Pour recomposer la mémoire de ma filiation, je procède à une collecte dispersée, ténue, d’éléments, disparates, vagues, disjoints. Je me frotte à l’archive et à ses silences. Je cherche à les apprivoiser avec des mots que je juge maladroits, que j’efface, que je n’ose aligner. Je dis je ne sais pas. Je dis je ne peux pas. Je jette des mots comme on lance des cailloux dans un puits pour en sonder la profondeur, mais aussi comme on s’ennuie, quand on espère, quand on ne sait pas, quand, en secret on se sent lourd et que la langue est dans un gouffre au bout d’une chute. Peut-être que, dans le secret de mon cœur, je fais le vœu de trouver ma langue. Une langue pour raconter la filiation, raconter ceux que je découvre indice après indice dans les Archives nationales de l’Outremer. L’Outremer est un mot que je n’aime pas mettre dans ma bouche. Je préfère le mot Amériques, le mot dangereux, le mot rouge, le mot pêcheur. Forcément, le mot nègre, à cause de la Révolution nègre de Saint-Domingue et de la bataille de Vertières dont les livres d’histoire ne m’ont pas parlé. Il est lourd. Banni. Je voudrais avoir la langue pour dire que, pour moi, il n’évoque pas que le crachat. Mais je n’ai pas les mots, je n’ai pas la langue. Le mot esclave est lourd aussi. Tellement lourd que plus personne ne veut l’énoncer. Il est moral aujourd’hui de dire « esclavisé ». Un anthropologue brésilien congolais, Kabengele Munanga, dans une interview en 2010, a marqué le début de ce changement sémantique. Il répondrait à une nécessité conceptuelle importante. Les Américains ne parlent plus de Slaves, mais d’enslaved, les Brésiliens ne parlent plus d’escravo, mais d’escravizado, et la France suit progressivement cette évolution. Utiliser le nom « Esclave » voudrait dire qu’on les considère esclaves par naissance et pour toujours. En utilisant l’adjectif « esclavisé », on insiste sur le fait que l’individu l’est devenu – mais il ne l’est pas intrinsèquement par décision divine à jamais et pour toujours. Sa condition résulte d’une action qu’il subit dont il est la victime. Le « isé » proclame le crime, insiste sur le résultat d’un processus, un état résultant d’une action coupable.
Mais je m’éloigne de ceux que je découvre indice après indice dans les archives. Je veux coller au silence de l’archive. Je veux me frotter à la langue que je n’ai pas. Je veux me jeter dans le gouffre sans fond, qu’importe si le sens est perdu. Je remettrai dans le bon ordre après, un jour, je ne sais quand. J’aime l’idée d’un projet de livre inachevé, mort-né, composé de fragments épars, énigmatiques et qui seraient à moi même obscures. L’archive, elle, est précise dans ce qu’elle dit parce qu’elle dit, elle énonce avec la langue de la loi.
L’archive dit:
« Nous Gouverneur de la Guadeloupe et dépendances
Vu l’article 30 de l’ordonnance royale du 9 février 1827 modifiée par celle du 22 août 1833
Vu l’ordonnance royale du 12 juillet 1832
Vu les déclarations faites en vertu de ces ordonnances et les pièces à l’appui de ces déclarations
Considérant que les individus ci-après nommés ont satisfait aux prescriptions des ordonnances précitées
Sur le rapport du Procureur Général
De l’avis du Conseil Privé
Avons arrêté et arrêtons ce qui suit: »
Le poids de la loi. Une accumulation qui en impose. Je n’efface pas les ordonnances et l’avis du Conseil privé. Je ne peux pas. Je veux partir de là et tant pis si j’ajoute mon silence, mon aveu d’impuissance après des énoncés dont la forme et le registre se retrouvent aujourd’hui dans les actes juridiques, dans la langue du droit.
« Article 1er sont déclarés libres et seront inscrits en cette qualité sur les registres de l’état civil de leurs communes respectives, les individus dont les noms suivent:
Jean-Baptiste, dit Lazard, rouge, de 17 ans, pêcheur sous le n 5315, né au Morne-à-l’Eau; même prénom, nom patronymique Gazon; par la demoiselle Elvina ou (Evélina) Henriette, couturière demeurant en cette ville.
Gazette officielle du vendredi 25 juin 1847 n°35″
L’ancêtre a un nom de fiction. Jean-Baptiste dit Lazard.
