film #8 | Ryoko Sekiguchi, la voix des fantômes

une exploration à partir de Ryoko Sekiguchi, « La voix sombre »



 sommaire du cycle « vers un écrire film »
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 sommaire général des cycles & ateliers

 

Ryoko Sekiguchi, la voix des fantômes


• comme il y a une histoire de la nuit dans l’écriture, ou du sujet lui-même, il y a une histoire du son dans la narration – et ce rôle spécifique du son est probablement amplifié dans ce qui est advenu depuis moins de 40 ans dans notre société, la présence permanente de l’accompagnement sonore, greffé aux possibilités techniques de reproduction sonore devenus individuelles ;

• un fois de plus, Proust est ici précurseur : dans mon Proust est une fiction j’avais rassemblé dans un des fragments de même une tempête mécaniquement imitée, diverses réflexions de Marcel Proust sur la voix et sa reproduction, et notamment cette phrase à propos de la voix de sa mère (je l’évoque dans la vidéo, la voici) : « De même que le beau son de sa voix, isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de l’Exposition ». Il faut y adjoindre tout ce que Proust dit de la voix à partir de sa transmission à distance par le téléphone.

• on se retrouve donc dans une configuration connue : un paramètre de l’écriture qui fait partie de notre quotidien, s’insère naturellement dans notre écriture du réel immédiat, et reste pourtant une histoire récente et complexe (entraînez-nous, par exemple, à aller rechercher les bruits – et la notation des bruits – dans Balzac, ou comment il évoque la voix dans Massimila Doni), et c’est cette dimension spécifique dont nous allons faire artificiellement le thème de l’atelier ;

• dans cette proposition d’il y a 1 ans sur la bande-son, je ne m’étais pas centré sur la voix mais sur les bruits du monde, pris en tant que tels et faits matière narrative – à partir d’un texte que je considère essentiel de Michaux, les bruits à rechercher associés aux documents de préparation de son film L’homme visionnaire (extraits dans les fiches abonnés), et le livre Bruits et voix de Giorgio Manganelli (voir mot-clé, qui lui aussi pratique cette exploration systématique ;

• donc la bande-son, d’accord... mais comment parler de la voix ? et comment, pour parler encore mieux et plus près de la voix, ne pas parler de la voix de qui n’est pas là ?

• et c’est tout récemment, à la Baule en juillet, qu’un déclic s’est produit en entendant Ryoko Sekiguchi parler de son travail – dans Manger fantôme et d’autres textes, la cuisine (et la mémoire des recettes) sert de communication directe avec les entités disparues, c’est troublant et magnifique. J’ai voulu alors découvrir La voix sombre, dont vous trouverez quelques fragments dans les fiches abonné, mais dont je recommande vivement (le livre ne coûte que 9 €) la lecture intégrale, dans sa forme, son parcours.

Un livre tout entier sur les voix enregistrées, mais qu’on retrouve alors que la personne a disparu – et ça concerne bien plus que radio ou phonographe.

Ce qui est important dans ce livre, c’est que les voix donnent à chaque fois le cadre et aussi le passage. Elles sont la matière de la narration, mais aussi ce par quoi la narration rejoint le personnage, le lien qui nous unissait à cette personne, et en reconstitue même la présence, puisque ce lien de Ryoko Sekiguchi aux fantômes est comme une permanence de son travail.

Un livre donc qui n’aurait pu exister en amont de la reproduction technique de la voix, qui a donné chez Jules Verne ce merveilleux Château des Carpathes, et nous permet d’écouter aujourd’hui Apollinaire en 1913 ou l’ultra-moderne Tristan Tzara (voir les tout aussi merveilleuses archives rassemblées par Kenneth Goldsmith dans son Ubu Web).

Mais, pour notre propre exercice, et la bonne distance avec le très beau petit livre de Ryoko Sekiguchi, je voudrais vous proposer d’user d’une liberté similaire à la sienne : oui, parler de la voix des absents, partir de notre propre mémoire des voix (je n’ai pas celle des visages, cela me vaut en permanence de douloureux quiproquo, mais je conserve une mémoire exacte, hyperesthésique, de toute conversation ou entretien).

Une voix, c’est un timbre, une prononciation, mais aussi une façon d’agencer des mots et expressions. J’ai par exemple été fasciné, récemment, par ce film de 1962 où témoignent des gens qui ont connu Proust, et dont l’élocution est si loin de la nôtre...

La voix, ou ce qui nous reste de leur voix, c’est une grotte, une caverne complexe à explorer, toute faite de finesse et d’exploration, de moments particuliers du temps, de souvenirs associés à des instants, des lieux, des tensions ou fêtes qu’on va ainsi appeler.

Une fois de plus, il s’agit donc bien d’aventure et d’exploration. Chacun de nous utilise des descriptions de voix dans les écrits les plus familiers, ou les usages les plus simples du récit. Mais, à prendre conscience de cette histoire toute récente, c’est encore un geste plus que rare que d’isoler la voix et d’en faire le sujet (ou la médiation) exclusif d’un texte.

Un exemple ?

Il fut un temps où je conservais certains messages de mon grand-père, qui m’appelait de Tokyo, sur le répondeur de mon téléphone fixe parisien. La capacité d’enregistrement étant limitée, je faisais régulièrement le tri pour ne conserver que les messages les plus précieux. Les messages téléphoniques sont on ne peut plus privés, parce qu’ils portent une adresse personnelle, et que le nom de l’émetteur et du destinataire sont souvent prononcés. Je conservais ces messages, et sa voix qui m’interpellait. Mais lorsque, après son départ définitif, j’ai voulu réécouter ses messages comme un ultime recours, tous avaient disparu. J’avais dû les effacer à un moment, en pensant que… en pensant quoi ?
Ryoko Sekiguchi, La voix sombre, POL, 2015 (et voir fiche abonnés).

Donc des histoires de voix. Des personnages retrouvés et reconstruits à partir de leur voix.

Autre suggestion, à lire le beau texte de Ryoko : penser au rétroviseur. Ce que vous avez à dire de la voix n’est pas là devant vous, vous n’avez rien à inventer, et d’ailleurs ce serait page blanche, combat stérile. Mais, et sans vous retourner, qu’est-ce qui vous revient de la voix de la personne ? Et si vous décriviez le téléphone, les circonstances, l’environnement ? La magie du texte ce sera peut-être simplement l’accumulation de ce qui vous permet d’entendre cette voix, plutôt que parler d’elle directement. Savoir ce qui vous traverse : là est peut-être le déplacement inauguré par Ryoko Sekiguchi.

Une petite indication finale : on a consacré énormément d’énergie, dans les précédents exercices, pour tenir le je à distance. Ici – voir extraits de La voix sombre – le je sert à la fois de matrice au monologue intérieur pour le récit, mais il est aussi bien plus : la voix n’a pas de matérialité. Elle se matérialise en nous, même si elle est transmise par la médiation d’un appareil (le répondeur...). Ce qu’on décrit, c’est soi-même comme récepteur de cette voix...

À vous maintenant...

 

vos contributions


 Atelier lancé le 17 août2016, ouvert jusque 30 septembre 2016, rejoignez-nous !
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Sa voix se faufilait en dehors de sa bouche de pulpe. Elle était comme une mélodie sans notes, une musique non inscrite sur une portée, donc imprévisible, illisible, simplement audible. Elle berçait mes oreilles, le jour ou la nuit.

Sa voix ressemblait à un cours d’eau intérieur qui, après d’infinis détours, trouvait tout à coup son débouché : une source que l’on boirait avec ses mots semblables à des petits bateaux en papier naviguant le long d’un trottoir de ville.

Sa voix lui correspondait exactement (comment la dissocier de son corps ondulant ?) : douce, chantante, brûlante, fraîche ou en concerto solo. Elle s’élevait par degrés et finissait par un point final ou d’interrogation.

Sa voix n’était pas immatérielle – un grain ou même une botte de paille où s’allonger – il suffisait de la saisir au vol, de l’accueillir et de la garder en soi. L’emprisonner un moment comme un pinson et puis ouvrir ensuite la cage.

Sa voix se gravait automatiquement dans le cerveau (pas besoin de magnétophone ou de caméra vidéo), elle repassait en boucle dès que l’on appuyait sur la touche « Start » en ouvrant ou en fermant les yeux.

Sa voix était indescriptible (c’est pourquoi ces mots ne sauraient être qu’approximatifs) : une caresse difficile à dessiner, un souffle d’air modulé, rapide, laissant des traces parfumées. Elle était insaisissable, aussi, c’est pourquoi j’en désirais toujours encore.

