#photofictions #08 | les mots manquants

protocole :
prendre des photos mentales d’écritures urbaines et les développer en révélant non pas le négatif chromatique mais le négatif vocabulaire où apparaissent les lettres, et parfois les mots manquants sur l’image. Du produit de cette aberration lexicale, mélanger les lettres et recomposer les mots pour raconter l’histoire cachée, l’histoire manquante.
Une histoire en négatif.

collecte :
La façade d’un bâtiment rose, une inscription avec des lettres en fer blanc peintes en bleu, certaines ne sont plus là. À l’origine, « centre commercial les acacias ». Restent quelques syllabes inintelligibles et la silhouette des lettres envolées. Même l’odeur du pain a disparu, la boulangerie n’a pas tenu, remplacée par un vendeur de vapeurs de clopes.
Un panneau rond de sens interdit avec, dessous, un autre panneau, rectangulaire celui-là, qui exonèrent les riverains. Sauf que des plombs de chasse ont emporté la gueule des verains. Reste ce ri qui ne fait pas rire. Il témoigne, tout au plus, d’une époque sans trous.
Une affiche vestige d’une élection oubliée. Un prénom en Jean-quelque chose, un nom qui finit en ec. Un Breton peut-être, perdu en mer Méditterranée avec sa bisquine aux voiles pourpres. Et un slogan qui finit par France. Énigme de cruciverbiste, faut voir au développement.
Une rue commerçante du centre-ville au milieu de la nuit. Par souci d’économies d’électricité les enseignes lumineuses ne le sont plus que partiellement, à moins que ce ne soit à cause de quelques farceurs vengeurs de la sauvegarde planétaire. Les funèbres des pompes passent à l’as, en perdant son Gil le Gillou’s pub devient phonétiquement le bar de la loose, le marchand de fleurs n’a plus de roses ni de printemps. Il n’est plus rien, comme le laisse deviner le rideau métallique tiré et le panneau à vendre fixé dessus.
À coté d’un banc vissé sur le sol goudronné, une petite cahute en bois abrite quelques livres à donner. La cuisine de tante Ernestine est amputée de son dos de couverture, retrouvez le tigre qui sommeille en vous a perdu les signes qui sommeillaient en lui par quelques pages égarées, l’ordre règne à Santiago mais pas dans les lignes éparses de ce SAS où Malko Linge semble complètement paumé dans son combat contre le communisme.
Déchirée toute autant, la une d’un quotidien local offre au vent énervé ses fragments de nouvelles. L’OM a perdu contre Milan AC sur un pénalty en toute fin de rencontre, Maurice Bojangle a chanté à l’opéra les succès de Mozart, Les calanques n’ont plus d’eau potable, Loto tirage 2-18-??
Au cimetière Saint-Pierre, les omissions des lapicides illettrés ou distraits font flotter des nuages de lettres au-dessus des tombes en pierres. Des S, quelques X, d’autres lettres.
Les plaques d’immatriculation tombées de leur support à quatre roues offrent à la vue la nudité des pare-chocs en plastique. Des lettres, des chiffres, le nom d’un garage parfois.
La notice échappée d’une boite de médicaments est collée au sol par l’humidité du trottoir. Difficile à déchiffrer, des traces de chaussures zèbrent le papier en voie de décomposition, taché par la transpiration bitumeuse de la ville.
L’affiche d’un cirque ambulant annonce un événement passé de plusieurs jours. Le clown en a perdu un œil et la moitié de son sourire maquillé. Quelques lettres ont rendu l’âme lors de la dernière averse.
Détail minuscule, seul le M de Marlboro a survécu à l’exercice consciencieux du fumeur sur ce mégot gisant au pied d’un arbre malingre, entre un papier gras et une merde de chien.
Les sigles de toutes sortes font surgir les lettres tues comme des volées de moineaux. CRS sur la vitre d’une cabine téléphonique, NTM sur la palissade d’un bar branché, SEM sur les plaques d’égout en fonte, EDF sur les grosses armoires grises et ses pictogrammes d’éclairs noirs et jaunes.
Inscrit avec une bombe de peinture blanche sur un mur gris, Omar m’a tuér. (qu’est-ce qu’on fait des lettres en trop ?)

