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#Evry #11 | le rêve de la ville est sous la ville

Evry corps béton, roman-photo, le sommaire
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Quand on marche dans Évry avec Franck Senaud (c’est eux mes invitants, l’association Préfigurations), c’est toujours en courant parce qu’on a tel rendez-vous et qu’on est en retard, mais il a bien compris que pour moi ça marche moins vite. La preuve c’est qu’il rajoute toujours un écart, et tant pis si on est encore plus en retard : — Attends je vais te montrer un truc...

Mais comment je protesterais : ces villes anciennement nouvelles, il semblerait que les études urbaines les délaissent, allez on est passé à autre chose, le problème se règlera bien de lui-même, béton qui s’effrite où les dealers dans chaque recoin de 12h à 22h, ces fortifications et cloisons qui se refont, et l’idée générale, le rêve d’il y a seulement un demi-siècle, qui s’effondre lentement sur lui-même : galeries vides, immeubles abandonnés. « Une ville prévue à Courcouronnes pour 150 000 habitants, dit Franck, et il y en a 50 000... »

Là, par exemple, c’était : « Attends, on va prendre un raccourci... » Ceux qui connaissent Montréal savent comment un réseau de galeries court sous la ville et permet de rejoindre tous les blocs sans remonter à la surface. Ici c’est les parkings qui devaient jouer ce rôle : la ville à l’étage, les voitures dessous, mais les voitures alors symbole du monde qui va.

Donc, on passe par le parking. Ce que voulait me montrer Franck : un parking récemment refait à neuf, tout rempli de vide qu’il est, mais les sas et entrées ont gardé les couleurs et la signalétique originelles. Franck Senaud enseigne l’art et la philosophie de l’art (la veille au soir, quel beau parcours d’Ellul et Agamben à Simondon puis échappée sur Flusser), dessine et peint lui-même : moi j’aurai vu l’usure et le pigeon crevé, je n’aurais pas pensé que cette histoire des couleurs et des signalétiques était un des éléments dans ce puzzle géant de comment penser ces villes condamnées (condamnées justement pour avoir voulu être nouvelles, dans un modèle depuis délaissé), qui serait la tâche commune pour ce qu’on entreprend et partage.

Et soudain, devant cette peinture verte d’un demi-siècle, un élément du temps surgit autrement. Et Franck qui repart dans l’intérieur du parking : — Attends, je t’ai pas montré ça.... Et je suis. Puis, comme d’hab : — Mais pas trop de photos, hein... En même temps on commence à rôder le binôme, lui il fait la conversation (les personnes qu’on rencontre sont tellement surprises que leurs occupations banales puissent être l’enjeu d’un décryptage et d’un dépli du temps comme ce dont mon guide est porteur), et donc il sait très bien que je photographierai quand même, et c’est pour ça qu’ici ça s’appelle roman-photo.

Sauf que là, la chance : à peine on arrive que la silhouette de l’homme de vigie, avec son gilet fluo, ses lourds équipements de ceinture et ses bottes de sécurité, s’éloigne dans la galerie de béton.

Une vigie panoramique, sauf qu’il n’y a plus rien à voir que le parking refait et les emplacements vides. Aujourd’hui, ce serait un mur d’écrans ternes. Il doit bien avoir des caméras, mais c’est peut-être dans un cagibi à écrans qu’est parti l’homme de garde. Nous on est devant ce grand pare-brise incurvé avec vision panoramique du sous-sol qui s’en moque.

Derrière, l’autel. Ce qu’il voulait me montrer, en ce temple, Franck Senaud. L’immense panneau avec reproduction 3D du rêve de la ville, telle que conçue un demi-siècle plus tôt. Un panneau éclairé, avec les flux de différentes couleurs, les bâtiments avec effet de relief, une icône digne de la cathédrale où je ne suis pas encore entré.

Derrière les bureaux incurvés des hommes de vigie — c’est comme une cabine souterraine de bateau dans la tempête que la salle a été aménagée, avec sa vitre panoramique —, comme l’élévation de la ville dont a la garde, l’entretien. — Et le panneau il date des années 70, dit Franck, ils n’ont pas osé le démonter... Pourtant, depuis, des bâtiments disparus, d’autres condamnées. Et d’autres boîtes de béton construites, qui n’ont pas été rajoutées.

Au-dessus du panneau, trois casques inutilisés, deux petites voitures, deux figurines genre PlayMobil. Une affiche hommage aux pompiers. Ces tiroirs en plastique pour distribuer les notes de service et qu’on laisse en place si longtemps après le passage aux e-mails. Aux murs les téléphones d’urgence, et par terre le long déroulé d’une imprimante à aiguilles (moi j’en avais une, vers 1988-1990).

J’ai fait mes photos. Le gardien ne revenait pas. Quand on est reparti (Frank avait un autre truc à me montrer) on a vu débouler un vigile, on a pris les devants en disant ce qu’on fichait là, mais le gars s’en moquait bien mal, lui il venait de garer sa voiture pour aller veiller aux étages vides, au-dessus.

Reste le grand tableau, ses flux illuminés, ses structures colorées, et la ville comme une promesse, sinon un rêve.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 février 2020
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