Civray, ville complète

archéologie enfance, suite


Ce texte est paru dans la revue Actualité Poitou Charentes en juillet 1999, à l’initiative de Jean-Luc Terradillos. Il a été suivi en 2000 par Civray, archéologie sixties. Voir aussi ce retour à Civray en 2005.
Et ce complément en chronique photos.
Depuis sa mise en ligne, ce texte me vaut à intervalles irréguliers des e-mails : merci à l’homme de Mantes de m’avoir signalé, le premier, la reprise du cinéma Le Paris, via le tissu associatif et une programmation d’exigence — ça fait bigrement plaisir. D’autres témoignages me disent que j’exagère, que ce n’était pas comme ça : on n’est pas maître, écrivant, de ce qui vient au jour. Sinon, on ne le ferait pas. Je réponds invariablement que je serais plus que curieux de la même vision subjective, celle de mes interlocuteurs...
Dédié à Etienne Arlot.

 

Sans doute pour avoir découvert brutalement tout cela à onze ans, cet âge charnière de la première année de collège. Juste avant, à cent soixante-cinq kilomètres de là, au bord de la mer, et même les collines ni une rivière je ne savais ce que c’était. Et c’était, cette année 1964, sur les deux voies de la 164, un voyage bien plus long que maintenant.

Sans doute tout cela ne s’est pas révélé dans son importance immédiatement, mais la ville on la découvrait d’en haut, et depuis son plein centre géographique, la place en face l’église, d’un poste d’observation qui m’était à moi seul (et mon frère) concédé et réservé, cette vieille tour et en haut sa lucarne.

Ville complète, c’était dès l’arrivée depuis l’ouest. Bien sûr, maintenant, je pourrais décrire avec précision l’arrivée depuis Couhé-Vérac, l’arrivée depuis Confolens, ou depuis Ruffec ou Gençay, mais la seule vraie arrivée pour moi c’est celle qui fut la première, depuis l’ouest et notre ancien village de Vendée. Après la côte de Saint-Pierre d’Excideuil, on savait que c’était la ville parce qu’on était d’un coup au milieu d’usines, de chaque côté de la route et juste à son bord, toutes portes grandes ouvertes. La parqueterie Couderc par exemple, et puis les deux antres du fer, P.B.L. c’était Portejoie Brunet Lavaud : pas besoin de faire effort pour que les lettres, le sigle et son déploiement, se superposent immédiatement à l’image, on y avait inventé (des trois, M. Portejoie était l’inventeur) des barres de coupe auto-affûtantes pour faucheuse, à section triangulaire, reprises au temps de l’opulence par toutes les marques de tracteur. L’usine a été reprise, modernisée, et maintenant continue avec les lames de tondeuses à gazon (il faut bien les fabriquer quelque part : pourquoi pas Civray ?). En face, ce qui était autrefois les A.C.C. (Ateliers de Construction de Civray) reconvertis des charpentes métalliques dans le soudage de citernes à gaz (Citergaz), qu’on entrepose maintenant dans les champs précédant l’arrivée en ville, et à côté c’est encore une entreprise de camions qui a prospéré pour les transporter. D’autres bâtiments plus opaques et mystérieux, à bardeaux de tôle ondulée, mais tous rassemblés là, sur la route de Niort. Ensuite, la gare, avec son bâtiment jaune, et l’avenue bien droite et plantée d’arbres qui en revenait à la perpendiculaire, même si n’y passait plus, une fois par semaine, que la draisine qui desservait le silo à céréales de Saint-Martin l’Ars, et que sur les voies déjà poussait de l’herbe. A côté, la Coopérative Agricole reste le plus volumineux objet architectural de la ville et, quand on arrive par les Maisons Blanches, qu’on a un regard pour la maison verte au coin et la gare et le double rang d’arbres, l’avenue est toujours vide.

