#rectoverso #07 | Vieillesse

RECTO

le fait que ce matin j’ai trouvé Henri assis dans le fauteuil, le fait qu’il s’était uriné dessus, le fait que je n’ai pas crié, le fait que je ne savais pas quoi faire, le fait que ses mains tremblaient, le fait que son regard cherchait quelque chose, le fait que je me suis demandé s’il avait compris, le fait que j’ai senti la honte envahir la pièce, le fait que je me suis demandée s’il était devenu trop vieux, le fait que moi aussi je vieillis, le fait que nos corps s’usent et se délitent, le fait que j’ai repensé à la dernière fois qu’il m’a tenu la main, le fait que c’était encore hier, ou il y a dix ans, le fait que le temps se mêle et se confond, le fait que j’ai pensé à notre mariage, il y a plus de cinquante ans, le fait que je me suis demandé si quelqu’un nous aimait encore, le fait que je me suis sentie seule, au milieu de ces draps humides, le fait que Henri ne parle plus beaucoup, le fait qu’il grogne parfois, le fait que j’ignore s’il se souvient de mon prénom, le fait que je crains qu’il ne me reconnaisse plus, le fait que je l’aime pourtant, le fait que cet amour est différent, le fait que c’est une patience infinie, le fait que j’ai lavé ses vêtements, le fait que j’ai regardé sa peau froissée, le fait que je me suis demandé comment on fait pour aimer quelqu’un qui oublie, le fait que je me demande si je l’aimerai toujours quand il ne sera plus lui, le fait que j’ai pensé à la mort, mais pas avec peur, le fait que j’ai pensé à ce qu’il reste quand il ne reste rien, le fait que j’ai repensé à nos enfants, loin d’ici, le fait qu’ils ne comprennent pas ce que c’est, le fait que je préfère qu’ils ne comprennent pas, le fait que ça me fait mal, le fait que ce silence entre nous est plus lourd que tout, le fait que la maison est trop grande, le fait que chaque pièce me rappelle un morceau de vie, le fait que Henri se tenait debout dans le jardin, le fait que la lumière de l’automne est douce, le fait que je me suis assise à côté de lui, le fait qu’il a posé sa tête sur mon épaule, le fait que ce geste m’a brisé, le fait que je ne savais pas s’il se souvenait de moi, le fait que je voulais qu’il sache que j’étais là, le fait que je me suis demandé combien de temps il restait, le fait que le temps m’effraie, le fait que je suis fatiguée, le fait que je me demande si c’est ça, vieillir, être oubliée en même temps qu’on oublie, le fait que j’ai pensé à l’avenir sans lui, le fait que je ne peux pas imaginer cette maison sans son souffle, le fait que je me suis surprise à sourire, le fait que j’ai pensé qu’il y a encore de la tendresse dans ce corps fatigué, le fait que je me suis promis de rester à ses côtés, le fait que l’amour n’est pas toujours beau ni simple, le fait que c’est parfois lourd, parfois tendre, parfois douloureux, le fait que je suis là, le fait que je l’aime, même dans ce moment, le fait que c’est ça, la vie, le fait que ce matin, Henri s’est uriné dessus, et que je suis restée, le fait que c’est un fait, un fait dur, un fait réel.

