les nocturnes de la BU Angers | 03, images classées

la BU aux plus larges heures d’ouverture en France propose aussi qu’on y écrive


Ce soir je ne proposerai pas exactement en ligne le même exercice que nous ferons en atelier, mais je voudrais partir du même matériau, de la même idée, et en même temps – pour cette version en ligne, ouverte à tous – accroître la spécificité numérique.

Principe de départ : l’histoire de l’image et l’histoire de l’écrit s’interpénètrent depuis l’origine. Aux grands points de bascule de l’histoire de l’écrit, correspond chaque fois une reconfiguration du statut ou de l’usage des images, d’une part dans les formes matérielles de diffusion de l’écrit, d’autre part dans le statut même des images dans les formes écrites.

Ou, pour parler simplement, la façon dont un texte va produire avec l’écrit l’illusion d’une image, reconstruire par la phrase le regard découvrant, décryptant, analysant, mémorisant une image.

Je prends souvent en exemple la représentation de la photographie dans l’histoire récente de la littérature, la fausse piste de Baudelaire, le dédain de Flaubert, Nerval qui pratique mais n’en écrit pas, et évidemment la rupture Rimbaud, cette lettre du 6 mai 1883 à sa mère où il lui décrit ce qu’elle pourrait voir sur la photographie qu’il lui envoie, la toute première, un autoportrait entièrement blanc, vague trace de casque colonial devant palmier, pour erreur dans les fixatifs. Et puis, avec Proust, la photographie qui devient générique du texte. Me suis expliqué de tout ça plusieurs fois.

Ces photographies me représentent, l’une, debout sur une terrasse de la maison, l’autre, debout dans un jardin de café ; une autre, les bras croisés dans un jardin de bananes. Tout cela est devenu blanc, à cause des mauvaises eaux qui servent à laver. Mais je vais faire de meilleur travail dans la suite. Ceci est seulement pour rappeler ma figure, et vous donner une idée des paysages d’ici.

Arthur Rimbaud, lettre du 6 mai 1883, Œuvres complètes, Gallimard, 1972.

Et je prends comme point d’ancrage un autre moment : en 1981, quand Barthes se fait tuer par cet autobus, il termine de corriger les épreuves de La Chambre claire, 48 chapitres définissant, avec chaque fois un exemple pris à l’histoire de la photographie, un usage défini et singulier de l’image photographique. La même année, Hervé Guibert publie L’Image fantôme, là 64 usages ou états de l’image photographique (la photo d’identité, la radiographie, la planche contact, le négatif, l’album, la photo souvenir, l’image érotique, la belle image, l’appareil, la séance, le polaroïd, la retouche, les diapos etc...).

Cela veut dire que l’outil avec lequel nous appréhendons par le texte un simulacre d’image n’a trouvé sa forme que depuis 30 ans.

Un texte en flash-back : l’année de Sergeant Pepper’s, Claude Simon publie Histoire, un monolithe. Exploration d’une maison, extensive. Et une séquence de 13/14 pages où c’est le tiroir aux photographies qu’on inventorie : le dispositif de rangement et classement est cité, et s’y joint, paragraphes séparés, sans ponctuation, le grain du texte rejoignant le grain de la photographie, les images qu’on découvre. Celles de 1910, avec au dos le texte format carte postale, le timbre et l’adresse.

Images :

et sept heures du matin le ciel blanc la mer d’argent un gros bateau là-bas montrant sa poupe embossé des voix noires une mélopée noire des cris un groupe noir pataugeant éclaboussant ahanant tirant sur les cordes deux grosses barques s’élevant retombant dans les rejaillissements d’écume tiède Passage de la Barre – Côte Est de Madagascar

[...]

et onze heures du matin à Zanzibar : Water carriers at the pipe des négresses aux cheveux courts crépus remplissent des bidons de tôle à un robinet placé sur un socle de ciment et derrière elles un mur lépreux décrépi avec deux fenêtres garnies de barreaux les bidons s’entrechoquent avec un bruit creux le soleil tellement violent que l’une des femmes se protège le visage à l’aide d’un bidon vide une autre vêtue d’un tricot moutarde déchiré s’éloigne de la fontaine un bras pendant tiré vers le sol par sa charge le corps penché de l’autre côté pour l’équilibrer le bras libre horizontal en balancier

Claude Simon, Histoire, Minuit, 1967.