Sa voix hantait mes rêves, j’aurais bien essayé de la recomposer mais c’était impossible. Avec une image de puzzle vocal aux multiples figures carrées, triangulaires ou rondes que même un champion du monde de ce jeu n’aurait pas réussi à remettre en ordre.

Sa voix disait souvent : « Tu m’écoutes ? », en même temps que je l’entendais. Elle devait craindre qu’elle ne se perde quelque part, au hasard des circonvolutions que celle-ci empruntait dans l’espace sonore, alors que j’étais forcément tout ouïe.

Sa voix équivalait au goût d’un rouge baiser. Ma langue sur ses lèvres l’empêchait durant un instant de s’exprimer mais elle se rattrapait ensuite : ensorceleuse, déroulée, anguille lisse et calme, coussin de soie ultramarine.

Je n’ai jamais effacé l’enregistrement de sa voix dans ma mémoire. Elle me parle parfois tout bas. Elle m’accompagne ou se rappelle soudain à mon souvenir. Quand elle jaillit ainsi à l’improviste, je revois les champs violets semés de lavande à perte de vue près du petit village de Sault (Vaucluse).

DOMINIQUE HASSELMANN*


Silence... absence insoutenable d’une quelconque réminiscence de la matérialité de leurs voix... cinéma muet des séquences de vie dans lesquelles ils apparaissent sur l’écran déficient de ma mémoire aléatoire... je distingue à peine leurs lèvres de fantômes... j’ai perdu le son de leur histoire, et avec leur souffle, un peu du sens de la mienne... que reste-t-il de nos amours ?... le temps s’en va et les emporte, nos pas s’effacent à la surface de la terre... eux sont redevenus poussière d’étoiles, l’écran du ciel, la nuit, exalte leur souvenir... et je crois entendre le grelot de leur rire... Les techniques de conservation de la voix n’étaient pas encore banalisées, je n’ai d’eux que quelques photographies, aucune vidéo, pas le moindre document sonore... Je me concentre... j’essaie de faire le vide en moi de toute perception autre que ce qui remonterait du plus profond de mon passé... je les invoque, je fais appel à leurs voix... silence... je suis devenue sourde... le silence de leurs voix est blanc... j’aimais, enfant, que les sons soient amortis par la neige !... j’aime qu’ils n’envahissent pas mes rêveries intérieures... aurais-je chassé leurs voix de mes pensées sans m’en rendre compte ?... les sons, dans la vie de tous les jours, m’agressent... je sens au fond de moi une sorte de détresse... entendre leurs voix d’avant déclencherait peut-être une émotion si forte qu’elle me déstabiliserait... comme ce face à face imprévu récent avec quelques mots écrits d’une main qui m’avait été si chère... Leurs voix, et avec elles une somme infinie de perceptions qui avaient constitué nos vies d’alors, sont vraisemblablement gravées avec la précision d’un matériel de très haute qualité sur le disque dur de ma mémoire et me seraient restituées intactes si je n’avais pas perdu le code d’accès... si je n’avais pas jeté la clé de la boîte à musique de leurs voix quelque part, il y a très longtemps, dans les eaux profondes de l’oubli...

FRANÇOIS GÉRARD*


Ta Voix, c’est bien ta voix, j’en reconnais l’intonation douce, chantante, le timbre de basse légère pas très profonde, elle coule au dessus de ma tête, ondée matinale qui me tutoie un peu à travers le « Public adress » voix signal, fanal, voix sans blessure, voix caresse qui m’entre dans le corps par l’oreille tout au bout de ma nuit, une fois le store du hublot relevé, ou peut-être pas encore, mais bientôt, et je l’ai attendue, entendue, jetée comme un voile, une couverture douce de mots par-dessus les courbatures, le manque de sommeil, les lames droites et claires d’un soleil à son lever plantées au fond des yeux, voix juste accordée et calme qui se pose sur mes paupières avec le frottement de l’air qui lutte au-dehors, vêtement sur la peau de ta voix, ta voix comme le terme d’un voyage, errance géographique où nous aurons vécu quelques heures aveugles, alors ta voix arrive comme une secousse légère dans tout l’être, ta voix posée comme une main amie aimée dont on accueillera le poids et la chaleur et j’entrerai alors dans la saison installée, éveillée tout à fait portée hors de ce monde de guirlandes du vol de nuit et j’écrirai sur ta voix, des mots sur ta voix, j’embrasserai ta voix, les fins de phrases plus légères, relevées, un peu lâchées évanouies dans le souffle de ventilation des computers, plumes envolées dans la lenteur blanche du message, ta voix glissera sur le chant des réacteurs, musique apaisée de tes mots, toujours les mêmes, mon voisin se réveille, et froisse les journaux d’hier, cuillers et couteaux tombent sur des assiettes, des plateaux, les trolleys métalliques roulent dans les allées, des voix s’enchevêtrent dans plusieurs langues embrassées, des pleurs d’enfant, il y aura d’abord le brouillon bouillonnant, celui d’avant la voix, rien que ton souffle peut-être, ta voix sur la pointe des pieds ta voix polie qui interrompt le flot des images sur les écrans, suspend les vidéos en cours – Mesdames et messieurs, j’espère que vous avez passé une nuit agréable, I hope you enjoy your flight, Ladies and Gentlemen, en anglais ta voix est plus chantante, les mots y semblent rouler se bousculant un peu glissants - nous allons bientôt débuter notre descente vers Paris, Tokyo, Hong-Kong, rain and showers expected in Paris, Tokyo, Hong-Kong, ta voix suspendue frottée au ciel majuscule sur les clochers du monde, chaque mot prononcé comme dans un sourire, ta voix, ses velours un peu sombres, ta voix laisse tomber les mots pesant à peine leurs poids de lettres une à une, comme de l’arbre tombent ses paroles de feuilles et moi, tenue toute entière, reconnue dans ta voix, je me laisse couler dans ce petit fleuve lisse de mots charrié doucement parfois bousculé sur la route cabossée de nuages, ta voix que personne ou presque n’écoute, peut-être, mais que je reçois, claire et tranquille mesure battement du temps qu’il reste, à la toute fin de la croisière juste avant la descente, elle reviendra ta voix, laconique et plus froide, précise mais distante cette fois, donner le « A l’attention du PNC, début de descente » puis se taira jusqu’au dernier virage.

FRANÇOISE DURIF


Je cherche ta voix, je te regarde vers la fin de ta vie, en douce grand-mère sourire, mais je ne t’entends plus.
Je tente de la re-créer et c’est
ta voix qui n’était pas plate mais calme, ondoyante, qui ne gardait de la colère, de la tristesse qu’un reflet, et les rendaient ainsi plus éloquents, comme tes joies...
ta voix qui était inflexions..
ta voix qui disait ton charme, ton sourire et ouverture au monde, ce regard qui n’excluait pas la curiosité, le jugement, parfois ironique ou colère, comme les mots acérés qu’elle prononçait alors...
ta voix qui désarmait la violence éventuelle de tes phrases.
Je cherche ta voix, je n’en ai pas d’enregistrement, juste ma mémoire qui ne s’y était pas attardée, mes souvenirs à traduire
et puis cela : sa tessiture, ou cette façon de lancer les mots, tu nous les as transmises et les amis, le père quand revenait d’une longue absence, ne distinguaient pas entre toi et nous, les trois filles, en nous écoutant sans nous voir...
mais ces différences dont nous étions conscientes toutes les quatre, et qui faisaient que nous ne confondions pas... était-ce dû aux idées, aux élans plus ou moins vifs, à la présence plus ou moins affirmée ?
puisque sommes nos voix...
Je cherche ta voix à travers la mienne et les leurs,
nos timbres sans aigus mais où viennent des clartés, le tien plus musical sans doute, avec, colorant et soulignant ta sincérité, une maîtrise constante et naturelle, venue peut-être de l’enfance..
et je ne te connaissais pas, - sauf en petites traces gentiment ironiques, quand tu singeais, pas si inconsciemment que cela, des voix rencontrées dans le salon, le jardin ou autour de la table de tes nombreux amis –, je ne leur connais pas, ces préciosités que j’ai découvertes chez moi avec dépit en écoutant ma voix sur un répondeur, maquillage posé par le travail, vulgarité contre laquelle j’ai lutté.
Je cherche ta voix,
et je crois l’entendre, quand je lis, avec mélange de curiosité et de cette culpabilité qui en découle, des passages de tes lettres de jeune femme à l’époux absent, une jeune femme pour laquelle me vient une amitié de petite vieille, même si j’ai tellement moins vécu que toi...
je cherche ta voix, et j’en trouve l’écho dans la ponctuation, ou son absence parfois, de tes phrases, dans la tendresse, le sourire, la malice, la gravité, la rage réprimée qu’elles expriment et cette façon de passer d’une nuance à l’autre.
Je cherche ta voix, mais ne l’ai jamais vraiment entendue, comme un son à analyser,
je cherche ta voix et ne saurais la dissocier de toi...
je ne trouve que cela : ta voix (ou nos voix, donc) sans stridence, mais claire, non pas comme une clochette mais comme l’écho d’une cloche - sans le velours sombre non plus qu’aurais aimé pour la mienne, écho d’un bourdon...
un mezzo clair, un charme.
ta voix, rivière au soleil, chatoyante.

