#rectoverso #02 | Les grands bleus de Mow

À ce stade de la nuit, tu n’étais plus du tout une petite fille. Tes larmes avaient séché sur tes joues trop salées, au coin de tes yeux rougis par trois longs jours de larmes. Tu étais allongée sur le dos dans le noir les yeux grands ouverts. Plus aucun bruit en bas, plus de voix, plus de pas, plus aucun mouvement, plus de lumière non plus ni d’odeur de tabac. Ils ne la cherchaient plus, tout le monde était rentré chez lui, ta mère était désormais décédée, disparue, noyée. Son corps n’avait pas été retrouvé, mais tu n’avais plus de mère

À ce stade de la nuit, tu t’étais endormie, les pieds enfouis dans le sable, le dos contre un rocher, les genoux entre les bras, et ton visage collé au tissu plus très propre du visage d’Alba, à ses cheveux de laine, à son odeur chérie de poupée adorée que tu traînais partout à bout de bras depuis un bon moment. Tous les adultes te cherchaient, toi tu ne rentrerais pas, tu l’avais chuchoté bas à l’oreille d’Alba avant de t’endormir

À ce stade de la nuit, tu savais qu’essayer de lire encore une page ne servirait à rien, tu ne retenais plus un mot depuis au moins deux heures, ce livre tu ne l’avais pas ouvert plus de trois fois dans toute l’année, pas plus que tu n’avais suivi les cours. Tu avais déjà des points de retard, cet examen tu ne l’aurais pas et en plus finalement, tu t’en fichais pas mal de l’avoir ou pas

À ce stade de la nuit, tu étais allongée sur le dos les yeux ouverts, tu retournais tout dans ta tête, il te fallait une raison, une excuse, un boulot, une idée, ou juste assez de cran pour appeler ton père et lui dire haut et fort que tu ne rentrerais pas à Toft, que ta vie était en ville, à Londres ou à Paris, Barcelone ou Milan, plus du tout sur ces îles paumées dans l’Atlantique, sans grandeur, sans avenir, sans promesses, sans aucune perspective, que tu en étais sûre, que plein de gens t’avaient dit que tu avis de l’avenir dans la photographie

À ce stade de la nuit, tu savais que sans café et sans un petit remontant, tu ne tiendrais plus longtemps. Encore vingt-cinq photos à développer, retoucher et mettre en forme pour que le portfolio soit prêt pour le défilé et pour la sortie de Vogue

À ce stade de la nuit, tu savais que sans café et sans un petit remontant, tu ne tiendrais plus longtemps. Encore vingt-cinq photos à développer, retoucher et mettre en forme pour que le portfolio soit prêt pour la campagne de l’asso de défense des paysages d’Alaska contre l’industrie pétrolière et pour la sortie de National Geographic 

À ce stade de la nuit, tu ne dormais toujours pas, tu n’en revenais toujours pas, ta première nuit chez toi, sur ton île à toi, sur l’île de Lavrec. Tu aurais voulu que la toile de ta tente soit transparente pour que les étoiles puissent fêter ça avec toi, et demain matin, les oiseaux et les nuages, le vent dans les arbres, le bruit de la mer, les vagues sur la plage

À ce stade de la nuit, tu ne dormais toujours pas, tu ne décolérais pas, ta rage était intacte. Ils te chassaient de chez toi, de ton île à toi, où tu avais ta vie, où tu avais tout construit, pour bricoler à coups de sponsoring un Disneyland saupoudré d’historique à la gloire de saint Trouduc. Tu ne décolérais pas

À ce stade de la nuit, tu t’étais décidée. Tu allais acheter le bateau de Josef, il te faisait un bon prix et avec le reste de l’argent de l’expropriation, tu allais rentrer aux Shetlands, tranquillement, en passant voir les amis, en prenant tout ton temps. Tu t’étais décidée, maintenant tu pouvais enfin fermer les yeux, t’endormir