Dispositif de classement :

Le troisième tiroir occupé presque tout entier par rangées parallèles feuilletées des cartes postales : quelquefois des paquets encore liés par des faveurs déteintes mais la plupart en vrac (sans doute primitivement groupées et enrubannées par dates, par années, puis peut-être ressorties, regardées plus tard et rangées pêle-mêle), l’ensemble disposé en colonnes serrées perpendiculairement au tiroir, comme des cartes à jouer dans un sabot de croupier mais posées de champ, l’ensemble gris-beige, les bords supérieurs de celles en couleurs apparaissant parfois : de minces raies azurs ou opalines tachées çà et là par la couleur vivre d’un timbre collé à chebal sur la tranche comme c’était la mode à cette époque [...]

Claude Simon, Histoire, Minuit, 1967.

Nos usages de l’image ont basculé avec le numérique. Dans l’ordinateur, nous les archivons, les classons. Là où la Fnac mettait une étiquette Non facturé en travers du cliché flou, quand nous gardions les négatifs dans les boîtes en carton, nous archivons l’ensemble de nos images dans le disque dur. Mais aussi dans le téléphone, et ce ne sont pas les mêmes.

Si Claude Simon arrive à se saisir littérairement du tiroir aux images, si Perec dans Penser/Classer inventorie les objets de la table de travail ou les livres de la bibliothèque, comment ne pas aborder ce qui se passe, pour notre reconstitution personnelle d’une documentation du réel, pour notre propre et intime trace et mémoire, photos cadenassées, et puis bien sûr les photos effacées, les dossiers avec des scans des photos d’avant qu’on a voulu numériser, les appareils perdus, les disques durs oubliés dans le train (n’est-ce pas, CB), ou même les photographies non pas perdues mais qu’on ne saurait pas retrouvées, ou l’ensemble que forme l’énoncé de toutes ces catégories – tiens, passer voir La Vie, cette emprise du récit, à nous de la reconstituer, comme Barthes, comme Guibert, comme Simon ou Proust.

Se saisir de comment nous rangeons les images dans l’ordinateur, dans les disques, dans les DVD gravés, décrire le dispositif de classement, s’en aller aussi vers les dispositifs de ces photos sans intérêt que factuel – mais est-ce si sûr ? Souvenir, l’an passé, d’un artiste qui s’était saisi sur Face Book de toutes les photos où des adolescents se photographiaient mimant la guitare électrique, sur les 5 continents, et la perturbation qui s’ensuivait (le statut des visages anonymes chez Christian Boltanski participe du même principe).

Et, à mesure qu’on décrit ce système de classement (j’ai eu, de 2003 à 2010, 4 appareils photo-numérique, remplacé désormais par mon iPhone, ma réserve d’image des années 2003-2004 complètement différente des 3000 images de l’année Québec, ses récurrences, ses séries), intercaler à la Claude Simon, sans ponctuation, paragraphe en rectangle comme la photo est en rectangle, des ekphrasis (y a un pluriel ?), paragraphes devenant l’image – on a ces textes-là pour la photographie quand elle était un processus complexe et lent, que symbolise l’argentique, et si on investissait avec le texte nos archives d’images numériques ? Et par exemple, à la suite du paragraphe énonçant le principe de classement, de tri, une série minimum de 5 images, soit 5 paragraphes, avec un principe d’unification cohérent, de l’autoportrait aux villes, d’un même visage sur plusieurs années (voire un paysage), ou les photos perdues, voire même les photos pas faites (tout le livre d’Hervé Guibert tient à cette ultime séance pour un portrait de sa mère malade, et découvrant après le décès qu’il n’avait pas mis de pellicule, ce qui fait de son Image fantôme peut-être son livre le plus marquant...

À vous. Il n’y a pas de recette, et pas plus de contrainte (paragraphe sur le principe de classement, 5 paragraphes sur une suite d’images). Il y a un territoire neuf, et l’outil pour y entrer. Attention seulement : on s’en tient réellement aux images que nous avons produites.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 novembre 2010
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