BRIGITTE CÉLÉRIER*


Voix si polie, si lisse, si policée. Toujours bonjour + prénom au téléphone, l’accent tonique porté sur la première syllabe, entrée en matière sympathique, dynamique, on a l’impression que la voix s’adresse vraiment à vous. La voix inspire confiance aux propriétaires, aux banquiers, aux fonctionnaires de l’administration, aux organisateurs de spectacle. Voix sucrée, voix Häagen-dazs.. La voix, par ailleurs, ne dit pas de mots doux : ma chérie, mon amour, mon bijou, mon trésor, mon chéri, papa, maman, mon tout petit, mon bébé, ma tourterelle, ma toute belle, ma frangine d’amour, ma petite caille, mon petit chat, ma biche, tous les noms d’animaux avec petit devant, la voix ne peut pas les dire. Voix rentrée, rentrée dedans avec tout le reste et un mouchoir dessus. Toujours la voix me fait mal. Sur le répondeur, je l’efface rapidement. Voix cellophanée. La voix emprunte des mots d’antan, j’ai rencontré une dame ou promenade pastorale vespérale. La voix invente des châteaux où il n’y a que des masures. Voix aveugle au-dessus des abysses. Voix pas ici, pas là, pas maintenant. Voix prisonnière. Voix Eurydice orpheline d’ Orphée. Voix volcan sans éruption. Voix cendre, voix lave qui coule froide déjà, stagne. Voix salamandre dans le feu. Voix affectée. Voix d’outre tombe avant la tombe. La voix attend le silence. La voix aime le silence. Voix rugissements intérieurs silencieux. Voix impénétrable. Voix vous ne m’aurez pas, vous ne saurez pas, jamais vous ne saurez, jamais je ne vous dirai, ni à vous, ni à moi, c’est comme ça, vous m’entendez ? allez vous faire foutre.

BÉATRICE D.


C’était un nuage floconneux. Dans un café à l’intérieur de l’hôpital. Il était assis. Avait fermé les yeux. Des voix arrivèrent, tout autour de lui, résonnant au seuil de la conscience. Il n’entendait que leurs intonations. Elles étaient joie, tristesse, colère. Moments de vérité impossible à marchander. Il entendait leur respiration, ténue comme un souffle. Imperceptibles voix. Elles s’écoulaient dans leur corne de brume. Longs échos signalant le danger inattendu. C’était le premier soir. Il était noir. Nuages dans le ciel. Encore.
Elle était allongée sur son lit. C’était un pancréas pris précocement. Un ami lui avait dit :
— Il est pris tôt, découvert par hasard..
— ...
— Ne t’en fais pas, il est logé dans la queue et non dans la tête du pancréas
 ...
— J’en ai vu comme ça, tranquilles des années après...
— ...

Elle n’avait rien dit. Elle ne l’écoutait plus. Elle n’avait pas saisi la suite de la phrase. Avait-elle une fin ? Il y avait-il même tôt dans la phrase ? Il y avait-il tôt seulement ? Il ne lui restait au creux de l’oreille qu’une nacre de tristesse. Retenue, tellement retenue, comme la voix de son ami. Le ton, seul le ton s’était accroché à la conque de son oreille. Attentif. Elle y avait amené la main. Le recueillant dans sa paume. Elle ne voulait même plus le soupeser. Ce ton indescriptible. Elle leva alors la main, écarta les doigts. Il s’effrita sous le soleil. S’envola. Léger. Comme des éclats de lumière. Ténu. Dans les courbes de son pavillon. Eclaboussant à peine la surface du tympan.

Mais tout cela était tout simplement impossible. Elle était encore en salle de réveil. Deux chirurgiens l’avaient opérée. Pendant trois heures. Deux fois trois, mis bout à bout, cela faisait six heures. Mais est-ce vraiment comme cela que se compte le temps ? Il était assis en bas, à l’ombre du parasol. " Cela pourrait être le café de la plage" lui avait dit une autre voix, intérieure, souriante.
" Coucou chéri". Impossible, elle était encore en salle de réveil. Pas encore descendue dans le service. Il avait pourtant entendu sa voix résonner à côté de lui. Il imagina le jour où elle sera absente. Avec dans les doigts, son " coucou chéri" résonnant dans la coque rose fluo de son portable. Le ton enjoué, où jamais n’hésitaient les mots. Absence, présence, présence absence pulsations en lui. Si souvent, il l’avait entendue tout près de lui, avec ses questions et puis ses remarques et puis ses acrimonies.

— As-tu sorti les poubelles ? Ah là là, c’est le jour demain ! il faut le faire le soir, tu sais bien moi je ne peux pas quand même tout faire !
— ...
— Oh t’as vu la fin de Tristes Tropiques, il parle de son chat....
— ...

C’était le quotidien. Il savait tout ça par coeur. Il ne lui parlait pas beaucoup. l’écoutait plutôt. C’était les rôles qu’ils s’étaient attribués. Puis tout s’embrouilla. Il y avait un bruit confus. D’où venaient donc ces voix ? Elles étaient telles des vagues qui arrivaient. Echos, bandes sonores qui venaient s’échouer sur le sable du rivage. Elles déroulaient, chacune, leur courtoisie codifiée. Elles affirmaient leur prêt-à-porter de la pensée. Discouraient sur leurs certitudes.
— Je suis au deuxième étage et vous ? dit l’un avec sa potence et sa perfusion à bout de bras.
— Moi aussi, je ne vous avais pas encore croisé !
— Il n’ y a pour l’été que des chambres individuelles, je ne sais pas pourquoi..
— Mais comme il n’y a que ça, on n’a pas à payer de supplément, ..
— Avec tout ce qu’on paye déjà, hein ! Faut pas exagérer !
— Heureusement, parce que je ne supporte pas qu’on ronfle à côté de moi !
— Si ce n’est que ça ... Après l’intervention, moi, je suis complètement assommé...
— Vous avez de la chance, moi c’est la douleur qui me réveille la nuit, impossible de savoir si ce sont les cicatrices de laparotomie ou si ce sont les spasmes intérieurs...
— Faut appeler les infirmiers...
— Il n’y a personne...
— Il n’y a pas assez de monde, hein, c’est sûr...
— Avec tous les impôts qu’on paye !

Il était assis là, les yeux fermés. Il entendait toutes ces banalités qui faisaient écran à ce qu’ils redoutaient tous si fort, ce monde en eux, au destin immaitrisable. Il était ce territoire enfoui qu’ils ne pouvaient atteindre. Les phrases s’étaient perdues en route. Et ne savaient plus ce qu’elles disaient. Ne restaient que des tons avec des questions en suspens. Des voix parfois à bout de souffle qui vinrent résonner de cet exil intérieur, ressac redondant à l’oreille, eaux lourdes, souvenirs, restes diurnes, tous bouillonnant dans les canaux encombrés de la mémoire. Il faudra nettoyer toute cette tuyauterie à la cigüe, s’était-il dit. Pourquoi cigüe ? Et soudain comme dans un déraillement progressif, des voix se sont levées. Il crut entendre chuchoter, ce mot lourd, indescriptible : peine. Et puis comme un souffle, arriva un second : mort. Fallait-il accorder les deux, et entendre : peine de mort ? Comme un brouhaha, des voix d’hommes et de femmes ont retenti. Elles venaient d’un passé de l’oubli, d’autres d’un futur antérieur pas encore advenu. Des proches, des amis, des connaissances même, tous venus là devant lui, devisaient assis sur les pierres le long du chemin. Ils palabraient, ils racontaient, certains devisaient, disputaient ou dialectisaient. C’était une immense cours de récréation. Les conversations étaient sérieuses. Mais elles avaient le ton de l’enfance. Avec la fraîcheur de la pensée en son essor du matin. Naissances sans fin de la vie. Cycles des mots du langage. Malléable matière. Le temps entrait en son éternité. C’était dans l’Hadès ou quelque part ailleurs, peu importe. C’était en ce lieu aux noms multiples, si vaste qu’il accueillait tous les gens qui avaient existé et qui existeront encore... Ils parlaient. De choses inconnues mais évidentes. Babils compréhensibles de tous. Ne résonnaient que leurs voix, graves, aigues, sombres, lumineuses, mais toutes si bien différenciées. Ils étaient voix d’abord. Singulières présences bien palpables. Ils disaient le vrai et le faux, le sonore et le silencieux, le semblant et le dissemblant, comme le dissonant et le concordant. Que disaient donc ces voix ? Alors qu’il se posait la question, une voix de femme résonna dans son portable coque rose fluo :
— Coucou chéri, c’est quoi colorature quand on parle de soprano ?

