projet St. Kilda | 1, prologue avant Ouessant

J – 15 : préparation en ligne de la conférence/performance, Ouessant, festival du livre insulaire, 24 août 2011, sur St. Kilda


pour @jeanloub

 

Ce mercredi 24 août, à Ouessant, je prononcerai une conférence qui s’intitulera « Projet St. Kilda ». J’aurai devant moi des notes, et sur ma tablette électronique quelques fragments de textes d’archives traduits. Un vidéo-projecteur proposera des images, en déroulement aléatoire et dynamique (j’en ai scanné hier soixante-quatre). Du compagnonnage des amis musiciens, j’ai appris que ces rendez-vous se construisent loin en amont, que cette préparation est la condition pour que l’improvisation soit aussi un rendez-vous avec soi-même. Qu’on en sorte épuisé et lessivé, mais avec le sentiment d’avoir touché la vieille machine magique du conte – ce qu’offre l’échange oral, quand il est cette tension et ce mouvement.

L’an passé, à Ouessant Numér’île, nous avions tenu trois rendez-vous, au crépuscule, dans des lieux chaque fois différents, et j’avais lu des moments de Rabelais face à la mer – la mer sur laquelle s’élance le Quart-Livre, la même vieille mer éternelle et rauque qui nous baignait sur la vieille cale plein ouest. Il s’agit d’une rencontre sur le thème des îles, livres qui parlent des îles, et surtout livres écrits par des gens qui vivent dans des îles – les îles qui parsèment les quatre cinquième de la surface maritime de la vieille planète.

Je ne vis pas dans une île, à moins de cette île intérieure qu’est cette page numérique devant moi, où j’écris. Ceux que je porte en moi venaient des îles, passaient d’une île à une autre le long de cette même côte de l’ouest, il y a des Bon dans le cimetière d’Ouessant comme dans le cimetière d’Oléron. Ouessant a toujours été pour moi, bien avant qu’on m’y invite comme auteur, un rendez-vous d’histoire personnelle : parce que j’y traverse le temps (comme à Yeu) et retrouve la brutalité des ciels et sons de l’enfance, ce qu’a gommé le pays usé des routes et des villes. L’an passé, un conférencier est venu parler de cette île des morts, au large de Brest. Parler d’une île ? J’ai dit à mes amis d’Ouessant que j’aimerais parler de ce que me lie à St. Kilda.

Seulement, Kilda en moi est un secret. Kilda est un lieu pérenne de l’atelier personnel, une accumulation silencieuse, un repère. Mais je n’ai pas écrit encore sur Kilda, je ne suis pas prêt : j’ai toujours souhaité, auparavant, retourner en Écosse, rester un temps dans les Hébrides, peut-être me joindre à un voyage vers St. Kilda – seulement je n’en ai pas eu l’opportunité. Pas de plainte : ces opportunités, quand on sent qu’elles sont mûres intérieurement, on s’organise et on les bâtit. C’est intérieurement, que la rencontre avec Kilda n’était pas prête, ni ce que j’attends de ce voyage – aller vers une mer plus sauvage et plus dure, aller dans un lieu du temps.

Au Québec aussi j’ai cherché St. Kilda. À Baie Saint-Paul, sur l’estran de ce point où le fleuve a juste commencé de se faire estuaire, le point où Jacques Cartier avait accosté (et qu’il décrit avec précision dans sa relation de son voyage). À ce point précis, on remontait de cinq cents ans le temps. Tout au bout de l’île d’Orléans, aussi, dans une maison de bois, une bouquinerie minuscule et encombrée. On en est reparti chaque fois avec une brassée de livres, dont plusieurs livres sur Anticosti – Anticosti ne ressemble pas à St. Kilda. Mais on y lit de la même façon le vocabulaire intérieur de l’île : l’île réelle qui alors nous reconstitue, face au monde et pour y tenir, comme île intérieure.

Décider donc, et s’y astreindre, que chaque jour d’ici la conférence du 24 prochain, je me place dans les conditions mêmes de l’improvisation que j’appelle (pour moi) Projet St. Kilda, et d’en tenir ici la trace.

Cela m’interroge comme forme, parce qu’elle a un précédent, très haut, très extrême : au terme de sa vie, Antonin Artaud est choqué brutalement par un compte rendu du Figaro, celui de la première exposition Van Gogh, qualifiant cette peinture par le dérangement mental de l’homme – c’est cela que va réfuter Artaud. Quatre jours d’affilée, il rémunère un assistant qui va copier la réfutation qu’il tient oralement. Le texte devenu « texte culte » qui s’intitule Van Gogh, le suicidé de la société, est fait de quatre reprises orales successives – de cette oralité non pas digressive mais construite. Artaud n’est pas en condition de le construire comme suite, ni comme enchaînement, ni quoi que ce soit de linéaire. Les quatre textes qui constituent son Van Gogh sont quatre surfaces superposées, s’élargissant chaque fois, mais intégrant des points communs, des approches répétitives. Ce procédé de construction bouscule l’approche mentale elle-même.

