#rectoverso #4 | Hong Kong memories

À l’approche de l’aéroport, l’avion longe une rangée de tours, comme dans le souvenir le regard frôle un instantané de vies quotidiennes, un homme qui fume à sa fenêtre, deux femmes assises près d’un enfant aux jambes nues debout sur une table… on est passé trop vite, reste une sensation d’intimité fugace, une curieuse émotion… Kowloon. Kai Tak. Le tarmac. Quatre-vingt-quinze pour cent d’humidité dans l’air. Je suis donc là. Là est devenu ici. Coïncider avec le lieu, l’instant. Central Piers, l’embarcadère vers les îles, les ferrys. Peng Chau, les balcons encombrés, l’ombre dans la rue principale, les étals de fruits, chapelets d’ail et de bananes aux auvents, minuscule bric-à-brac plein à craquer, bouquets de ballons, jouets de plastique rouge, bleu et jaune, ventilateurs et rice cooker posés sur des chaises en plastique blanc… profusion d’objets, de couleurs, de senteurs. Des collines touffues, la brume qui descend. La terrasse de restaurant dans une cour d’immeubles, les baguettes trempées dans le thé bouillant avant de manger, les longs légumes verts dont j’ai oublié le nom. Les cafards volants.

La porte s’ouvre. Entre Le Gardien.

Kowloon, Macao, les Nouveaux Territoires. La couleur de la rivière des Perles, ce pont de cinquante kilomètres construit sur le delta de la rivière des Perles. Volodine pour Le Port intérieur et Macao. Wong Kar-Wai pour In the mood for love et 2046. Les ruelles qui grimpent sur la colline, les innombrables échoppes. Les gratte-ciels qui se reflètent les uns les autres. Les rizières. La Baie illuminée la nuit. Les embarcadères pour les îles, les ferrys, la mer de Chine méridionale. Lantau, les marais, les énormes feuilles de taro, les dragons, les serpents, deux cent vingt espèces de serpents au venin mortel pour la moitié d’entre eux. La musique poignante de Shigeru Umebayashi, la densité humaine, les marchés de nuit, les multitudes. L’odeur d’essence des étals de mangues. Une vieille femme desséchée assise sur le petit tabouret, les transistors à même le sol, les opéras chinois. L’ancienne citadelle de Kowloon. Chungking Mansions. Long Mercy Camp. Les buffles dans les champs. Le toit de l’Oriental Hotel. Les triades. Aberdeen, Repulse Bay, Nathan Road, Portland Street.  

Et alors ? dit Le Gardien.

Je remâche des noms. Cathay Pacific. Kowloon. Kai Tak. Tsim Sha Tsui. Laguna verde. Chung Mun. Victoria Harbour. Central Piers. Peng Chau. Aberdeen. Repulse Bay. Nathan Road. Salisbury Road. Chungking Mansions. Shigeru Umebayashi. Lung Mo Temple. Statue Square. Maggie Cheung. New Territories. Volodine. Macau. Lantau. Wong Kar-Wai. Tony Leung. Mong Kok. Tarrafeiro. Hei Ling Chau. Chimawan. Le port intérieur. Taipa. Gloria Vancouver. L’Archipel de Wanshan. Hung Hom. Boundary Street. Homantin Plaza. Le delta de la rivière des Perles. Temple Street. Breughel et Kotter. Long Mercy Camp. Opération Yellowbird. Wong Tai Sin. Portland Street. Bái-Hǔ.

Le Gardien ouvre son carnet. Il me regarde : Si, je t’écoute.

Le bus vers les Nouveaux Territoires, les collégiens qui s’endorment sur mon épaule. Les tours surgies de terre, le déboisement des forêts tropicales. La fatigue de Tony Leung, ses cheveux lissés en arrière. Les robes de Maggie Cheung. Les bols de soupe. Le bruissement des étoffes dans le croisement des corps. Les tours de Central, le reflet des nuages sur les parois de verre. Les passerelles au-dessus des rues. Les cumulus éblouissants au-dessus de la Baie. Statue Square, les domestiques philippines qui s’y reposent. Lung Mo Temple, en front de mer. Bâtons d’encens dans des urnes, accumulation d’offrandes, piliers rouges décorés de la tête et des pâtes dorées d’un dragon. Les banians. Les énormes ficus dont les racines éclatent le béton. L’éblouissement de la Skyline dans la nuit. Mong Kok. L’Opération Yellowbird. L’année du Dragon et puis l’année du Serpent. Les vedettes des triades fonçant dans la Baie. Le sommet des collines brouillé par la brume. Les venelles du Tarrafeiro. Breughel qui tue Kotter. L’avion qui survole l’archipel, qui plonge vers la mer, sa nuance de vert inconnue en Occident. Gloria Vancouver. Je suis arrivée. Ici devient maintenant. Avant ce voyage, avant mes souvenirs, il y avait déjà des sensations, des souvenirs de HK. Depuis l’enfance. Depuis quand exactement ?

Maintenant que j’ai confié les clés du récit au Gardien, il ne se gêne plus pour lever les yeux au ciel pendant que je parle.

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

6 commentaires à propos de “#rectoverso #4 | Hong Kong memories”

  1. J’ai aimé cette balade dans les tours de HK.
    Le paragraphe qui déborde de noms remplit bien son rôle de dépaysement. J’y ai quand même croisé quelques noms familiers.
    Mais qui est ce gardien ?

  2. Nos lectures se sont croisées… Merci pour votre message. Le Gardien est un personnage et un narrateur dans mon chantier en cours

  3. J’ai aimé ce texte, l’écriture, cette profusion de nom, de listes pour dire la mémoire du lieu, les sensations. J’ai commencé le voyage à la lecture, aimerait le poursuivre… Beaucoup aimé « Avant ce voyage, avant mes souvenirs, il y avait déjà des sensations, des souvenirs de HK. ».