Il s’est revu si bête, en train de pontifier. Expliquant le code et l’au-delà du code. Eh bien, reprenons par le début, la tessiture c’est l’ensemble de notes, graves ou aiguës qu’une voix peut émettre... soprano, supra c’est au dessus, une soprano colorature est capable de ces morceaux de bravoure...
— Bon, bon...

Et elle de rire, de ce rire clair et coloré. Ne retenant de colarature que son rouge chaleur, ample et fluctuant comme une soie de Venise. Cela lui entourait le cou et elle en extirpait cette jouissance inextinguible, en une voix aux cimes jamais atteintes, résonnant de ses harmoniques graves, contrastées qui en faisait oublier la hauteur brillante. Virtuose.

Il pensa soudain qu’il était bien déplacé, de penser à cela, assis à attendre, tout en bas, dans un café de la plage qui n’existe pas, le réveil d’un " coucou chéri" qui n’arrive toujours pas. C’était un nuage floconneux, flottant, blanc, brillant. C’était la sonnerie d’un téléphone. Il vit un couple au loin. Ils se parlaient. Il y a peut-être longtemps déjà. Ils étaient lui, elle, eux. Il s’était toujours demandé à quel niveau, elle lui répondait. Ses phrases se superposaient. Ses voix multiples étaient strates. Dépliant un éventail de coques enchevêtrées. Elles étaient papiers cadeaux, phosphorescents, brillants, noëls décalés. Elles semblaient empaqueter une vérité qui les dépassait. Il suffisait qu’un de ces papiers se déchire pour que sa voix si étrange à ce moment-là, ne lui fasse découvrir cette volonté sourde, ignorée d’elle-même mais pourtant si déterminée. Qui venait déchirer le visage de ce qu’ils croyaient être désir.

La radio au fond de la pièce, résonna d’airs de soprano colorature. Etait-ce Mozart, était-ce Verdi... Peu importe, il aurait voulu Venise seulement et ses théâtres et ses canaux. Il se laissa emporter. Une autre voix monta de l’eau. Dans les reflets soudain, il vit la main crispée d’une morte en surgir. C’était la main de sa mère tenant une partition. Tendue dans l’effort. C’était lors de l’un de ses cours de chant. Dans un moulin qui enjambait la rivière. Allongée sur l’estrade, elle montrait les exercices de respiration. Elles les exagérait afin qu’ils soient vus de loin par tous ses élèves. Son diaphragme se distendait. Son corps enflait, comme une immense caisse de résonnance. Puis elle se mit à chanter, chanter sans fin, avec une force qu’il ne lui connaissait pas, elle pourtant disparue depuis si longtemps. La voix était mélancolique. De cette attente inassouvie de la vie. Son timbre familier le berçait, enfant. Il n’aurait su en décomposer la perception quasi physique qu’il en avait. Elle avait ce grain particulier. Il le saisissait à certains moments. Car elle avait ce pouvoir pour en accentuer la douceur, lorsqu’il se couchait le soir et qu’il réclamait sa berceuse, elle laissait apparaître alors ce qu’elle ne laissait nulle part apparaitre. Sa voix laissait passer un léger souffle d’air, comme si les cordes vocales ne s’étaient pas totalement rejointes. Et dans cette distension discrète, de celle qui s’entend dans certaines langues dans leurs h aspirés, il entendait le battement du coeur de sa mère, la striction de son souffle, au plus près, appuyé contre sa poitrine, au creux de ses bras. Elle se détendait et il entendait les moindres tressaillements de ses muscles. Ils devenaient chacun vibrato. Elle chantait encore et encore. Il entendait les fluctuations de ses vocalises et puis enfin cet air qu’elle aimait tant, son nouvel an à elle, chaque fois, renouvelé lorsqu’il arrivait fluide comme jamais, glissant hors de sa gorge comme un torrent colorature. Et dans la pénombre du soir, il vit le visage de sa mère se superposer à celui de sa femme. Mais qui sont-elles, et surtout qui est-elle donc, celle qui arriva ainsi à son oreille et qui réunissait les voix de sa mère et de sa femme à la fois ?... Et dans cette douceur chatoyante, il entendit soudain sa fin de monde. Car avait surgi cette autre voix suraigüe, hallucinée. Elle mimait les voix intérieures qui la tenaillaient au soir de sa vie quand les morphiniques ne faisaient plus d’effets. Il ouvrit alors les yeux comme pour secouer les souvenirs déposés en lui. Ecailles dures, couvercles de pierre posés sur ses paupières.
— Coucou chérie.

C’est ce qu’il aurait aimé lui dire. De cette voix grave qu’attend une femme quand elle cherche épaule pour s’appuyer.
— Coucou chérie, comment vas-tu ? Tu n’as pas trop mal ? Es-tu bien réveillée ?

Il lui aurait pris la main. Il l’aurait caressée. Il est retenu. Même après toutes ces années. Il aurait voulu prendre cette voix impossible qu’il pensait qu’elle lui aurait demandé car sa voix grave s’était altérée. Etait-ce l’émotion, était-ce l’âge ou encore l’incertitude du temps qui imprégnait ainsi ses cordes vocales ? Car sa voix se faisait parfois enfant. Soutenant une demande inattendue qu’il n’arrivait pas à voiler. Il a essayé alors de retenir les bulles sonores qui l’entouraient. Une à une. Comme dans un filet à papillons. Et son oreille serait devenue cette immense nasse où se serait pris le tourbillon du monde. Il aurait parlé la voix du monde. Il l’aurait écoutée. Il aurait pris le temps. Il aurait fait attention à toutes ces sphères sonores. Elles étaient frissons d’eau claire. Ronronnements sombres. Et comme dans un cristal, elles auraient délivré chacune, note par note, une gamme qu’il faisait résonner en lui. Tessitures si humaines. Elles étaient flocons, bulles, savons de l’enfance, multicolores, soyeuses comme une nuit d’été déployant ses ourses célestes.

Il aurait pris alors cette voix grave, même pas peur ni pleurs. Et dans son jardin terreau, aux nénuphars ornementaux, il savait avoir rencontré en son sable de la vie, cette autre voix. Si forte, si colorature, si troublante. A en fissurer les barricades. Il était pourtant encore dans ce café de la plage qui n’existe nulle part. Attente. Salle de réveil. On était à J zéro. Quelques heures après l’intervention.

LAN LAN HUÊ*

Ta voix quand je ne l’entends pas
Comment pourrais-je ?

J’avais cherché des adjectifs
Tout à l’heure sous la douche.

Je n’avais rien sur moi
J’étais venu comme ça
Démuni nu dans la baignoire
À peine un lac épais dans ma paume
Gel orangé qui pourrait faire une encre
Sur le blanc des carrés.

Je n’avais presque rien
À part la pulpe d’un index
Rien là pour te décrire et retenir
Le premier qualificatif
Et les suivants à la volée
Tous ceux qui me viendraient
En pensant revoyant
Ta voix.

Je faisais le guet sous la douche.

Tous les passants
Les fiers à bras
Et les timides
Je les aurais plaqués direct
Mis au carreau !

J’étais prêt comme jamais !
Le moindre mot cloué au vol !
Pas un ne m’auraient échappé !

J’ai frotté
J’ai rincé
Rien ne venait
Lavée ma peau
Ma langue
S’émoussait.

Quand j’étais sec enfin
Parfaitement à sec
Pour écrire et décrire
Ta voix
Je me suis dit que je ne pouvais pas.

Comment pourrais-je ?

