creative writing | sphère-oeil à compression de monde

si le roman est un monde, dit Malt Olbren, alors on doit pouvoir représenter le monde entier en miniature dans son projet


Malt Olbren, A creative writing no-guide
sommaire général.

 

Le célèbre texte de Jorge Luis Borges qui donne son titre au recueil L’Aleph est bien sûr un de ces textes à relecture infinie. On recommanderait même Fictions et L’Aleph comme gymnastique, une sorte d’exercice du matin, pendant cinquante minutes, sur n’importe quel récit de ces deux livres géants, avec comme seule consigne, à mesure que vous les connaissez mieux et y avez vos repères, d’examiner en vous ce qui a progressé ou changé depuis dernière lecture.

Laissons l’appareillage narratif de la nouvelle L’Aleph. Il sera temps ensuite de passer à un des exercices de construction narrative : une histoire commence toujours par son germe, son noyau, son oeil.

Et c’est bien ce qu’on nous propose ici : un oeil. Elles sont dix-sept sphères, comme ces grosses agates qu’enfant nous cumulions dans nos plus beaux trésors, lourdes en main mais qui tiennent dans la main. Elles sont dispersées dans des lieux secrets de nos maisons ou de nos villes. Celle-ci est dans le sombre escalier d’une cave, entre les marches. Mais quand on la regarde de près, qu’on y colle son propre oeil, on y découvre le monde entier, sans rien de caché.

Le mystère que nous offre Borges c’est cette totalité-monde, qui tient dans une main. Vieux mythe.

On ne bricole pas (tinkle) avec des textes de ce niveau, aussi précieux sans doute que la petite sphère elle-même, une des dix-sept. Imaginez que vous allez construire, lors de l’exercice, un texte qui comptera seul parmi les dix-sept plus importants textes qui jamais furent écrits.

Ce qui m’intéresse : la possibilité poussée à sa limite de narrateur omniscient. Concept un peu passé de mode : jusqu’à Tolstoï, le romancier aperçoit la totalité de ce qui advient tout autour de son histoire. Avec le seigneur d’Oxford, Mississipi, William Faulkner lui porte le premier un coup radical : chaque personnage ne connaît que ce qu’il aperçoit lui-même de l’histoire, et n’a pas accès pour la nuit que construit son roman à autre chose que ce qu’ils en voient, ses personnages. Quand Faulkner essaye autre chose, il se plante. Quand le réel est si confus que le narrateur ne sait rien de ce que voient et savent les autres personnages de l’histoire, cela donne Pylone et c’est géant.

Il n’est donc pas question de tout dire. La sphère de Borges est une création d’écrivain : donc elle ment. Il se trouve que Borges est le plus grand des écrivains, alors on ne s’aperçoit pas qu’il ment, l’histoire nous emporte, son déploiement abstrait nous cerne et nous effondre en elle, et nous avons donc tout vu dans sa sphère sans nous apercevoir que nous n’avons vu que ce qu’il voulait qu’on y voie (NdT : elle n’était pas facile à traduire, cette phrase-là).

On se colle l’oeil à la sphère grosse comme l’oeil, et on voit le monde entier dedans : plus personne pour faire traîner d’un mot ou trois la phrase, et s’étonner de la convergence de taille des objets, l’oeil, la sphère. Alors prenez-la, la sphère, tenez-la dans votre main. Le monde que vous y verrez c’est le monde qui tient dans cette bille. Il a une clôture, il est dans cette compression. On ne voit jamais, à la surface du monde, que ce qu’on y connaît de son monde à soi.

Alors à vous de jouer, maintenant : autant serons-nous à écrire ce texte, d’autant de mondes disposerons-nous. Le monde est probablement la résultante de tous ces mondes, si nous savions les superposer. Mais il faudrait ajouter les visions de ceux qui, sauvages ou errants anonymes sur les chemins, dans les déserts ou par les villes, ont une autre vision, dont ils ne nous feront jamais part. Et c’est pourtant bien vers leur vision à eux que nous fait cheminer l’écriture.

Finalement, nous construirons chacun ce que nous voyons dans la limite courbe de notre sphère-oeil, notre sphère-monde, pour l’évacuer, l’oublier, savoir qu’au-delà de notre texte il y aura notre chemin par déserts et villes, nous-mêmes écrivant et vidés de notre propre savoir.

La compression de la sphère-oeil, la sphère monde, seulement pour y enclore combien nous savons peu de notre monde, quelque accumulation qu’ici on en fasse.

Alors, comment il fait, Borges, pour qu’un monde tout entier tienne dans une de ses dix-sept sphères mystiques ? Relisez, c’est un grand écrivain, il a tout le savoir nécessaire pour ne rien en dire, sans que vous vous en aperceviez jamais. Et nous serons plus humbles, puisque nous allons, dans un temps aussi limité que l’étendue de la sphère (cinquante minutes pour gros comme un oeil, ça vous va ?) aller aux limites possibles les plus précises de votre accumulation monde.