La ville est dans une cuvette, on y descend par quatre rues donnant de biais aux quatre angles de la place devant l’église romane. Fascinant, pour moi qui venais d’un pays de marais, comment les maisons se haussaient soudain et se rapprochaient, à la fois plus hautes et plus étroites, dans leur enfoncement rectiligne à mesure qu’on descend par la route de Ruffec, ou qu’on remonte par la rue Pestureau. La place s’appelle place Leclerc mais tout le monde disait encore place d’Armes, et l’église y est indifférente. Aux quatre rues des angles, s’ajoutent celles, plus étroites, qui suivent de chaque côté, vers l’amont (moulin Roche) et vers l’aval (moulin Minot) la rivière, et voilà Civray : cette géographie, l’armature ou la grille qui nous permettent de se repérer dans un espace, la Charente au milieu se divisant pour une île, la ville ayant donc son grand pont (avec vue sur l’île et sa piscine en étrave) et ses petits ponts (de chaque côté de l’île du côté où on y dressait annuellement la fête foraine), je crois qu’elle m’a suffi pour toujours. Il n’est pas de ville arpentée plus tard, de Moscou à Bombay, Venise ou Berlin, pour laquelle la topographie de Civray n’ait pas servi de première accroche.

Et donc nous emménagions sur cette place carrée du centre ville, la maison évidée dessous par le porche tout en longueur par quoi les voitures entraient dans le garage qui était, derrière, une suite d’anciennes cours couvertes. Pour grimper à l’étage on utilisait les marches en spirale, usées en leur milieu, de l’étroite tour du treizième siècle. On a occupé six ans cet appartement biscornu du premier, un grand grenier au second servait de réserve aux pièces détachées (avec aussi, inexplicable, une très grande hélice d’avion), et il y avait cette porte où un adulte n’aurait passé que de profil, avec des marches de bois en pente raide, qui menait au chapeau même de la tour, le petit cône avec la lucarne. La tour existe toujours, et chaque fois que je reviens à Civray je viens en bas la regarder. Maintenant, c’est un supermarché Coop qui a remplacé le garage, on ne reconnaît rien.

Les voix qui montaient du marché jusqu’à la tour, le mardi, il m’a fallu quelques mois pour les entendre. La syntaxe, les mots et la prononciation de Charente n’étaient pas celles de Vendée et en ces temps c’était encore tellement plus sensible : à l’internat de Poitiers Camille-Guérin, plus tard, même ceux de Loudun parlaient autrement que ceux de Civray. Rabelais déjà compare, dans le Tiers-Livre, les vocabulaires de Mirebeau à ceux de Charroux et Saint-Maixent : trente ans ont bousculé cela plus que les quatre siècles juste avant. C’était un temps où les téléviseurs noir et blanc pour la chaîne unique n’avaient pas encore mis leur antenne sur toutes les maisons (ça viendrait vite, n’est-ce pas, Gilbert Saget notre spécialiste en blouse bleue), et où pour téléphoner aux grands-parents restés en Vendée, on entendait l’opératrice de Civray demander celle de Niort, celle de Niort appeler la Roche-sur-Yon et celle de la Roche-sur-Yon prononcer : " Luçon, vous m’entendez ? "

En se souvenant de ces impressions qui sont celles par quoi ensuite tout s’organise (les recherches actuelles le vérifient : on crée brutalement dans l’expérience neuve des connexions arbitraires et erratiques parmi l’amas des neurones, qui seront ensuite les tracés privilégiés des sensations ultérieures), ce qui me reste de Civray, c’est d’abord comment la ville résistait à mon organisation mentale d’onze ans. D’abord, parce que je savais m’y perdre. Par exemple, de l’autre côté de la rue du Commerce, quand on traversait la route de Ruffec, entre là et le Champ de Foire (où serait plus tard le garage des pompiers), est un quartier où mes rêves souvent me reconduisent comme une rue qu’on sait y être et qu’on ne retrouve pas par décision, qui n’apparaît que dans certaines conditions, comme dans le Golem de Meyrink et dans quelques très anciens contes poitevins. Il y avait ici l’hôpital, ça s’appelait plus exactement clinique du docteur Guillard dont l’arrière se complexifiait sur un très petit bras de la rivière, enfoncé dans de vieux murs, et aujourd’hui encore je ne saurais en faire précisément le plan (mais cela voulait dire qu’on pouvait naître et se soigner à Civray, quand le parking aujourd’hui de la Miletterie, l’hôpital de Poitiers, est vaste comme celui de tous ses hypermarchés rassemblés, et on l’agrandit encore).