Il faudrait autre chose
Que la matière d’un vers
Pour attraper d’un jet
Ta voix.

Il me faudrait des sons
Une lumière
Un paysage
Indescriptibles
Il me faudrait d’autres matières
Pour la décrire
Et pour leur dire
À quel point elle me parle.

Je repensais à tes gimmicks
Les phrases que je n’entends que dans ta bouche
Ces phrases à toi que tu dis et redis
Tu ne t’en rends plus compte.

Et toutes ces phrases que tu...

Ces mots que tu oublies
Tu cherches un temps qui manque
Un temps d’arrêt tu râles
Tu renonces et tu laisses tes phrases
En l’air.

Phrases en suspens
Avec ce trou ce temps
Ce manque au bout
Ce blanc
Que je complète.

Ta voix me parle
Je l’entends même
Quand elle se tait.

Ta voix forme des phrases continues
Dans le creux de ma bouche.

Elle m’aiguille
Je la vois pile dans le chahut
Je la distingue à pic
Dans tout ce foin de voix
Le raffut de la foule.

Je vois si bien ta voix
Elle tranche à tous les coups
Elle jure des fois
Immanquable entre toutes
Éclate !

Ta voix
Est là
Et moi
Je ne suis pas
Qualifié
Je sais que je ne sais
Pas qualifier
Ta voix.

Ta voix n’a pas de mots
Quand on ne l’entend pas.

Je ne sais pas
Comment pourrais-je ?
Poursuivre une phrase qui commence par
Ta voix

C’est décevant quand on écrit
Quand on prétend écrire
Mais "ta voix" me suffit.

"Ta voix" serait le titre
Et le corps de ce texte.

Deux mots en tout
En tout et pour tout dire
"Ta voix"

Ta voix
Pour dire le tout
Tout dire ce qu’elle revêt.

Rien que
"Ta voix"
Me va.

JULIEN BUCCI*


Quel pédalier !
Le ton commençait ainsi, entre positionnements de fonds et interrogations de tête.
Quand certains sujets pointaient, il fallait s’attendre à une variation automatique.
Quelques phrases introductives, propres aux personnes instruites, créaient un début.
Ce ton régulier, de neutralité entretenue
Virait en modulation, en indicateur malchanceux de perte de débat.
Il traduisait par sa seule résonance, le deuil de toute avancée probable.
Le plus édifiant était cette capacité à changer de mode.
Comme un instrumentiste avisé, ce rendu laissait présager bien des entrainements.
La mutation basculait en une demie seconde.
Tel un pédalier savamment noté, l’enclenchement s’opérait aux mêmes passages
Le manque de moyens hypothétiques marquait une accélération
La prise en compte de besoins autres, une montée en aigus
La considération déclarative de l’interlocuteur, par une phrase reflet.
Comme un tub de variétés réservé pour l’été,
Les pivots chromatiques faisaient parti des grilles d’accords, largement patinés.
Sans jamais s’actualiser avec les obligations familiales, autre que par une harmonique relative.

ODILE ÉCHARD-PONSONAILLE*


La Voix me dit que j’ai de grandes oreilles mais que je l’entends mal. En plus, d’après la Voix, quand je l’écoute, je n’entends que ce que je veux bien. La Voix me dit que, pour bien l’écouter, il me faut surtout un grand cœur. La Voix me dit aussi : « si tu as le cœur gros, tu ne m’entends pas ». La Voix me dit que dans le dictionnaire, elle n’est pas loin de « Voir ». La Voix me dit que « voir une voix » est un beau projet. La Voix me dit que, pas loin, il y aussi « Voie ». La Voix me dit que, pour moi, les deux, je peine à les trouver.
A la Voix, je lui dis toujours entendre un arrière goût de fer blanc quand elle sort de l’appareil. A la Voix, je lui dis que son dire manque de velours. A la Voix, je lui dis que ce qu’elle charrie me saute à la mémoire et m’explose aux tripes comme des bulles de couleurs : « pop ! ». A la Voix, je lui demande si c’est elle qui vieillit, ses cordes qui s’usent ou le gosier qui râpe. A la Voix, je lui dis : « sans tes mots, t’es quoi ? Un son, un bruit ou juste un cri ? ».

JÉRÔME*


Peut-être comme ça qu’elle est entrée dans la tête, une voix qui charrie les mots dans les secondes quand elle est en public, ce stress de la voix quand elle doit faire face, on le connaît, puisqu’on l’a pareil, l’impossibilité à calmer ses chevaux, et aussi à discipliner les idées qu’on ordonnerait sereinement dans le quant à soi, non, elles se précipitent, toutes pertinentes, mais mal rangées ou plutôt mangées, interrompues par un souffle pris hâtivement ou qui manque, sans doute qu’un travail souterrain s’est fait, une auto-écoute, car au bout d’un moment, le débit ralentit, la voix se fait douce, s’oblige à la douceur, elle veut séduire, la séduction dans le feutré du ton, en même temps on imagine que les lèvres se gonflent, s’avancent en velours, et la langue choisit ses mots qui vont moduler le moelleux, et ce faisant, la voix se tranquillise, elle a atteint son objectif, ce qu’il lui semble, elle peut enfin formuler les points forts, vélocité entraînée qui tout à coup émerge, on l’entend, dans l’articulé précis, ça ne dure pas longtemps, mais il y a bien quelqu’un dans ce phrasé supérieur, dans ce Je de majesté, cependant la voix ne tient pas ce registre très longtemps, comme si la fatiguait la certitude de soi, lui préfère alors le territoire de l’enfance, elle régresse, se fait murmure, cherche le jeu ou le rire gouailleur, tricote les aigües et les graves, une musicalité tout à coup qui fait courbe et danse à la fois, ce chant de soi qu’on devine favori, qui pourrait durer longtemps. Jusqu’à cet instant, connu de soi, où on l’a entendue, durcie, rythme mécanique, martèlement de mots absolus, profération d’oukase, jamais entendue ailleurs. Dans cet instant, où elle est comme passée à l’octave inférieur. De la tessiture de baryton est passée en voix de basse, et on n’a rien pu y faire.

INÈS DU GUESCLIN


| 1 |

Il est des entendeurs de voix depuis un lieu indicible. J’en connais qui soudain inclinent la tête, se retirent et suspendent leurs mots et leur être. Parfois je m’inquiète de ce que leurs voix commentent ordonnent ou condamnent à grand train d’invectives, mais, j’en prends conscience aujourd’hui, jamais je n’ai songé à demander : « et elles sont comment ces voix qui vous accrochent ? »

| 2 |

Ma question s’enroule et s’entrave sur les pattes de mouche renversée, flytoxée, de ce tout p’tit bout d’chou d’mot, l’avorton

voix

où ne se marquent le pluriel la multitude ni le passage de l’enfui irrésolu indistinct et inaccessible à jamais.

Il répond : je suis vibrations ténues et ineffables, voiles légères, ou bien traînes encombrantes. Avec moi dansent sombrent se tissent et s’effilochent le corps le cœur et toutes leurs mortes et vives saisons.

| 3 |

Il dit :

A chacun ses voix qui l’accompagnent le perdent le fascinent l’éblouissent ou le lâchent, les voix des mères sont cathédrales résonnantes et pesantes ou bien faciles grelots, envolées de rires.

| 4 |

Je l’entends.

La voix de la presque en-allée captive d’oubli, son effondrement vertigineux, le gouffre noir, les barques lourdes des tombeaux sous le manteau des pierres et l’accroc des croix décharnées. En elle se précipitent des déroutes anciennes et nouvelles.

Sa voix de suppliante , la peau desséchée des mots à bout de souffle.

Je l’ai reçue,

étendue glacée de peur, étirée à bout de plainte, blanche plainte sertie dans l’obstination lente d’un reproche reptilien, sa voix de crevasse froide nue et sonore dévide un frisson fouailleur – déploie l‘onde lointaine d’une terreur immense et infinie, une longue coulée monocorde et presque immobile saisie d’éternité, une transe ancienne.

Ô la si ancienne mélopée de mort bleuie égale tapie verrouillée encore à la butée des derniers mots sentence.

Elle répète :

Mais ne me laisse pas là, sois gentil, je vais mourir si je reste ici je vais mourir oui ça je le sais bien. La voix pâle insiste et me perfore ça je le sais – oui ça je le sais bien .

| 5 |

J’inventerai pour nous.

