#rectoverso #04 Portes

Envers du temps

Portes. Fermées. La porte de l’armoire de la chambre de ma mère. Une armoire haute et sèche, anguleuse et formidable. Tout en haut, hors de portée de l’enfant, un étui noir où gît un violon couché dans son écrin doublé de soie violette. Derrière la porte de droite, sur l’étagère du milieu, veillent, lovées sur la pile de linge, deux bêtes à tête triangulaires, aux yeux malveillants qui brillent dans la pénombre. Deux renards, ou plutôt deux fouines, noires et dangereuses, aux petites pattes griffues, que jamais on ne porte autour de son cou. Dessous, il y a un carton de papiers et de photos. Mais pour y fouiner, il faudra attendre le bon moment, amadouer les deux bêtes avant de les déranger. Après, il faudra tout replacer, effacer les traces du forfait, de l’effraction.

Tu retournes fouiner dans le carton à photos. Des visages inconnus. Une toute petite photo, format photo d’identité, grise et effrayante, un visage sur un oreiller, les yeux fermés, la bouche ouverte, les joues comme aspirées à l’intérieur, une morte. Qui est-ce ? Ta mère dit seulement « Quelle idée de l’avoir prise en photo ! ». Elle renifle avec mépris. Tu comprends que c’est ta grand-mère, la mère de ton père, et tu penses que c’est ton père qui a pris la photo. Tu te trompes, et tu ne le comprendras que bien plus tard.

La porte de l’armoire. Ce n’est pas toujours la même armoire, mais c’est toujours la porte de droite, celle où est enfichée la serrure. Celle où se trouve la clé. La clé reste toujours dans la serrure, elle est là, à portée de main. Il suffit de la tourner pour ouvrir. Mais il faut savoir que celle-ci tourne à l’envers. La serrure a été montée à l’envers. comme moi, qui écris à l’envers, en miroir (c’est impossible au clavier, sans l’aide d’un logiciel ad hoc, et je le regrette. Tout est plus facile avec un stylo.) Moi qui écris à l’envers du temps, à l’encre violette, mais certainement pas à la plume, ce métal froid qui écorche le papier.

Quand elle bavarde avec les voisines, elle dit, en baissant la voix : « J’en ai perdu deux ». Deux, c’est-à-dire deux enfants. Des enfants perdus. Elle est allée les perdre? Perdus où ? dans la forêt ? sont-ils partis vivre au fond d’un arbre creux, il y a un trou dans la souche de l’arbre, tu dévales et tu arrives chez ses garçons perdus ? Non, pas deux garçons, mais un garçon et une fille, c’est ce qu’elle a chuchoté à la voisine, tout bas, mais j’ai entendu. Ont-ils rencontré une sorcière et mangé imprudemment les sucreries ? est-ce pour cela qu’elle t’interdit les bonbons ? ou bien l’un est-il emprisonné dans ce portrait ovale accroché au-dessus de son lit ? et l’autre ? est-ce elle qui vit derrière ce grand miroir rectangulaire ? parfois, je capte, du coin de l’œil, ses mouvements furtifs, mais elle se dérobe.

Dans l’autre armoire, celle de bois fruitier sombre et doré, sculptée au couteau par l’arrière-grand-père paternel… ton père vient de mourir, elle n’est pas en état de remplir les papiers. Regarde, dit-elle, derrière la porte de droite, tu l’ouvres et tu verras, il y a un carton et dedans le livret de famille. Tu trouves le livret, tu cherches les dates du mariage et tu découvres ce qu’elle t’a caché pendant toutes ces années…

*

Tes recherches, là… ton truc de généalogie, on sait bien pourquoi tu as entrepris ça : c’est parce que tu voulais te trouver des ancêtres nobles !

Ah pas du tout ! au contraire… tu vois, j’en avais assez d’entendre dire que j’étais responsable et coupable de ce qu’auraient fait mes ancêtres. Coupable parce qu’ils étaient coupables de la colonisation, de l’esclavage. J’ai voulu savoir qui ils étaient, s’ils avaient profité du commerce triangulaire et de l’exploitation des plantations. Alors, j’ai plongé dans les registres d’état-civil de Picardie des dix-sept et dix-huitième siècles. Et aussi ceux des Pays-Bas espagnols.