C’est ici de suite prouver mon point faible, difficulté même de l’improvisation : elle vous déporte sans cesse hors de son sujet, et vous encombre de pierres chaque fois plus lourdes pour revenir à son thème.

Artaud n’est pas là par hasard : il fait le voyage d’Irlande parce qu’il requiert, pour lui, ce fond énigmatique de mythologie qui nous importe parce qu’il nous a constitués aussi, mais que nous l’avons dissout – ou bien le latin, je ne sais pas. Artaud a écrit un magnifique texte-île : son voyage aux Galapagos. Sauf qu’il n’est pas allé aux Galapagos, il construit le récit d’après son rêve, et son rêve d’après ce que lui en raconte un passager, sur le bateau qui l’emmène au Mexique. Et le Mexique d’Artaud n’est pas indifférent à ce qui me relie à St. Kilda : il cherche un pays où, la religion ne s’étant pas constituée comme telle, l’art n’a pas eu à se construire en se définissant comme tel, par ce dédoublement qui encombre, de notre petit côté de la civilisation, la totalité des formes de représentation, du livre aussi bien que de la scène et de l’image. Les textes d’Artaud sur la non-constitution de l’art au Mexique, et ce que cela nous enseigne, sont un caillou noir radical dans notre atelier au présent.

Et c’est peut-être l’occasion d’aborder St. Kilda (pas possible de toucher à cette graphie curieuse, on y reviendra) par son nom : du norvégien Skilder – bouclier. Là non plus, rien d’étranger. Beaucoup de mots dans notre langue contemporaine viennent droit des influences vikings, sans parler des toponymes. Ces types savaient naviguer droit en regardant les étoiles (rôle de la nuit dans la navigation : la nuit seule vous autorise à traverser). Le mot slogan vient du viking, on l’utilise pour bien autre chose que la nuit du voyage et la mer. Dans les Chroniques de Bob Dylan il y ce passage qui fait sourire où le vieux chantre emmène un confrère, Bono (qui a mon âge, et a apporté dans le coffre de sa voiture, pour visiter l’aîné, quelques packs de bière, rien de très transcendant là), le point exact où, d’après des traces de campement exhumées, on identifie l’arrivée de vikings sur le continent américain (à vérifier si c’est vers le VIIIe siècle). Dylan dit nous dit – et montre à Bono – qu’il n’y a rien à voir, sinon un McDonald, un parking, et une gigantesque statue de viking en béton armé qui date des années 70 : l’Amérique blanche ayant trop à gagner, à prouver l’ancienneté de sa présence sur le continent usurpé (usurpation qui ne concerne pas Dylan, dont le grand-père est venu d’Odessa à Duluth en 1909).

Mais on est déjà, ainsi, à St. Kilda : des voyages et des traversées, à l’infini, dans toute l’histoire sauvage des hommes. Des voyages dont on ne sait pas le terme, au moment où on les entreprend.

Ainsi, dans la longue histoire de St. Kilda, occupée par les hommes des 2000 avant notre ère, occupation qui s’est sans cesse prolongée jusqu’à aujourd’hui, même si l’évacuation de l’île, en 1930, y a supprimé l’existence d’une communauté, sera toujours faite de voyages cassés : ceux qui veulent rejoindre St. Kilda et n’y arrivent pas, brouillards, tempêtes, on fait demi-tour ou on la manque, et voyages de l’exil, comme le St. Kilda que les survivants à un hallucinant voyage où la grippe, la bête grippe qui leur était inconnue, les décime, iront forger comme un rêve sur les côtes de l’Australie. Ou bien encore les voyages – et les relations qui en découlent –, de celles et ceux que le sort, naufrage, guerre, poste d’infirmière, de pasteur ou d’instituteur, jettera un hiver à St. Kilda et merci d’attendre l’année suivante pour éventuel retour.

Le vieux mot donc de skilder : un bouclier sur la mer. La forme en arc de l’île principale, et l’ovale que dessine l’ancien cratère, le cratère avalé – tiens, encore un signe qui relie St. Kilda à notre présent, puisqu’un peu plus loin ce sont les volcans d’Islande et qu’ils se sont mis eux aussi à parler la vieille langue minéralogique des îles qui apparaissent puis s’enfoncent. Les vieilles cartes vikings nomment Skilder l’île au plus sauvage des brumes et de la mer, le nom est repris dans les plus anciennes cartes écossaisses, et puis vient la christianisation générale : il n’y a jamais eu de saint qui s’appelle Kilda, on se gardera donc de rien changer au simple déplacement de graphie, peut-être simplement la naïveté d’anciens moines cartographes, qui lisent et voient Skilder mais pensent à ces ermites voyageurs, ou comme ce Pol qui vers 512 est venu à Ouessant, et – parce qu’il ne connaissait pas Skilder, bien plus haut et loin – l’a nommée uxisama axantos, transcription phonétique de la langue gauloise qui n’a jamais eu (ils le refusaient) de transcription écrite, et signifiait plus hautes eaux, ce moine donc vers le XVe siècle changeant la graphie parce que leur conception du monde voulait qu’on impose le nom si on y avait apporté son dieu, et donc l’île devenant St. Kilda, nommée telle par les premières relations écrites qu’on en ait, dès le XVIe siècle et comment reviendrait-on aujourd’hui en arrière ?