Voix orchidée voix feu voix soleil voix lave voix caresse voix rocs voix galets voix lueur voix salamandre voix aveuglante polie comme une lame voix de noyée oui voix de noyée sous les îlots tremblotants de lune.

| 6 |

Sourde atténuée derrière l’écluse de la porte elle gronde et roule en vagues successives entêtées et souveraines. Ecartelée de soubresauts de trémulations de crêtes acides la voix d’orage et de tempête bourdonne enfle bascule et oscille, de coup de butoir en coup de butoir pousse ses tombereaux de mots assassins son armée grouillante de fantassins rageurs et insatiables grignoteurs d’espace, son feu consume le monde et le monde devenu fournaise s’amoindrit, se réduit, poing crispé ; l’autre voix s’emmêle digue inutile grave basse rien d’assez compact pour retenir le flot le déluge de flammes haineuses et dévorantes . Etendu KO mon corps parcouru d’épines et la tête dans l’étau je fabrique en vain un interstice, un intervalle précaire et limpide juste entre la peau et les os, un espace clair frais précaire et limpide pour tenir à l’abri rassemblé. Déjà mes oiseaux affolés y cognent leurs ailes.

Mais Je vous crèverai les yeux moi, avec mes ongles je vous les arracherai les yeux.

| 7 |

Et encore voix alchimiste voix chamane voix de pluie de neige de vent de brume de plume de nuit d’étoile de soleil de soufre noir d’acide de pierres mouillées d’humus profond de roc de sable d’argile de frondaisons voix murmure rameau craie poussière voix cascade.

| 8 |

Toi qui fus l’inconnue amoureuse et moi ton vieil enfant nos âges se confondent. Inondé au clair matin d’été de tes yeux rieurs je l’entends ta voix source la voix rivière lumineuse aux perles des galets la voix rêve des mousses vertes et profondes. Je te vois légère au passage des gués et c’est ta voix clapotis scintillants gais sur le rivage, ta voix murmures de soleil ta voix de petite espiègle et émerveillée qui chante et monte et dit

Ah mais c’est esstraordinaire ça c’est esstraordinaire !

JACQUES DE TURENNE


Mon cerveau n’a pas d’oreilles et pourtant il entend, des voix. Une voix intérieure d’abord, quand je me parle à moi-même. Souvent impérieuse, cette voix virtuelle qui n’existe que dans mon cerveau gauche. Elle semble toute entourée de brouillard, confusément lointaine. Puis il y a celle de mon cerveau droit, plus embrumée encore, une petite voix qui inspire, éclaircit tout.
A l’intérieur de cette petite boite ronde, inlassablement, une foule de personnages palabrent , tous ces personnages que je suis ou que j’ai été ; la petite fille, l’adolescente, la mère, la fille, l’amie, la professionnelle. Parfois, des voix du passé, disparues ou lointaines, ressurgissent furtivement. C’est très bref, mais j’en entends précisément le timbre, l’intonation et la musique juste pendant quelques secondes. Quelques secondes que je ne n’arrive pas à prolonger.

Par quelle magie est-il possible d’entendre sans oreilles ? La même qui me fait voir sans yeux, sentir sans nez ? L’ouïe est mon sens privilégié, nous en avons tous un. Il me semble que notre univers intérieur est plus riche si nous exerçons tous nos sens ; écouter de la musique, regarder les œuvres d’art, l’architecture, sentir les odeurs, les parfums, gouter toutes les saveurs, ressentir le vent sur notre peau, toucher les matières. Mais le faire consciemment , pleinement.

En allant chercher les voix des vivants, je prends conscience subitement, que je peux les entendre relativement clairement, mais que je suis incapable de comprendre ce qu’ils me disent, contrairement à ma petite voix intérieure que je décrypte clairement. Un peu comme dans un rêve où l’on sait avec certitude avoir rêvé d’une personne en particulier et pourtant, on ne l’a pas vu dans le rêve. On sait que c’est elle, c’est tout. Ces voix que j’attrape au vol de ma mémoire sont comme une musique, une harmonie. Elles sont messagères d’émotions.

L’imagination, c’est elle la magicienne. L’âme agit, créant en permanence ce monde. Parce que tout ce que l’on imagine est vrai, en tout cas pour notre cerveau.

PASCALE SANDRÉ


Elle est où ?
Nulle part je ne l’entends
Je cours dans le labyrinthe,
J’attends les passages écrits, les mots accrochés à son bruit, celui qui sort de ta nuit.
Ta voix je l’attends, je l’espère.
Je la regarderai en face.
De toutes mes forces j’en dégagerai les mots qui en encombrent le son.
Je la veux sans paroles.
Je la veux douceur de la soie.
Déjà tu cries, premiers signes de ta vie, tu cries, tu cries ça s’amplifie.
Ta voix un flot puissant déluge de ta colère,
Ta voix insolente et tout aussi tranquille,
Ta voix musicale, ta voix plaisir,
Ta voix émotion et esthétique,
Ta voix révolution,
Ta voix vague inventive sur le sable,
Ta voix indomptable,
Ta voix curieuse et insondable.
Je ne saurai plus où donner de l’oreille et de la tête,
Je me laisserai m’émerveiller de l’avoir enfin retrouvée.
Et puis enfin je te dirai « Tais-toi ».

MARIE MOSCARDINI


C’est souvent par son rire qu’on aime quelqu’un, enfin moi, disons : le rire, la connivence, peut-être, l’humour, l’accord des inconscients ou la joie de vivre et de rire de tout et de n’importe quoi, partager quelque chose sur une chaussette qui tombe, un menton de trop, une façon de porter un chapeau, une voix difficile, trop haut placée, criarde ou basse sans effet, mais de lui non, je ne me souviens pas du rire, non, je ne me souviens pas de grand-chose de lui non plus tu me diras, mais enfin deux ou trois choses que je sais de lui : ces deux morceaux de sa biographie et de la mienne, de vingt ans séparés sans doute, je ne saurais dire exactement puisque, de la date, je ne suis sûr que du second, août soixante treize,- alors ça ne fait que quinze ans - il conduisait une Lancia, modèle de moitié de gamme, beige je pense, quelque chose comme ça, il faudra que je demande à mon frère, c’était en revenant du restaurant de poissons à Nettuno sur le bord de la mer, où était-ce je ne sais plus, je retrouverais (j’ai déjà cherché), c’était la nuit et sa femme lui indiquait un chemin, une route plutôt ici ou là, non pas là, et sa voix, je m’en souviens « tais-toi » lui dit-il, « tu ne sais pas ce que tu dis » durement, en italien, mais elle continuait, « tu t’es trompé, je t’assure, c’était à droite » (ou à gauche, siège du passager, lumière des phares), « écoute-moi, tais-toi ou tu descends et tu vas à l’arrière », cette voix qui ressemblait à celle de Pierre Desgraupes (tu sais bien, « Pierre Lazareff, Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et Igor Barrère vous présentent Cinq Colonnes à la Une » les années soixante, la voix de la France où - et ailleurs - Desgraupes interrogeait Roland Barthes sur ses Mythologies steak frites/DS de chez citron et autres), on avançait sur la route, je crois qu’il y avait là A. et nous étions assis à l’arrière, et puisque M. continuait à tenter de lui faire tourner encore ailleurs, il s’arrête et fait « tu vas derrière maintenant, ça suffit, A. venez devant… » . Guère possible de répliquer (je ne suis pas sûr que ma tante en ait pleuré, mais elle s’assit sur la banquette arrière, à mes côtés). Le manque de grâce, de gentillesse (d’ailleurs et par ailleurs et ce n’est qu’un bruit qui ne m’étonne pas, il la battait de temps à autre, quelque chose du père qu’il ne sera jamais, fouettard peut-être), mais pourtant de lui il me reste tout de même quelque chose de l’élégance.

Pas dans cette phase.

