à ce stade de la nuit je sais déjà que je ne vais pas dormir, que je ne pourrai pas, j’ai beau me tourner me retourner, étendre mes bras, suivre le flux et le reflux de ma respiration, j’ai beau guider mes yeux fermés vers un jardin indistinct où mon corps s’abandonne parfois, je n’arriverai pas à m’endormir, je suis trop éveillé, l’énergie pulse dans mon cœur, dans mes veines, dans mes fibres musculaires, je suis électrisé, trop d’idées fusent, se répondent, s’entrecroisent, trop de mots, trop d’images et la crainte de les avoir oubliées demain
à ce stade de la nuit je me lève, inutile d’insister, autant suivre le courant qui m’entraîne, l’appartement est calme, aucun bruit là-haut, Sia et Vasco dorment depuis longtemps déjà, les bruits de la ville se sont estompés et me voilà debout au milieu de ma chambre, je remonte le store électrique de la fenêtre, je regarde la masse sombre des arbres et la silhouette éteinte de l’immeuble voisin, j’enfile un short et un t-shirt, j’ai trop d’envies à la fois, ouvrir le carton à dessins et poursuivre l’esquisse commencée cet après-midi, ouvrir l’ordi et programmer une dérivation du jeu, prendre des notes. J’ouvre finalement mon carnet : écrire à la main m’aide à rester concentré, à ne pas me disperser
à ce stade de la nuit j’aperçois le ciel depuis ma fenêtre, je vois que la nuit se décolore, ma peau est sèche, je me sens comme trahi, je feuillette toutes ces pages griffonnées à la hâte en essayant de suivre le torrent d’idées qui m’a traversé, il y a des mots que j’arrive à peine à relire, des phrases qui ne me font plus vibrer, des signes cabalistiques, du code, quelques idées qui survivront peut-être, mon corps se referme, j’ai envie de boire un thé très fort mais j’ai peur de réveiller Sia avec le sifflement de la bouilloire, je sors de ma chambre, je me sers un verre d’eau fraîche, je sors sur le balcon, la nuit s’efface, le concierge traverse le jardin de la résidence en tirant les poubelles jusqu’à la rue
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à ce stade de la nuit mes yeux brûlent, je cherche mon collyre dans la poche du sac, je ne le trouve pas, mes yeux brûlent, j’ai passé trop de temps devant l’écran, à revoir séquence après séquence les rushes des derniers jours, les mains fripées du Professeur entourant sa tasse fumante tout en parlant de son enfance, de la nuit de la révolte, de la terreur, son témoignage m’a bouleversé, je n’ai pas filmé son visage, seulement ses mains avec sa voix encore jeune et qui s’est brisée à un moment, on entend les bruits du marché alentour dans le silence qui a suivi avant qu’il ne reprenne son récit, un récit qu’il met au conditionnel puisqu’il avait cinq ans à peine au moments des faits
à ce stade de la nuit je regarde dans le miroir mes yeux trop clairs débordant des larmes du collyre, je regarde mes yeux rougis par les heures passées devant l’écran et peut-être aussi par la réverbération violente du soleil sur la mer, je regarde mon visage de demain cinquante ans comme s’il devait clore mon passé et me révéler quelque chose sur ma vie à venir,
à ce stade de la nuit je pense à Jozua, j’ai collé mon front sur la vitre ébloui par les lumières de Victoria Harbour et je pense à lui, je n’arrive plus à penser à rien d’autre, l’idée qu’il n’a pas voulu me rejoindre s’est immiscée, elle a grandi, elle s’est imposée ces dernières heures, malgré la tendresse de notre week-end à Rotterdam avant mon départ, malgré notre complicité, j’ai regardé les photos que nous avons prises au Park Rozenburg, j’ai senti dans son regard une mélancolie que je ne lui avais jamais connue, j’ai cru lire Fin dans ses yeux, j’ai eu peur, j’ai tourné en rond dans cette chambre trop luxueuse pour moi, j’ai ouvert une bière et me suis attelé de nouveau au visionnage des derniers rushes, pendant un moment j’ai réussi à me concentrer sur mon documentaire avant que Jozua ne revienne envahir mes pensées, pourquoi n’a-t-il pas répondu à mes derniers messages ?