Résultat : aucun noble. Des petits paysans, des manouvriers, des tisserands, des tourneurs sur bois, des cordonniers, des tailleurs d’habits, des palefreniers, des domestiques, des servantes, et des indigents.

Pour se marier en Belgique, mon grand-père maternel a dû produire un certificat d’indigence. Au mieux, quelques laboureurs, dont le frère est devenu curé de la paroisse. Aucun bourgeois, ni marchand prospère. Ni notaire, ni receveur d’impôts. Un cadet, engagé pour six ans à la fin du dix-huitième siècle, dans le régiment de cavalerie de Lorraine. Il est ensuite devenu maçon. Beaucoup de maçons dans la famille. Mais je n’ai pas hérité d’une belle maison pour autant !

Peu de traces, les registres du dix-septième siècle détruits par la guerre, celle de Trente ans et les soudards. Beaucoup de misère, des pages entières de morts au début du dix-huitième siècle. Je doute qu’ils aient jamais bu du café ni connu le goût du sucre de canne. Elles filaient et ils tissaient, le lin ou la laine, étaient faiseurs de bas, lingères, blanchisseuses ou couturières…

C’est bon. Inutile de convoquer le passé lointain…

Mais ça me passionne, l’Histoire. C’est une vieille passion, tu le sais bien. Autrefois, celle des rois et de leurs conquêtes. Aujourd’hui, ce n’est plus celle des Versailles, Trianon et Pompadour. Non, c’est l’Histoire de celles qui filaient le lin, celui du linge des du Barry,  et la laine, ces fils de laine si fins avec laquelle les religieuses nobles, celles qui ont laissé leur nom dans les registres des couvents, brodaient les somptueuses tapisseries exposées aujourd’hui dans les musées. L’Histoire de ces vies minuscules, de celles et ceux qui avaient un nom, mais n’ont pas laissé de trace, sinon une marque, parfois une signature, au bas d’un acte de baptême. Oui, l’Histoire, oui avec une majuscule, de ces ignorés.

N’essaie pas de me tromper. Tu sais bien que tu cherches aussi à percer certains secrets de famille…

Sais-tu qu’il m’est plus facile d’enquêter sur un passé distant de plusieurs siècles que sur le passé proche. Vois-tu, chez nous, il y a eu encore des guerres, une au dix-neuvième siècle, deux au vingtième siècle, qui ont détruit maisons, souvenirs, photos, registres, lettres, cartes, livres, cahiers… presque tout est parti en fumée. Et le silence des parents. Et le fait de descendre de derniers-nés : ils sont tous morts, il n’y a plus personne à interroger. Mais il reste des portes à ouvrir…

A propos de George Baron

J'aime la lecture, la SF et l'Oulipo. J'ai commencé à écrire, et plus j'écris, plus j'ai envie d'écrire. C'est la première fois que je m'inscris à l'atelier de François Bon, et j'espère bien aller jusqu'au bout de cette aventure.

6 commentaires à propos de “#rectoverso #04 Portes”

  1. Tout ce qu’une porte d’armoire permet d’entrevoir ou non. J’ai aimé lire votre texte après avoir lu le livre de Stéphanie Lamache, Objets, trajets (Les Avrils 2024) dans lequel elle essaie avec le peu qu’elle a de comprendre ses ancêtres, de percer « le silence des parents ». Et de constater comme vous « ils sont tous morts, il n’y a plus personne à interroger ». Les portes quelles qu’elles soient : une bonne piste. merci

    • Merci Cécile pour cette indication de lecture; je ne connais ni ce livre ni cette auteure, mais je vais le lire. Et merci pour votre appréciation! oui, les portes, alors que j’ai surtout photographié des fenêtres…

  2. …L’Histoire de ces vies minuscules.. des ignorés…quand il n’y a plus personne à interroger… partage d’un vide abyssal et de ces portes dont personne n’a donné la clé…reste plus qu’à forcer la serrure.. merci beaucoup pour ce texte… qui (me ) parle.

    • Mais les serrures ne se laissent pas forcer si facilement. Heureusement il y a la fiction!

    • Oui… mais leur récit ne nous plairait peut-être pas. Comme sans ces contes où un homme a le don de comprendre les animaux.