Se souvenir de lui par sa voix, puisque ce sont des années cinquante dont traitent ces épisodes (dix, dit-on ?), et puisque le choix s’est porté sur lui (alors que d’autres hommes – la voix n’aurait-elle pu être que d’un homme ? sans doute), on aurait pu tout autant se souvenir de celle de Y. dans sa Honda garée sous l’auvent de sa maison basque, écoutant la radio, seul et concentré, ou évidemment, celle de mon père dans la voiture – quatre cent quatre station wagon gris perle - où allions-nous ? je ne sais - la première fois où je découchai, qui ne me jugeait pas ni ne s’en trouvait choqué - année soixante dix – mais non, c’est tombé sur lui) son prénom venait, pour moi, de la Tripolitaine, ses cheveux étaient gominés, il portait avec légèreté à son poignet droit sa montre en or ultra plate - elle est restée dans l’incendie de l’automne dernier - , sans cravate, ses boutons de manchettes en or à ses initiales, il s’habillait chez les faiseurs Sulka à Paris ou sur Savile Row à Londres, fumait-il des Craven A ? quelque chose je ne sais d’où lui venait ce faste, mais toujours est-il qu’entre lui et son beau-frère L. une sorte de concurrence s’était établie, la maison de sa « propriété » au pied du Bou Kornine,le village s’appelait Crétville, le lieu Montcizé, vignes par dizaines d’hectares autant que d’oliviers, Mornag issus de Syrah, rosiers devant les rangs de ceps, un chien Dick, une maison blanche au bout d’une allée bordée de deux rangs de hauts platanes, au milieu de l’escalier qui allait aux chambres la porte qui donnait sur le grenier, immense du souvenir, dans le salon deux canapés blancs se font face, l’un contre le mur et au dessus, le soleil façon miroir de Venise, la table de la salle à manger, menu à l’italienne (pâtes en sauce- ou mozzarelle basilic – en entrée, puis viandes tranchées dentelle et légumes, fromages si l’on voulait, fruits), vin, je me souviens de son alliance, je me souviens de son temps tout au mien pareil, sa voix qui ne riait guère (il faudra que je me renseigne, je me trompe peut-être en gardant ainsi son rire oublié), un peu grasseyante, de ses cheveux noirs brillants coiffés impeccables, quelque chose de Félix Marten ou de Jean-Claude Pascal, « L’enfer » de Dante illustré par Dali relié de cuir rouge, sa culture et son agriculture, assis à table pelant sa pêche via fourchette et couteau, tout en nous/me disant « mais c’est pourtant très facile à faire » il continuait à éplucher son fruit, sa femme à l’autre bout de la table souriait et faisait de même, les bonnes manières tandis que je mangeais du raisin (ce m’était plus simple), mais non, sa voix ne vient pas, trop éloignée peut-être mais lui est là, disparu début des années quatre vingt, sa femme a vendu la propriété de Latina, et s’est installée je ne sais plus où, aux alentours de la piazza del Popolo, elle venait à Paris, sa chambre au Plazza, son cancer qui l’emporte, mais quelque chose des années cinquante, de l’avant guerre et de la guerre, deuxième, mondiale, et si, dès le début, il avait quelque chose comme une aura qui l’aurait sans doute propulsé sur un Olympe fantasmé à mes yeux de petit môme de cinq ou six ans, les dires, les phrases entendues –maintenant qu’il est mort voilà plus de trente ans, sa voix revient comme on le demande mais elle s’en va, elle s’en va – ses phrases et ses dires le posent aujourd’hui plutôt du côté des autres, du côté de ceux qui étaient hors d’atteinte (dans la famille, quelques médecins, quelques avocats, quelques commerçants – les hommes travaillent, les femmes à la maison élèvent les enfants et repassent les chemises : le partage de ces taches tellement stéréotypé que j’en arrive parfois à parvenir à pardonner à mes sœurs, mais voilà qui s’arrête rapidement – ont ce statut effrayant, surtout sur le versant paternel d’ailleurs), alors que L. le frère de ma mère (presque tout autant l’un de mes oncles) avait une tendance et une voix plus tendre. La voix de F., son regard peut-être avait-il le blanc des yeux jauni, avait-il quelques larmes perpétuelles, je me souviens de lui et de sa maison de Latina semblable à celle de Tunis, au fond de la campagne, de la terrasse du premier, la vue sur les Apennins et au fond, là-bas vers le nord, loin, Frosinone, cet homme qui à Paris ne descend qu’avenue Montaigne, valiseries de luxe et vêtements de marque, poids des tweeds et des cachemires, sa voix comme celle d’un autre, brune et basse, cassée et jamais tendre. Pour nous, neveux, nièces, enfants qu’il n’a jamais eus, pour nous comme quelque chose de la terreur

PIERO COHEN-HADRIA*


J’ai retrouvé ta voix. Dans le murmure à mon oreille de ta langue gutturale, tendre paradoxe, une voix pour une langue, ta langue, étrangère à mon oreille, inscrite dans ce décor de bougainvillée rose au tronc lisse et incliné sur lequel s’appuyer, un chant ténu de paroles versées dans la fraîcheur de la nuit, et me revient à l’évoquer, mélodieuse, séductrice, enjôleuse, cette lancinante intuition de dernière fois dans le parfum entêtant du jasmin.
J’ai retrouvé ta voix. Une pluie de grêlons, la succession en avalanche de phrases hachées, de syllabes disséquées pour asséner la sentence, la voix c’est un ton aussi, celui de la colère dont tu t’enveloppes au fur et à mesure que les mots t’emportent. Une voix de tête, qui grimpe froidement à l’assaut de mon désarroi.
J’ai retrouvé ta voix. Une caresse sur mon chagrin. Lente, appuyée, présente entièrement. Que la distance et les hoquets de la liaison téléphonique cisaillent sans atténuer ton empathie.
J’ai retrouvé ta voix. Hésitante, entrecoupée de silences, de longs regards interrogateurs, ta voix désarmée devant tout ce qui semble insurmontable, inextricable, ta voix fatiguée, amère.
Si familière pourtant si absente, musique souterraine de tes messages, de tes mots écrits, conservés. J’ai retrouvé ta voix.

MARLEN SAUVAGE*


Il ou elle est là et j’entends sa voix et je retiens ce que tu dis.

Je ne retiens rien de la voix. Pourtant je la reconnais immédiatement. Elle est onde, elle touche, phénomène qui me parle tout alentour. Mais ce n’est pas comme un bruit, que je peux retenir. Ce n’est pas comme un instrument de musique, qui n’a pas de visage.

Oui la voix, oui la voix est là. Bonjour ? Que deviens-tu ? Je rentre de promenade ? J’ai croisé Sophie et Jean ? Ils vont mieux ? C’est passé. Ça suspend ma tête. Elle retombe sur mon cou lorsque la personne se tait, emplit les poumons et mon corps se relance mais je n’ai rien vu du passage de l’électricité.

Elle vient du et va au visage. La "voix" du GPS, parlons-en... je peux la rejouer dans ma tête. Mais la voix d’un visage ? Je n’imagine même pas. Bonjour ? Ouvrant les bras (un visage a des bras) : que deviens-tu ? Ouvrant, fermant, riant, secouant, rentre de promenade. Couinant, criant, cristallisant, chrysanthème, criminel croisé Sophie et Jean. Comique blastiphage maizo si patarchicou monsieur balcon balcon soleil vont mieux.

Comprendo ? Une autre voix répond :

Hé oh. Hé oh. Wouass. Wouach. Un mousquetaire mastique un moustique. Exactement. Voilà. Ce cheval mange la mouche. C’est ça. C’est ça. Broute. Cette vache, voilà, oui oui. Tout à fait. La vache mange le cheval. La mouche pique le moustique, hé oh, hé oh.

Et je la reconnais immédiatement. Dire reconnaître est impropre ici, tant le senti en situation est intuitif, inintelligible, fusionnel : en rebond. Votre voix ? Ma voix. Votre visage ? Mon visage. Votre corps ? Mon corps, moi, vous, lui, eux, elles.

D’abord je ne me souviens même pas des noms. J’ai une vague idée d’où j’ai vu cette voix disante la dernière fois aussitôt je lui souris je rebonddddis. Et on est déjà à tu et à toi sans que je puisse nommer qui je parle. J’ai la voix mais pas la carte d’identité. En formant des strates communicatives je passe en mode fuyant social j’évite d’être trop direct dans mes mots par peur de froisser, je termine pas mes phrases, je joue évasif, je réfléchis à mille à mille à l’heure en moi trouver le moyen d’aimer, d’aimer cette personne. Le rebond trop rapide me met un peu nu. Un peu sec. Et s’il n’y avait que ça. Maisnenousengageonspasdanslesocial. C’es’tpour’tant’nécess’aire. Ça’po’se’desq’uest’io’n’s. Q’u’o’i’d’e’n’e’u’f’d’e’p’u’i’s’l’a’d’e’r’n’i’e’r’e’f’o’i’s ? Jesépa.