Ville complète, c’est aussi l’inclusion dans ce tissu principal de blocs mystérieux parce que non pénétrables, et qui la reproduisent. Par exemple, cette maison à verrière opaque, au jardin clos dans de hauts murs, où s’élaborait le journal du jeudi. Il existe toujours, le Journal de Civray, et a gardé cette fonction active de prise de parole contradictoire et continue des ténors locaux : la grande ville nous a déshabitués de cette parole directement adressée au collectif, à sa taille. Chaque fois que je reviens, je l’ouvre, sans retrouver forcément cette vigueur, parce que la ville n’est plus la même, les décisions plus lointaines et une part des articles achetés tout rédigés - restent les petites annonces, de chèvre pleine, motoculteurs très bon état ou cordes de bois par trois. L’imprimerie a déménagé vers la rue des usines, et tout a repris, rue Louis XIII, une taille normale, sans mystère. Aussi, en haut de la route de Ruffec, l’ancienne et majestueuse Caisse d’Épargne avec sa coupole et son horloge. Et surtout le cinéma Le Paris, dont la sortie de secours donnait sur ce qu’on nommait le passage, un boyau de ciment à l’arrière du garage, où on lavait les voitures au jet. Le dimanche après-midi, dans le garage désert, avec mon frère on écoutait, de l’autre côté de l’issue de secours, l’oreille collée au bois, la bande son des films, avec scènes d’amour et coups de pistolets. Quelquefois, en semaine, quand c’était ouvert pour aérer, on voyait le cube très sombre aux fauteuils rouges, à l’odeur de renfermé : sans doute est venue de là mon aversion de toujours pour le cinéma en salle, mais au moins avait-on un cinéma avec actualités et films presque tout juste sortis.

Evidemment, l’enceinte majeure, c’était le lycée. On entrait par un couloir où on défilait un par un entre la porte vitrée du surveillant général (monsieur Uhart) et celle à porte matelassée comme celle d’un notaire ou d’un docteur (et ceux-là seulement, sans doute) du proviseur. Mais la cour, au carré, était entièrement close, sur deux pans à la perpendiculaire par les salles de classe à fenêtres très hautes, sur un troisième pan par la cantine et sur le dernier par le vieux gymnase. Deux passages pour la quitter (comme si toute la ville avait été affaire de ces ruelles, passages, porosité entre des murs resserrés, qu’il fallait s’accrocher, pour le statut de ville, à un labyrinthe à taille de gosse perceptible), l’un emmenait à une cour avec des préfabriqués qui ont demeuré longtemps, un autre, qui revient lui aussi dans les rêves, par quoi on s’enfonçait dans un sous-sol avec d’autres salles de classe, donnant vers la salle des fêtes, derrière la mairie. Mais par cette impression que, là, on était séparé du dehors, ce qu’on y apprenait avait cette autre porosité, de coïncider avec les rêves et les livres. De l’autre côté de la route, des ateliers où on nous faisait, pour nous apprendre la technique, tailler à la lime des silhouettes de canard en bois au premier trimestre, en tôle au second. Et une porte en bois réservée au cours de gym, quand on partait au petit stade, en haut de la côte, faisant tout au long conversation avec le professeur poète. Un jour, je découvrirais le gymnase rasé, et la cour ouverte directement sur la route. Maintenant, en passant en voiture, on voit toute la cour. Cela me choque, depuis, comme une mise en saignée des rêves.

