombes absurdes, d'une rue parisienne et son magasin de lampes, et visible d'une placette parisienne et son café traversant.
Ça partait de photos, très vite la voix pourtant reprend le dessus et le visuel se fait sonore, la phrase oscille entre éblouissement et tintamarre.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

10 commentaires à propos de “#photofictions #08 | Être heureux est un art de vivre”

    • Merci Piero, je n’ai pas lu Kokoreff, je suis tombée dessus par hasard à la MC93 alors que j’attendais pour entrer dans la salle. Il y avait une série de graffitis dont le contenu était reproduit. Dont : « on ne veut ni le gâteau ni les miettes, on veut autogérer la boulangerie ». J’ai ri.

    • Merci Muriel, j’aime assez, parfois, cette figure du badaud qui passe écrasé de sons et de signifiants et qui observe un monde où toute sensation est égale, alors il passe, mou et lent dans l’agitation ambiante, un gros mérou.

  1. Un texte étonnant dans lequel on plonge comme dans une rivière pour se laisser emporter par le courant au rythme d’images qui se succèdent. Un flux très réussi dont je sors enivré. Merci.

    • Merci. Pourtant, je ne peux m’empêcher de me dire que cette écriture à l’oreille, sans travail, sans effort, c’est suspect. Ça repose le cerveau, c’est hygiénique mais présente le risque toujours d’une certaine complaisance.

  2. Bonjour Marion
    Un texte-fleuve aux courants profonds. Merci entre autres pour les vers d’Aragon !