D’ailleurs, une fois embarqués pour l’île, elle devient l’archipel des restes du cratère immergé, l’île principale s’appelle Hirta, et se prolonge par Dun à la pointe la plus effilée, Soay l’autre pointe, Boreray l’île plus large où on pâture quelques bêtes, et les pics émergés plus loin sur l’ovale on les désigne aussi par le mot gaélique de stack – on ne dit plus St. Kilda, une fois qu’on y installe sont récit. D’ailleurs, récemment, à la Comédie française, en 2002, une pièce contemporaine de théâtre, Quatre avec le mort, avait intitulé ses trois rôles, un homme et deux femmes, Dun, Hirta et Boreray – écrite par un nommé François Bon, probablement un homonyme.

Et s’en tenir aujourd’hui, à J – 15, à la première découverte. On est à l’été 1999. Nous sommes déjà depuis deux semaines sur la belle côte ouest de l’Écosse, qui ne vous quitte jamais plus. La tombée très lente, ou la venue dans tous ses états de ciel, du jour progressif et mouillé. L’omniprésence de la mer, tour à tour noire, grise ou bleue, ou verte selon les minutes, les jours, les heures, le bruit grondant du vent ou la simple attente, et les côtes à jamais vierges de toute implantation humaine : des landes, des falaises. La force des éléments est trop grande pour nous. La modernité y a conquis quelques élevages de saumon (cela sent, on les évite) et près d’Ullapool quelques maisons solitaires vont jusqu’au bout des pointes en surplomb, mais pour que s’installe un signe fort des hommes il a fallu ces vieux châteaux étroits de pierre épaisse, et sur les rochers en bas quelques phoques pour s’en moquer. Ainsi, un jour, s’en vient-on au bout de l’île de Skye et qu’on visite le château de Dunvegan.

Et quand on a fini la visite de Dunvegan et qu’on sait tout de l’histoire du clan McLeod, un couloir en sous-sol vous ramène à la sortie via la librairie où on vend livres et cartes postales. Il y a aussi les toilettes, dans ce couloir du sous-sol. C’est là, sur les murs de ce couloir, que nous sommes arrêtés par deux photographies : deux groupes, un groupe d’hommes, un groupe de femmes, les regards, les pieds nus, la façon dont on se tient debout ou s’assoit au sol. On découvre le nom en légende : St. Kilda. À la librairie de Dunvegan, j’achète The life and death of St. Kilda, de Tom Steel, le livre le plus synthétique sur l’histoire de l’île. Deux jours plus tard, à Ullapool, je trouve deux autres livres. Puis, à Inverness, au retour, cinq ou six jours plus tard, des livres de photographie, et le voyage de Martain a’Bhaileach, dit Martin Martin. Dans les deux années qui suivront, je me procure, via un ami professeur de littérature contemporaine française à l’université de Glasgow, des photocopies de livres plus anciens, et qui n’ont pas été réimprimés. Des contacts pris avec le Scottish National Heritage à Edinburgh me permettront enfin de me procurer les photocopies de relations décisives pour l’histoire de St. Kilda, mais non imprimées. Je suis donc très vite confronté à la même donnée que l’ensemble des autres auteurs : le corps écrit de documents concernant l’histoire de St. Kilda est – comme l’île elle-même – circonscrit.

D’autre part, chaque relation, si depuis celle Martin Martin jusqu’à l’époque actuelle, il est possible de considérer qu’une fois tous les trente ans environ nous disposons d’un voyage à St. Kilda, décrit une communauté fixe, des usages stables, et le même étonnement stupéfait des voyageurs : l’hostilité des conditions de vie sur ces rochers nus au milieu de la mer, l’inexistence absolue de monnaie dans l’économie conçue de façon collective, enfin les oiseaux de mer, plumes, oeufs, huile, viande, comme ressource unique d’industrie et nourriture.

On a donc, en quelques kilogrammes de papier, la figure suivante : chaque trente ans, une relation de voyage décrivant les mêmes éléments fixes sur un lieu isolé précis, va reconstituer en creux une histoire générale du monde, chaque événement majeur étant signifié par un élément nouveau précis parfois minuscule, mais qui n’en sera pas moins la preuve globale de cette histoire générale du monde.

Ainsi, en 1917, l’apparition brève et unique d’un sous-marin allemand.

Ainsi, plus tôt, au XVIII° siècle, ce pasteur qui entreprend – et malheureusement, en trente ans de séjour, y parvient – l’élimination radicale des traditions celtes, incluant les contes et chansons, avec les croyances mystiques et les rituels de guérison. Ainsi, au XIX° siècle, l’arrivée d’un instituteur, puis d’une infirmière. Et l’expansion coloniale britannique, et l’évacuation finale de l’île.

C’est tout cela qui constitue, à douze ans du début de ma propre relation à St. Kilda, la spécificité unique – non pas de cette île – mais du dépôt d’écriture qu’elle représente.

La conférence peut commencer.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 août 2011
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