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à ce stade de la nuit pas de répit je ne sais plus quoi faire arpenter la chambre de la porte à la fenêtre et dire que je me retrouve ici sans savoir où tu es quelque chose s’est passé quelque chose de grave sans doute j’entends des pas au-dessus de ma tête peut-être mon oncle il était à la fois content et contrarié de me revoir toujours cet air un peu méfiant quand il me demande de tes nouvelles des pas lents ça s’arrête sous le store à moitié fermé la clarté de la lune baigne le sol j’ai prétexté une grande fatigue pour rester dormir ici Surtout ne rentre pas je t’expliquerai faire bonne figure après ton message à la fin du dîner ma tante ravie que je reste cette nuit j’ai déplié la chemise de nuit qu’elle m’a prêtée et je l’ai étalée d’un côté du lit je me suis allongée de l’autre côté j’ai essayé de penser calmement j’ai imaginé notre appartement vide mes livres par terre à côté de notre lit j’étais si heureuse de rentrer chez nous
à ce stade de la nuit mon cœur bat à tout rompre j’ai du mal à réfléchir je relis sans le comprendre ton deuxième message ces indices que tu me donnes pour te rejoindre sans encombre à ce stade de la nuit j’essaie de respirer lentement tu me dis que ça peut attendre demain que si je préfère, autant dormir chez mon oncle et ma tante j’entends la mer qui bat contre les rochers si tu as quitté notre appart aussi vite c’est que tu t’es senti menacé ce que tu m’as raconté en filigrane de ton passé le vent siffle dans les interstices de la fenêtre si ce que tu m’as raconté de ton passé a ressurgi quelles menaces peuvent perser sur toi ? le dernier message que je t’ai envoyé n’a pas été distribué peut-être que tu t’es débarrassé de ton téléphone
à ce stade de la nuit sortir subrepticement de la villa je rejoins le Uber qui m’attend un peu plus loin dans la rue une voiture sombre qui démarre sans bruit je regarde les vagues qui éclaboussent Repulse Bay j’ai fini par comprendre le code de ton message j’ai hésité à partir si tard ma tante s’inquiètera malgré mon petit mot je ne suis jamais allée dans le quartier où tu m’attends Vous êtes sûre ? a dit le chauffeur quand je lui ai donné l’adresse du moins le nom de la rue car je n’ai pas déchiffré d’adresse exacte mais j’imagine que tu guetteras mon arrivée une musique jazzy un peu doucereuse se déverse dans l’habitacle de la voiture de temps en temps le chauffeur me jette un coup d’œil dans son rétroviseur
VERSO
Les fauteuils rouges, en bon état, et de grosses fleurs métalliques en guise d’appliques sur les murs également rouges… c’était peut-être à la Filmothèque de la rue Champollion que j’ai revu 2046 il y a quelques mois. Je n’en suis pas sure, je ne me rappelle pas les circonstances exactes de la projection, j’étais sans doute trop happée par le film, par sa nostalgie contagieuse. C’est une histoire d’amour passionnée, déjà terminée. Comment on vit après qu’on a si passionnément aimé… C’est un film comme un poème, comme une musique. J’aime tellement l’ambiance, la mélancolie des films de Wong Kar-Wai, leurs images saturées, et ici le cœur perdu de Tony Leung, la brillantine de ses cheveux lissés en arrière, le sérieux de ses cigarettes, son dos courbé quand il écrit, la beauté inouïe de ses amantes.
le réel de la nuit devient facilement rêve chez toi
c’est beau
et je retrouve ton attrait pour les interstices entre les fragments de phrase, ton besoin d’approcher l’attente et de développer l’espoir d’amour
déjà tout un récit entremêlé dans ce texte (2046 ? c’est bien ça ? tu vois loin, dis donc, que serons-nous dans 21 ans…)
Merci Françoise pour ton passage, tes mots toujours si précieux
Cette suite de triptyques fonctionne magnifiquement. Vous lisant, je me suis retrouvé emporté dans le vent jusque dans les interstices. La mise en espace du dernier triptyque avec ses blancs est une vraie réussite en termes de rythme. Un beau texte. Merci.
Merci Serge pour votre lecture et pour votre message. Les trois triptyques font parler trois personnages de mon projet en cours