Ville, ça veut dire aussi une organisation sociale capable de tenir seule, avec la dureté que cela comporte pour ceux qui ne sont pas aux meilleurs endroits, même si cela ne nous était pas, alors, très perceptible. Tout au long de ces années de lycée (donc de la sixième à la première, avec une pause de deux ans dans le collège tout neuf qu’on nous a installé en 1966 route de Ruffec, où depuis il prend de l’âge dans cette modernité inaltérable des cubes scolaires), je ne crois pas qu’il ait pu y avoir dans la ville un visage dont nous n’aurions su où il habitait, et comment sa manière. Cette pulsion d’associer à un visage un lieu et un statut, nous qui sommes nés dans ces grilles, nous les emmènerions avec nous, même maintenant dans des villes plus grandes et anonymes. Elle ouvrait sans barrière à la littérature, Balzac par exemple, alors même que cette vie-là était sur le point de s’effondrer ou basculer. Je ne crois pas qu’avant ces années de début soixante-dix nous ayons même eu besoin d’aller à Niort ou Poitiers pour des achats que la ville n’aurait pas fournis. Sur la place Leclerc que tout le monde disait place d’Armes il y avait les tissus Gardès, l’horloger Logeais, l’électroménager Chauveau, la librairie Baylet, les appareils-photo chez Charpentier, madame Bernard mercerie et cadeaux, et Dupuis pour les chapeaux et parapluies, meubles chez Mautret et les voitures chez Bon, Bourdin, Tabarin et Laffont - quatre René pour Citroën, Renault, Peugeot et le défunt Simca, mais ni Ford ni Volkswagen ou Toyota (à preuve que M. Bridoux, qui faisait Fiat, ne s’appelait pas René) - , dans la rue du Commerce les longues travées un peu sombres de chez Chandernagor, quincaillier, fournissaient au reste. Poitiers a tout mangé, avec ses maisons à la périphérie. Je sais, par exemple, où habitent encore mes anciens profs (au moins six d’entre eux), mais les deux enseignantes, si actives et investies dans leur travail, qui m’ont invité l’an dernier, n’habitent plus la ville où elles travaillent.

Peut-être nous-mêmes, emménageant dans l’ancien garage de la place, face à l’église, faisions déjà partie de cette bascule, et y contribuions sans trop le savoir. Le garage s’était mis à l’emplacement de l’ancienne poste (non pas les PTT, mais la halte des diligences, avec l’emplacement des anciennes écuries, et aux murs les anneaux pour les chevaux qui restaient, près du pont élévateur). Il s’était installé dans le vieux tissu de la ville, dans sa cuvette près de la rivière, au point qu’un de nos jeux c’était de parcourir tout ce centre, entre la rue du Commerce et la rue Louis XIII, la route de Ruffec et la place, sur le haut des murs de clôture, de jardin à jardin, sans descendre (et je pourrais dire par coeur encore les noms de tous ceux-là, les copains, souligner aussi parmi eux, ceux qui sont restés : avec l’ami Pignoux, qui s’en est allé apprendre au loin le métier de luthier et qui construit, répare et vernit des violons et des contrebasses, il n’y a pas une fois qu’on ne refait pas cet inventaire des noms). Des adolescents vivent-ils encore entre ces quatre rues ? Il a fallu à Civray aussi construire un immeuble de trois étages avant de s’apercevoir qu’on n’en avait pas besoin, et les pavillons parallèles s’étendent peu à peu par taches dans les champs.

On a vu surgir la mutation, et nous-mêmes y avons contribué, quand en 1969 on a délaissé le vieux garage trop étroit pour un des premiers bâtiments sur charpente métallique qui ensuite se sont succédé sur la route de Poitiers (tandis qu’on faisait pour quelques mois encore du patin à roulettes dans le vieux garage vide du centre-ville, s’installaient à côté du garage neuf les peaux de lapins en gros de chez Gaignard et les surgelés en gros Frobeur), puis sur la route de Savigné, tour à tour, Chauveau, Chandernagor et un Intermarché. La mutation s’amorçait par des objets même minuscules, mais toujours aux couleurs vives, comme passer de 1964 à 1969, où on marcherait sur la lune, d’un monde monochrome à un monde en couleurs. Par exemple lorsqu’une guitare électrique rouge a fait son apparition entre deux accordéons dans la vitrine du coiffeur Barré, côté petit pont (et Mickey, qui jouait dans les bals, avec ses cheveux dorés, et qui, embauché au lycée, était comme à la frontière de deux mondes, pour nous un fier symbole), ou bien lorsque nous entrions explorer dans les bacs à disque de chez Chauveau les arrivages de titres anglais qu’on passerait plein volume dans la cave concédée alors au Foyer des Jeunes : la fierté d’arborer

Beatles ou Rolling Stones en 45 tours, quand on n’aurait pas daigné alors d’écouter cette Marchoise que notre prof de cinquième, Michel Vallière, à Civray commençait.