VERSO

le fait que je ne me souviens même plus de son prénom, peut-être Marcel, ou Fernand, le fait qu’il avait ce vieux jardin à flanc de mur, adossé à l’église du village, le fait qu’on disait « le vieux du jardin », comme s’il n’avait pas de nom mais une fonction, le fait qu’il passait ses matinées à biner, à tuteurer, à fumer aussi, toujours cette cigarette mince entre les lèvres, presque éteinte, le fait qu’il ne parlait jamais beaucoup, mais qu’il hochait la tête quand on passait devant lui, le fait que parfois il disait « il va pleuvoir » sans lever les yeux, et qu’il avait toujours raison, le fait que je l’ai vu un été, accroupi près des tomates, comme figé dans une sorte de prière, le fait qu’il parlait aux plantes, ou à lui-même, ou aux morts peut-être, je ne sais pas, le fait que sa maison n’avait pas l’air habitée, une sorte de cabane basse avec un toit crevé, le fait que j’ai toujours cru qu’il vivait là, tout seul, sans électricité, sans radio, le fait que ma mère disait qu’il avait eu une femme, autrefois, et même une fille, mais que personne ne les avait jamais vues, le fait que je me demandais comment on pouvait perdre une fille, comme on perd des clefs, le fait que je n’ai jamais osé lui poser la question, le fait qu’il avait ce geste lent, précis, comme s’il écrivait quelque chose sur la terre, chaque fois qu’il plantait, le fait que j’ai un souvenir très net d’un jour d’août, vers six heures, la lumière qui penchait un peu, les cloches qui sonnaient un enterrement, et lui, là, imperturbable, le fait que les cloches résonnaient dans la pierre de l’église, tout autour de son jardin, et qu’il ne bougeait pas, le fait que j’ai eu l’impression qu’il plantait quelque chose en mémoire de quelqu’un, ou pour lui-même, peut-être, le fait que j’étais enfant, peut-être sept ou huit ans, et que j’ai compris ce jour-là que ce n’était pas un jardin pour manger, mais un jardin pour tenir debout, le fait que je l’ai regardé pendant longtemps sans qu’il le sache, ou peut-être qu’il savait, et qu’il faisait semblant de ne pas savoir, le fait que j’ai voulu lui parler, mais que je n’ai pas su quoi dire, le fait que ce silence-là m’est resté, le fait que je ne sais plus quand je l’ai vu pour la dernière fois, ni même s’il est mort cette année-là ou plus tard, le fait que personne ne m’a jamais dit, ou que je n’ai pas demandé, le fait que j’ai peur de demander, encore aujourd’hui, comme si sa disparition devait rester incertaine pour qu’il continue d’exister, un peu, le fait que je repense souvent à lui quand je passe à côté d’un jardin, même tout petit, même en ville, le fait que j’ai longtemps rêvé d’avoir un jardin moi aussi, mais que je n’ai jamais su garder une plante en vie, le fait que j’ai eu une fois un basilic sur un balcon, et qu’il est mort en trois jours, le fait que ce n’est pas la même chose, bien sûr, le fait que ce n’est pas un jardin qu’il avait, mais un monde, le fait qu’il connaissait la patience, et la lenteur, et les cycles, le fait qu’il savait attendre, le fait que j’ai oublié son visage mais pas ses gestes, pas sa manière de presser la terre comme on borde un enfant, le fait que je l’ai vu un jour enlever son chapeau au passage du corbillard de Mme Brun, le fait que je crois qu’il avait de la tendresse pour les choses simples, le fait que je pense que ce jardin lui avait survécu, un peu, au moins quelques mois, peut-être même un été entier, avant d’être envahi d’orties, le fait que ça me serre la gorge d’y penser, comme à un lieu dont personne ne se souviendrait sauf moi, le fait que parfois je me demande si je ne l’ai pas inventé, ce voisin, ce jardin, tout ça, le fait que non, il existait, c’est sûr, le fait que la mémoire ment parfois, mais pas toujours, le fait que certaines choses sont plantées si profondément en nous qu’elles repoussent, même dans l’oubli.

A propos de Arthur Mazeyrat

Étudiant en mathématiques appliquées à Angers puis Grenoble et maintenant Tours. Amoureux de la littérature, j'aime à remuer les textes. Ici pour explorer la technique auprès d'une communauté expérimentée.

2 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | Vieillesse”

  1. « Le fait que je n’ai pas su quoi lui dire et que ce silence là m’est resté… ». « …sa manière de presser la terre comme on borde un enfant… »

    Les traverses de mémoire, ce que l’on garde des morts, retient d’eux même, surtout quand on n’a pas pu dire, quand ce petit geste là en disait long.

    Touchée.