écriture (sur négatifs) :
Kader aime Lydia. Ce n’est pas écrit en lettres rouges sur le mur près de la porte d’entrée du bâtiment C de la cité des Flamants. Mo ne l’a pas écrit pour se moquer de son grand-frère parce qu’il sait qu’il ne se prendra pas de rouste, de gifle, de coup de pied. Mo ne l‘a pas écrit parce que Mo ne trouve pas que son grand-frère regarde Lydia avec ses yeux vides quand elle revient de son travail de caissière au Carrefour de Saint-Antoine et qu’elle entre dans le bâtiment C et qu’elle disparaît dans la cage d’escalier pour rentrer chez ses parents. Mo ne l’a pas écrit parce que Mo n’est pas comme son grand-frère, qu’il n’essaie pas de copier chacun de ses gestes, de ses manies, de ses expressions. Mo ne l’a pas écrit parce que Mo n’aime pas Lydia. Et qu’il ne faut surtout pas que Kader le sache.
Arrêtez d’être idiots. Les immenses lettres lumineuses composant l’enseigne du Carrefour et visibles jusqu’à l’Estaque n’ont pas disparu. Elles n’ont pas été remplacées par cette évidence impérative qui redonne au consommateur drogué par la pub, une once d’intelligence et de bon sens. Comme Jean-Pierre qui ne se demande pas si le papier cul rose est plus classe que le papier cul blanc. Ces quelques mots ne redonnent pas ce souffle d’humanité qui, un jour lointain, a transformé l’animal prometteur que nous étions en chiure de mouche. Fort heureusement, on n’a pas appris à rire.
Payez-moi un sandwich ! Depuis le vieux-port où errent des grappes de touristes zombies, l’enseigne lumineuse ne clignote pas comme un sémaphore bégayant. Du bout de la flèche qui souligne l’annonce, il ne désigne pas un clochard tapi dans l’ombre en train de se dessécher. Il ne souligne pas la futilité d’une vie d’homme, religieusement abandonnée aux signes extérieurs d’une richesse d’apparat. Et à la vermine qui s’attaque aux richesses intérieures. Il ne souligne pas la misère que personne ne veut voir.
Téléphone-lui, il n’est pas trop tard. Sur les dalles en ciment de la corniche, la phrase non-écrite en lettres capitales n’est lue que par la moitié de la ville. Il faut dire que ça ne saute pas aux yeux. Personne n’a jamais eu besoin de ce conseil, personne n’a jamais vécu ça. Personne n’a jamais eu la sensation de passer à côté d’une histoire à cause d’un orgueil mal placé, d’une fierté aveuglante ou d’une paresse de prestance. Pas même Lydia qui n’ose pas dire à Mo, qui n’ose pas dire à Kader, qui n’ose pas lui dire. Parce que c’est vrai, quoi !
Oui. Dans le ciel au-dessus la ville, les nuages ne tracent pas ces trois lettres pour que les hommes et les femmes qui fourmillent dans les étroites galeries qu’ils ont tracées ne les lisent pas. Qu’ils ne lèvent pas la tête, qu’ils ne distinguent pas ce mot, qu’ils gardent le non pour unique réponse, qu’ils abandonnent le choix sur l’autel de l’évolution.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

4 commentaires à propos de “#photofictions #08 | les mots manquants”

  1. La collecte se lit comme une visite de la ville, du quartier où les lettres tombent et ne sont pas remplacées. C’est très beau, un texte en soi.
    La mise en récit fragmentaire : les attaques par les inscriptions sont fortes et lancent la narration. J’ai laissé le protocole sur le bord du chemin, restait le texte. Et c’est bien comme ça.

  2. Bonjour JLuc
    Très beau texte qui va des lettres tombées dans l’abandon jusqu’à la condition de l’homme moderne. Merci beaucoup !

  3. A se demander si le destin des mots n’est pas de perdre des lettres, n’est pas de s’effacer pour donner naissance à la vie.
    Comme Nolwenn, j’ai aimé le caractère fragmentaire morcelé de la visite, et l’émergence sur la route d’histoires vécues.