On y était accroché, à notre Foyer des Jeunes. Encore un des profs, qui avait lancé l’affaire, avec sa grande barbe et sa deux-chevaux. C’était un autre mode d’exploration de cette hiérarchie de la ville, parce que nous refaisions la nôtre suivant les valeurs qui nous étaient provisoirement propres : le grand Étienne, champion en courses, qui faisait du vélo plus vite que nous tous, et maintenant en kayak nous dépassait, dans ces bateaux achetés d’occasion, lourds et mille fois rafistolés, mais qui nous livraient tout d’un coup la ville depuis une strate plus immuable, les résurgences secrètes de la rivière, les vieilles chaussées de moulins désaffectés, les grottes à l’entrée parfois presque en pleine ville derrière un garage. L’un d’entre nous, qui le premier avait franchi les portes du travail, ce qui nous avait été tellement impressionnant, comme d’un coup prendre conscience de cette frontière, que ce monde qui s’explorait par jeu pouvait maintenant nous requérir, non seulement est resté ces trois décennies dans la ville, mais il y programme la venue de spectacles, y maintient en santé une troupe de théâtre : par delà la mutation, par delà ce qui tire vers les métropoles, la volonté que cela, qui vivait, demeure, qu’il y ait peut-être un retour qui s’amorce, puisque paradoxalement les distances s’amoindrissent, et que le centre rénové, la place réorganisée devant l’église, pourraient vite redevenir plus attractives que les rues à noms de fleur à proximité de rocade.

Ainsi donc enfant à onze ans découvrant d’en haut un monde en bascule et qui n’en savait rien encore. On marchait dans ces pierres usées par des pieds depuis le treizième siècle, on ramassait au bord des champs des pierres taillées, il y a toujours au-dessus du Trésor Public le monticule de buissons en désordre avec les vieux pans de mur du château fort en ruine, les siècles avaient chacun déposé leur marque visible et pouvaient coexister dans leur charroi lent et continu, on ne savait rien de la menace. Le premier mardi de chaque mois il y avait foire aux bestiaux et quand c’était les vacances scolaires bien sûr on y allait traîner, toucher le museau des veaux. Ces fois-là, sous les vieilles halles de fonte à la Baltard qui n’étaient pas démolies pour en faire un parking, et où les menuisiers venaient encore tracer leurs charpentes à la craie, échelle un, les allées du marché étaient plus serrés, de la lucarne de la tour j’écoutais ces bonimenteurs à couperose (le café de la Paix, au coin en face l’église et dont j’espère bien qu’il s’appelle toujours café de la Paix, débordait ces jours-là) : celui qui vendait des Sainte-Vierge qui changeaient de couleur avec la pluie, celui qui vendait des outils à tout faire, celui qui pour placer ses montres de pacotille faisait miroiter une demi-heure qu’elles seraient gratuites.

Mais le marché, vu d’en haut, de la lucarne de la tour, c’était surtout (je parle d’il y a trente-cinq ans) le très étrange dessin de casquettes tournant lentement autour de la place, ce que nous-mêmes avec les copains bientôt enchaînerions : trois tours et puis quatre, dans le même sens, et forcément, puisque les temps où on s’arrête pour causer ou saluer ne sont jamais les mêmes, le décalage même petit des vitesses relatives fait qu’en trois heures tout le monde aura examiné tout le monde, la santé qu’on porte sur la tête et le baromètre des saluts qu’on adresse, parmi les poules entravées aux pattes ou les poussins d’un jour, parmi ce bazar presque oriental où on pouvait se perdre dans les vêtements de travail Laffont ou la quincaillerie à dix francs.

Pour nous, qui restions, c’était, le mardi juste après, la place encombrée de cartons vides, d’épluchures en tas, de papiers que le vent faisait voler jusque sur le Poilu au milieu. Ce qui n’empêchait pas, comme tous les jours à la même heure, le pharmacien de rejoindre le directeur de l’agence bancaire et l’horloger, et les trois hommes, d’un pas suffisamment lent pour s’accorder avec la gravité de ce qu’ils avaient à se dire, d’arpenter en allers-retours continus le même immuable trajet, de l’église à la banque. Quelquefois rejoints par tel autre commerçant, et ce n’était pas chose mineure.