Et j’aime bien, d’autre part, qu’on oublie la langue et qu’on ne pense qu’aux choses. Ce ne sera pas une liste ni une suite d’items qui voudraient ressembler à du vers libre (j’insiste, parce qu’il y en a toujours sinon qui confondent littérature et liste de courses).

Du vrac. Comme le monde lui-même. Un bout d’empilement du chaos majeur. Pas de ponctuation. Un paragraphe. Continu. Bloc. Ciment. Mais tout. Vos lieux. Et ce qu’ils sont à cet instant, ou ce qu’ils sont dans votre tête (vous êtes bien un monde à vous tout seul aussi, non ?). Les gens, les villes, les faits. Et même les paysages sans personne, les choses oubliées. La statuette ramenée d’on ne sait plus quel voyage et que personne ne regarde plus, invisible là-haut sur l’armoire.

Le chaos est trop grand, prenons-le à la pipette, autant qu’un oeil en peut tenir, un oeil-verre, un oeil-boule, la sphère de monsieur Jorge Luis Borges, le très grand.

À quoi sert l’exercice ? Et si vous cessiez d’abord de vous poser la question ? Ah bon, c’est moi qui venais de la poser et pas vous – qui n’y pensiez pas ? Humbles excuses. Disons que l’exercice ne sert à rien. Il faudrait que chacun au même moment l’effectue, et qu’on trouve ensuite moyen de remplacer le brave vieux monde par sa description ainsi faite. Mais il ricanerait à l’écart, de toute ce que nous ne savons pas de ses monstres enfouis, des présences dans l’air à nous impalpables, du dépli possible des temps en tout instant quand nous sommes dans un seul, et tant et tant.

Moi je dis : du vrac, du compact. Une goutte seulement, mais une goutte du vieux chaos. Et, le temps qu’on l’écrit, on n’y regarde pas, on n’ouvre pas la trappe de ce qu’on y a mis. Ah bon (bis), vous y décelez quelques petites choses importantes pour vos histoires, une maison, un couloir, une chambre, une voix, un nom, un trajet, une odeur ? Et que là, de ce détail, il vous serait possible d’en inventer une autre, d’histoire, qu’il ne vous avait pas été donné d’imaginer avant ?

Non, non, je vous assure que je ne l’avais pas prévu. Pas du tout.

Dites-vous quand même que Jorge Luis Borges a commencé lui-même par le faire, l’exercice.

 

À la partie inférieure de la marche, vers la droite, je vis une petite sphère aux couleurs chatoyantes, qui répandait un éclat presque insupportable. Je crus au début qu’elle tournait ; puis je compris que ce mouvement était une illusion produite par les spectacles vertigineux qu’elle renfermait. Le diamètre de l’Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l’espace cosmique était là, sans diminution de volume. Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l’univers. Je vis la mer populeuse, l’aube et le soir, les foules d’Amérique, une toile d’araignée argentée au centre d’une noire pyramide, un labyrinthe brisé (c’était Londres), je vis des yeux tout proches, interminables, qui s’observaient en moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta, je vis dans une arrière-cour de la rue Soler les mêmes dalles que j’avais vues il y avait trente ans dans le vestibule d’une maison à Fray Bentos, je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de métal, de la vapeur d’eau, je vis de convexes déserts équatoriaux et chacun de leurs grains de sable, je vis à Inverness une femme que je n’oublierai pas, je vis la violente chevelure, le corps altier, je vis un cancer à la poitrine, je vis un cercle de terre desséchée sur un trottoir, là où auparavant il y avait eu un arbre, je vis dans une villa d’Adrogué un exemplaire de la première version anglaise de Pline, celle de Philémon Holland, je vis en même temps chaque lettre de chaque page (enfant, je m’étonnais que les lettres d’un volume fermé ne se mélangent pas et ne se perdent pas au cours de la nuit), je vis la nuit et le jour contemporain, un couchant à Quérétaro qui semblait refléter la couleur d’une rose à Bengale, ma chambre à coucher sans personne, je vis dans un cabinet de Alkmaar un globe terrestre entre deux miroirs qui le multiplient indéfiniment, je vis des chevaux aux crins denses, sur une plage de la mer Caspienne à l’aube, la délicate ossature d’une main, les survivants d’une bataille envoyant des cartes postales, je vis dans une devanture de Mirzapur un jeu de cartes espagnol, je vis les ombres obliques de quelques fougères sur le sol d’une serre, des tigres, des pistons, des bisons, des foules et des armées, je vis toutes les fourmis qu’il y a sur la terre, un astrolabe persan, je vis dans un tiroir du bureau (et l’écriture me fit trembler) des lettres obscènes, incroyables, précises, que Beatriz avait adressées à Carlos Argentino, je vis un monument adoré à Chacarita, les restes atroces de ce qui délicieusement avait été Beatriz Viterbo, la circulation de mon sang obscur, l’engrenage de l’amour et la transformation de la mort, je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l’Aleph et sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers.
Jorges Luis Borges, L’Aleph, © Gallimard, L’Imaginaire.

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1ère mise en ligne 10 juin 2013 et dernière modification le 13 juillet 2013
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