Je suis devant l’archive comme devant un mur. 17 ans. J’ai eu 17 ans. Mon père est pêcheur. Il est mort il y a 6 ans. L’Oncle Jean a eu une veillée comme lui il y a deux semaines avec les tambours, le rhum et même les dominos. Je n’ai pas eu le courage de veiller toute la nuit son corps dans le salon de ma tante Anna avec ces 5 fils dans la maison grande ouverte. Cela me rappelait trop papa. Je suis rentrée pleurer dans mon lit. Le lendemain j’étais sans force pour l’enterrement auquel je ne suis pas allée. Il a été incinéré sans messe parce qu’il ne croyait pas en Dieu. Je n’ai pas regardé les vidéos partagées sur le groupe whatsapp de notre famille dispersée. Pour rendre moins coupable mon absence, j’ai envoyé une archive moins intimidante que l’arrêté du Gouverneur de 1847. Dans une séquence extraite du film documentaire d’une amie (Le pays à l’envers), on voit mon oncle Jean pointant le doigt sur le premier ancêtre de notre arbre généalogique. Il s’appelait aussi Jean Gonfier. Il est né en 1777 de parents inconnus. Ma grand-mère est attentive. Elle veut montrer qu’elle sait des choses elle aussi. Elle avance un nom. Tonton Jean la reprend. Il met de l’ordre dans la chronologie. Ma grand-mère est morte plusieurs années avant mon père. Ma langue est lourde. Je pose les mots et je les efface. J’écris 17 ans. Rouge. Pêcheur. Dit Lazard. Je cherche la langue.
Libre en 1847 avant la deuxième abolition générale de 1848.
Je sais par une autre archive qu’il s’est marié à 44 ans avec Valentine dite Christine, âgée de 32 ans, le 24 novembre 1875 à 3h de l’après-midi.
Dit Lazard. Dit Christine.
Le nom Gonfier lui a été donné par son père, Jean. Je l’ai retrouvé dans les registres des nouveaux Libres. Matricule : 2036
Lieu de naissance : Morne-à-l’Eau
« … La future épouse procédant de son chef et agissant en vertu de son acte d’inscription en date du 19 janvier 1849 numéro 1309 ce que nous avons pu constater par nos registres de l’état civil, et du consentement de sa mère ici présente et consentante d’autre part, lesquels nous ont requis de procéder à la célébration de leur mariage projeté entre eux et dont les publications ont été faites dans… »
Je pose les mots et je les efface. Je n’ai pas les mots. Je cherche ma langue. Je me frotte à l’archive. 3h de l’après-midi. 17 ans. 44 ans. 32 ans. Il y a le mot « aussitôt ». Il vient après l’énoncé relatif à l’absence de contrat de mariage que l’officier d’état civil se doit de vérifier:
« à nous déclarer s’il avait été fait un contrat de mariage entre eux, sur leur réponse négative, avons demandé aux futurs époux et à la future épouse s’ils veulent se prendre pour mari et pour femme, chacun d’eux ayant répondu séparément et affirmativement, avons déclaré au nom de la loi le sieur Gonfier Jean Baptiste Lazard et la demoiselle Cabassu Valentine dite Christine unis par le mariage. »
Séparément et affirmativement. Puis aussitôt:
« Aussitôt lesdits époux nous ont déclaré vouloir légitimer par le présent mariage les 4 enfants…dénommés.
Gonfier Léonce Estonel du sexe masculin, né le 17 février 1864 numéro 29,
Gonfier Augusta du sexe féminin né le 2 février 1867 numéro 26,
Cabassu Clermont Dor du sexe masculin né le 24 décembre 1869 numéro 1
Gonfier Saint Charles Charlery de sexe masculin né le 21 septembre 18.. numéro 173″
Habiter les silences de l’archive avec une langue forgée depuis le fond du gouffre de l’Histoire.
Ces mots jetés comme des cailloux, Gilda, ce que tu construis avec, comment tu leur demandes des comptes, ce que tu réussis à tirer d’eux, dans cette quête que tu sais douloureuse et essentielle, bravo ! Et aussi la juste distance que tu installes entre la narratrice et l’Histoire.
Merci Laure. Cette proposition m’a bien aidé à me positionner par rapport au projet de roman Les Dangereux. Je pense continuer sur ce fil même si dans les premières propositions je pensais installer un autre récit « les courants vagabonds » l’histoire d’une femme victime d’un crime. Je voulais m’attaquer au genre de l’enquête policière mais j’ai compris que ma manière d’écrire c’est de jeter la matière d’abord et je sculpte après une fois que je trouve ce que je ne savais pas que je cherchais. Going with the flow