Depuis trois ou quatre ans, la mairie le proposait au moins trois ou quatre fois par été. Le cinéma en plein air, sur la plage. Il fallait une marée basse du soir. Alors une entreprise venait avec un écran géant à armature gonflable, un projecteur et chacun amenait son siège ou acceptait d’avoir les fesses mouillées en s’asseyant dans le sable ou sur un caillou pour les plus chanceux. Les films proposés avaient tous en commun de ne pas être trop récents, d’avoir un rapport avec la mer et d’être des versions familiales, c’est à dire expurgées des scènes de sexe ou de violence trop explicite, un petit coup de poing de temps en temps était admis et les scènes torrides n’allaient pas plus loin que le baiser et le dévoilement d’une épaule, ensuite on passait directement au petit-déjeuner. Le programme annuel alternait fiction et documentaire. Ce vendredi, ce serait le grand bleu. Tous les habitants de Lavrec, stagiaires compris se déplaçaient à chaque séance quel que soit le film et quelle que soit la météo, pour soutenir l’initiative et pour changer de la routine de l’île. La date était toujours fixée en fonction de la marée, donc on pouvait y aller à pied depuis Lavrec, même pas besoin de bateau. Ce jour là pas de pluie, pas de vent, tout était parfait, peut-être un peu trop de lune si on voulait chipoter, mais ça permettrait de venir sans utiliser de lampe électrique. Mow, Josef, Neige, Damien et les six stagiaires, tout le monde était venu, sur Lavrec il ne restait plus que le chat, Oups. Personne n’avait encore vu le film. Au moment de sa sortie, Mow était à Londres, Josef encore en Lituanie et les autres n’étaient pas encore nés. Quand la musique commençât, tout le monde eut l’impression d’avoir déjà entendu ça quelque part, une musique de mer, tranquille, apaisante, ça commençait bien. Et puis on a plongé avec la caméra, avec son œil sous l’eau, dans l’eau, au milieu de l’eau, entouré d’eau, enfermé dans l’eau. Mow a commencé à se sentir bousculée, pressée, oppressée, malmenée par toute cette eau, ce bleu, ce bleu liquide, ce bleu partout, de l’eau partout, sa respiration s’est accélérée, les battements de son cœur aussi, son regard était plus que captivé, capturé par le bleu, l’eau, la mer, ses oreilles ont commencé à siffler, à bourdonner, les mains, le visage en sueur, et puis les larmes, en silence, doucement, mais un flot infini de larmes qui ne s’arrêteraient plus, de couler, de ruisseler, ses yeux bleus comme deux sources dans la mousse de ses cils. Alors Mow est partie, elle a laissé les autres avec le plongeur qui ressortait de l’eau et elle a marché droit devant sur le chemin qui mène au nord de l’île au milieu des vagues vertes des fougères et des ronces, avec juste assez de vent caressant son visage pour remplacer sur ses joues les deux lignes de larmes par deux lignes de sel

Codicille :
Presque comme dans la proposition, juste le pronom, mais je voulais, pour Mow, ajouter la distance que rajoute le tu quand il se parle à lui-même.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas Mow, c’est une personnage née dans le cycle LVME, elle m’a accompagnée dans boost et maintenant ici dans recto verso. Au fil des propositions, des ailes commencent à lui pousser dans le dos, pas impossible qu’un jour elle arrive à s’envoler
Et pour le bleu, pensée pour Delphine Arras et son dernier bouquin, je plonge des bleus chez Quartett (pas encore lu, mais dans la liste !)

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

5 commentaires à propos de “#rectoverso #02 | Les grands bleus de Mow”

  1. Juliette, je n’ai pas suivi ce que tu as écrit dans les cycles précédents, je découvre Mow, déjà toute l’histoire semble là, ramassée, qui ne demande qu’à se déployer. C’est très prenant, et la raison des larmes devant le film, que tu n’explicites pas, mais qui ramène immédiatement au premier stade de la nuit, c’est très fort.

    • Merci pour ta lecture et pour le très fort. Suis toujours fan de laisser un peu de boulot à la lectrice ou au lecteur, de ne pas tout expliquer, peut-être une façon de leur laisser une place dans le livre et d’admettre qu’on ne voit pas toutes et tous les choses de la même façon. Comme ça, on peut choisir 😉

      • C’est ça qui rend ton texte fort, tu nous mets sur le chemin mais tu nous laisses choisir, à l’embranchement.

    • Merci pour le lien, vais aller y voir de plus près. Quant aux petits morceaux, j’ai l’impression que c’est comme a que je travaille tout le temps, donc des doutes sur l’aspect final de l’ensemble, mais au moins la possibilité d’écrire quand le reste te tire la manche de tous les côtés 😉