1994 –
Un dossier droit, haut, raide à barreaux horizontaux, deux ; l’assise étroite, presque un carré, pleine de taches de couleurs, certaines épaisses : ce rose et ce jaune on les dirait étalés au couteau , projections, coulures jusque sur le piétement; beaucoup de roses; des verts, du noir; toute la palette des bleus : le bois affleure sous la peinture. Je pense à l‘atelier d’un peintre, du moins à son prolongement, comme le chiffon ou le vêtement de travail cette chaise en porte les traces, et l’atteste. Sous l’assise, une pièce de bois a été rajoutée, un rectangle de contreplaqué, cloué-collé, en tirant il se détache, tombe une feuille pliée en deux, dans la pliure une photographie : c’est un tirage ancien. Au dos, d’une écriture scolaire, on lit : un nom
1922 Alabama – Blanche Vindsøcke, sont la date, le lieu, le nom écrits au dos de la photographie.
Dans les gris jaunis, au centre de l’image, une femme en cheveux, (l’expression d’un autre âge rencontre l’image), boucles sombres décoiffées; elle est assise sur un lit les jambes nues repliées en tailleur, bas lâches aux genoux, elle porte une chemise de dessous ample, blanche; l’encolure du décolleté à dentelle – on dirait des fleurs cousues, des pivoines peut-être–, retombe et libère l’épaule gauche ; le visage tourné de trois quart sourit : dents de souris comme de lait, la lèvre supérieure retroussée découvrant la gencive. Ce pourrait être une chambre sous un toit, le plafond penche : cette tache ronde, très claire, à la tête du lit, juste au dessus, si c’est une lucarne, ou un reflet. L’image absorbe ses détails.
C’est une chambre, ce sont des lambris, c’est une fenêtre saturée de lumière. Que dit le paysage en arrière; c’est l’image voilée d’un ciel : peut être ; on imagine un petit nuage, il se déplace de gauche à droite sur un ciel de papier bleu comme sur un rouleau imprimé en série pour un décor de fête foraine. C’est un lit où allonger deux corps qui vont se prendre et se quitter; ce sont des draps dans leur désordre comme une étreinte qui se relâche. C’est une femme, son regard va droit, ailleurs, bien au-delà de l’image, je crois qu’elle pense à une couleur. Qui se tient derrière la chambre, dans cette chambre. Qui appuie sur le déclencheur. Qui. Lui absent de l’image, personne. Est il possible, ce jour-là, à cette date, dans ce lieu, dans cette histoire qui n’a pas de mémoire de retarder l’image
1994–
J’emporte la chaise et la photographie, je m’engouffre dans le métro : descendre à la prochaine station, changer ou marcher. Levant la tête, le ciel est bleu, d’hiver. C’est une ville de port à quarantaine et de langues battues comme des cartes : ce n’est pas la ville qui tangue c’est le petit vapeur qui m’emporte ; est-ce que je rêve … je crois que le ciel est gris écrit Blanche : pourquoi douter, Blanche rassemble le ciel en une image grise. Plus loin elle parle de l’atelier dans la grange, pas de l’enfant : Tout reste à faire puis, partir. C’est dans la chambre d’un EPAHD, je l’ai rejoint, il me montre le cahier
1919-1924 –
Où on voit Blanche accrocher des photographies à un fil : celle de la fille qui a sauté du pont est floue, il y a des corps dans des tranchées ; un visage coupé en deux qu’on ne peut pas regarder sans cligner. On la voit écrire dans un cahier. C’est Blanche. C’est elle. Elle reporte des dates. Des noms. On la voit dans cette chambre sous les toits, le jour pointe, elle jouit . Tes yeux sont des billes noires écarquillés comme ceux des morts, il lui demande de se taire : tes yeux parlent trop fort. On sait à présent que c’est lui qui a pris la photographie dans la chambre sous les toits, on sait qu’il n’y a pas de lucarne, juste un reflet celui de la fenêtre. On voit Blanche se glisser dans un champ entre les tiges plus hautes qu’elle, si Blanche est petite les maïs sont immenses ; le chapeau de paille de Blanche a des trous, ses joues et sa chemise se couvrent de petites taches comme des pois de rousseur, elle porte un pantalon de toile, des souliers trop grands ; on la voit boire à la gourde des couleurs, elle a soif à cause du ventre, de cet enfant qu’elle porte, comme pierre, et comment faire avec une pierre au ventre ; on la revoit plus tard, elle broie et parle d’un ciel rouge, des pigments volent, de poussière ocre. Elle peint maintenant un épis de maïs: un épis de maïs, une fleur, ce n’est pas un sujet dit la voix ; un jour ce sera un visage d’enfant, très rapproché, des roses et des verts crus jusqu’au sale ; avec un pinceau usé, Blanche le peint, avec ses doigts, parfois elle prend un couteau elle étale la couleur comme du beurre, elle l’empâte. Où on voit Blanche dans la grange soulever un sac de grains qu’elle éventre, les grains se répandent on croirait qu’il pleut : est-ce qu’il pleut ? Est-ce qu’il a plut ce jour-là comme hier. Blanche peint sur des sacs de grain cousus ensemble, elle a des mains calleuses et douces, de grandes mains, plus que sa figure, des mains qui regardent droit comme font ses yeux. Où on voit Blanche monter dans une charrette tirée par un cheval qui meurt, puis perdre son sang sur une route . Un jour elle est à New-York : il neige
1994 –
Je lui demande s’il reste des tableaux, il parle d‘un portrait d’enfant et de fleurs, dans un entrepôt je crois, une trentaine, mais il a oublié l’adresse. Après il dit : Oui, c’est bien elle sur la photographie, Oui, En Amérique elle a vingt-trois ans et mon père doit avoir un an
Merci Nathalie. Remarquable. Vous transcendez la consigne complexe et vous nous livrez une courte, pure et authentique nouvelle. Grand, vraiment grand le roman de Blanche, sans oubli.
Merci beaucoup Ugo. (regret de ne pas être tout à fait dans la consigne justement mais c’est ça qui vient )
Merci Ugo pour Blanche sans Oubli ( Aragon je ne savais rien de ce roman )
retrouver Blanche, minutie et vertige, chaque détail devient trace, preuve, blessure. Le réel glisse dans la fiction, la fiction s’imprime dans le réel, c’est troublant et beau.
Merci beaucoup Caroline (oui j’aimerais retrouver Blanche c’est un projet d’écriture laissé sur la route et qui revient : quelle forme lui donner ? Les propositions recto verso ont ouvert quelque chose c’est certain )