Il y a toujours marché à Civray le mardi, avec encore quelques casquettes, et toujours deux pharmacies sur la place, et la maison de la presse, et le tabac et la librairie. Dans la petite rue du Commerce, incurvée et étroite, je ne saurais plus dire exactement la suite des vitrines. Un cabinet médical, un kinésithérapeute et un assureur ont évité que les dernières vitrines ferment, même si la droguerie Gazonneau et le boulanger tiennent bon. En fait, on ne peut jamais parler exactement d’une mutation, parce qu’on ne regarde toujours que depuis son premier poste d’observation. On n’a plus les éléments de mesure.

Par exemple, le tourisme. Autrefois ils devaient bien se débrouiller, les touristes. La plage (oui, une vraie plage, dans les boucles de la rivière) était seulement pour nous. Maintenant, on les accueille au camping, et on a rénové pour eux une belle maison de la place. L’Agence Immobilière, à peine si on la remarquait autrefois, maintenant elle a deux vitrines, et les annonces sont bilingues. Mais cette ouverture directe de la place sur le nouveau parking près de l’île, comment je pourrais l’intégrer à ma géographie ? Autrefois c’était un hôtel restaurant, depuis longtemps fermé : comment penser que de la place on peut rejoindre l’île sans passer par la rue du petit pont ? L’impression que toute cette circulation de fer, si elle étend l’économie locale jusqu’à la suite d’entrepôts carrés qui s’empilent route de Savigné, ne peut rendre la ville poreuse à aujourd’hui comme elle était pour nous poreuse. Pour 2 821 habitants on a le choix désormais, aux trois sorties du bourg, entre Intermarché, Stoc et Atac, mais eux-mêmes déjà comme l’indication hypocrite : allez donc à Poitiers, Niort ou Angoulême, vous trouverez tout cela en dix fois plus grand, tout de suite disponible. Il reste la maison de retraite et le foyer logement pour personnes âgées, vient un jour qu’on en est à son tour un visiteur assidu.

On est du mauvais côté de la mutation, parce qu’on s’interroge toujours depuis le point de vue du monde perdu. La grande marée qui a tant aspiré de nos villes vers les préfectures, et la préfecture elle-même vidant lentement trois autres villes de leur substance comme par aspiration intérieure en se faisant capitale de région, pourra-t-elle, dans un monde plus lisse, plus rapide, renvoyer à nouveau aux bords de la rivière ce qu’elle en a séparé ? De l’inventaire des noms, qu’on fait entre anciens copains, parce que ces amitiés, qu’on crée à cet âge, sont comme intemporelles ou pérennes, combien sont restés sur place et s’accrochent ? Un de mes frères est resté, et un des frères Chandernagor, et un des frères Bourdin. Bien sûr, chaque fois qu’on revient, qu’on en reconnaît quelques-uns, de ceux qui sont là. Mais la rupture majeure c’est peut-être par là que d’abord elle s’est faite : on est parti un jour, avec un sac, sans savoir la mesure de cette aspiration.

Je ne suis jamais remonté à la lucarne de la vieille tour. Les livres que je lis encore aujourd’hui, par contre, c’est là, sous le petit cône d’ardoise, au-dessus de la spirale de marches du treizième siècle, que j’en ai découvert la plupart, dans ce choc de mes onze ans : passer du village à la ville, une vraie ville, une ville complète, avec ses superpositions d’âges, ses architectures et ses mystères. La mutation qui s’annonçait, et dont nous relevions obscurément, par les voitures, les musiques, et ce qui s’amorçait d’un rapport différent aux grandes villes dont nous savions si peu, on découvre au moment de changer de siècle qu’elle s’est faite en nous laissant du mauvais bord. On est les premiers à faire accéder au passé ce qui fut notre présent. On continue d’avoir des rêves dans un quartier de Civray où on se perd, quand personne ne s’y perd plus.

On n’est même pas compétent pour parler d’aujourd’hui : quand on vient marcher sur la place, ceux qui ont l’âge auquel soi-même, par le seul fait de marcher là, on est intérieurement transporté, ils ne vous regardent même pas.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 décembre 2007
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