ISTA POUSS*


sa voix de douceur errante
sa voix en délicatesse infinie
sa voix en d’autres voix, avec des mots qui roulent et déboulent, des mots boomerangs qui scalpent... oui certes sûrement... tout n’est rien... rien ne presse…
sa voix d’herbe folle entre les pierres
sa voix encalminée en chagrin
sa voix de crépuscule
sa voix où tout vacille
sa voix de Reverdy la table est ronde/ et ma mémoire aussi/ je me souviens de tout le monde/ même de ceux qui sont partis
sa voix désaccordée où je m’accordais
sa voix qui me cherchait
sa voix de silex puis de gypse
sa voix d’écume de mots
sa voix d’étincelles glacées
sa voix à l’émeri
sa voix d’échardes blanches
sa voix de silence dans la salive de ses mots
sa voix à la grammaire de sentences
sa voix de chèvrefeuille
sa voix de fausse route
sa voix d’acier, de feu, de cendre
sa voix de bruyère en fleurs
dans sa voix son rire, je ne m’en souviens pas
sa voix de mélancolie
sa voix d’éclaircie et d’ombres
sa voix ruisselante de passé ressassé
sa voix sans corps
sa voix où s’étranglent les mots
sa voix presque là
sa voix hante ma voix : de sa bouche mon silence

SOLANGE VISSAC


Dans l’obscurité, chœur bruissant…

Dans une chambre : un cosy, un petit lit et un grand lit où elles dorment à deux. Elles sont quatre donc. On leur a dit d’éteindre la lumière ; il est tard, il faut dormir. Dans le noir, les corps disparaissent, ne restent que les voix. L’horizontalité et l’obscurité métamorphosent ces voix, ce ne sont pas les voix du jour : elles viennent de la poitrine, elles sont plus graves, certaines se font plus sombres.
Ces quatre voix se mêlent dans le secret de la chambre, quatre voix d’enfants, quatre voix de fillettes… quatre voix comme une seule, chœur bruissant… Temps suspendu des confidences et des confessions, celles qui ne supporteraient pas la lumière du jour.
Parfois un éclat de voix, un rire étouffé attirent l’attention de la mère dans la chambre toute proche. Elle dit qu’il est temps d’arrêter. C’est le signal...

Les murmures s’échelonnent, les balbutiements deviennent de moins en moins cohérents, les mots incompréhensibles ; une à une, les voix s’éteignent emportées par le sommeil… remplacées par des soupirs, des ronflements ou juste un souffle régulier. Au cœur de la nuit, il arrive que l’une des quatre gamines parle en dormant. Se manifeste alors une voix d’outre-sommeil, venue d’ailleurs, d’un autre monde peut-être, celui de l’inconscient, des oracles, des craintes, tourments et angoisses, des joies aussi.

L’écho de ce chœur résonne aujourd’hui encore lorsque, par les hasards de la vie, ces quatre voix dispersées se retrouvent, si ce n’est au complet au moins à deux, pour dormir dans une même chambre.
Ces voix ont changé, les timbres et les intonations sont différents mais elles retrouvent instinctivement ce rituel de l’obscurité, celui des voix d’avant le sommeil, toutes lumières éteintes. Il n’y a plus celle de la mère, ses injonctions pour dire que cela suffit, qu’il est tard, qu’il faut dormir maintenant.

MARIE-NOËLLE BERTRAND*


Entendre ta voix toujours
Son ombre est dans mon corps
Garder ta voix dans les oreilles coûte que coûte
Écarter ta voix des griffes de l’oubli
Ta voix s’éloigne, revient
Je m’accroche
Entendre ta voix grave
Écouter les grains de ta voix égrenant ses humeurs

Voix du matin
Encombrée des miasmes de la nuit
Boire, manger, parler, elle s’éclaircit
Voix du jour
Différentes mélodies de tes états d’âme
Haute contre, elle siffle
Basse , elle grogne
Baryton, elle ordonne
Ténor , elle caresse

Entendre ta voix toujours
Écarter ta voix des griffes de l’oubli
Ta voix derrière la dune de la vie ....

ANNE T


rappeler sa voix

le heurt sourd des pilons dans les mortiers du soir tout autour l’écoulement d’une langue encore ignorée
l’impossible de SA VOIX
quand donc a-t-elle lancé le chant que reprend criarde et piétinante la ronde des filles
convoquer l’alentour des sons des bruits des cris qui l’encerclent dans les nuits le hurlement enfantin de "l’ahua" qui plane dans la canopée poussiéreuse de la saison sèche
l’impossible de sa voix
craquement énorme d’un fromager rongé par les termites dans l’au-delà des collines le froissement soyeux de ses pieds nus sur le sol de la véranda quand elle le surprend pour leur première nuit
le foudroiement de la tornade nocturne l’interminable mitraille des pluies sur les palmes de l’apatam
comment donc parla-t-elle le même sang sous leurs peaux noire et blanche l’impossible même de son murmure à l’infime extrême
du silence
de l’absence
rappeler sa voix
ma surdité parfois jusqu’à l’insoutenable de toutes ces années
mais
mais rappeler SA VOIX et ne savoir l’entendre

GRAPHEUS TIS*


Sur le seuil de la porte, en réponse à son regard interrogateur, tu lui avais dit de ta voix grave « à bientôt », avec pour ponctuation une légère inflexion vers les aigus. Seule, dans le silence qui suivait ces « à bientôt », elle cherchait le visage de ta voix, allait se recoucher, fermait les yeux et se laissait habiter par l’écho - « à bientôt ». Il résonnait en ricochet. D’autres mots volatiles tentaient de s’y accrocher, mais ta voix soufflait comme un vent fou emprisonné dans une chambre vide.

Pour retrouver la chair de ta voix, elle composait ton numéro de téléphone et jamais tu ne répondais. Tu laissais le clone de ta voix déclamer à répétition : « je vous répondrai, » - pause – puis martellement des quatre dernières syllabes, « ra-pi-de-ment, » suivi d’un silence. Quelle que soit la pression de la main sur le combiné, la voix demeurait imperturbable : même frappe, silence, intonation, information : « ra pi de ment ».

Ses doigts fébriles déplacent le curseur de la radio. Voix - indistinctes, brouillées, balbutiements, tâtonnements, grésillement de la bande son, bribes de phrases syncopées. Retour en arrière du curseur, arrêt définitif sur une voix amplifiée dans l’enceinte. Ta voix ! Dans les graves, elle discourt et bien qu’insaisissable, tu es palpable. Assise devant la radio, par ta voix toujours prise, elle ferme les yeux.

ANOUK SULLIVAN


Tu étais plutôt enjoué et ta voix prolongeait ton sourire, d’un grain entre deux tons, un baryton léger comme tu aimais le dire.

L’opéra était une de tes passions et parfois j’entendais ta voix s’accrocher à celle des Caruso et autre Callas, quand la maison était secouée de décibels tandis que tu réglais l’orientation de tes baffles dernier cri...

C’était une voix de velours pour bercer l’enfant endormie sur tes genoux ou une voix de stentor pour vociférer sur les récalcitrants, une voix bienveillante pour accueillir les nouveaux venus, une voix de ténor pour saluer les partants. 

Tu t’en servais beaucoup de cette voix, certains te pensaient bavard, d’autres ravis, attendaient que tu entraînes toute l’assemblée dans ta joie d’exister. 

Tu déclamais au clair de lune les poèmes appris dans l’enfance, la tirade des nez « avec le ton », le pastiche du corbeau et le renard en argot, ou les paroles des chansons de Mouloudji ou de Ferré avec ou sans l’accompagnement de ton banjo fétiche.

Tu murmurais, tu criais, tu chantais, tu susurrais, tu hurlais. 

Autant de tonalités qui résonnent encore au fond des lambeaux de ma mémoire.

Tu aurais aimé monter sur les planches et ta voix aurait séduit les foules. 

Quel destin pervers n’a rien trouvé de mieux que de te priver de ta voix ? Et pour quelle raison, grand Dieu !

Il n’y avait pas plus douce que cette voix, pas plus veloutée, pas plus sucrée. 
Maintenant quand je prends ta main immobile et que tes yeux cherchent en vain au fond des miens le vague souvenir que ce regard pourrait t’évoquer, j’espère entendre de nouveau cette voix qui me tirerait vers le linceul de mon enfance. Un instant, je n’en demande pas plus.

Les bonnes journées, un quart de seconde tu croises mon regard et dis : "oui" !
Juste un mot, le dernier que tu saches encore prononcer. 

Les mauvais jours, tes lèvres restent closes et je repars le cœur vide et l’âme blessée, engluée dans la terreur d’oublier un jour le grain de cette voix qui berça mon enfance.

MARIE-CHRISTINE GRIMARD*


Il y a quelques années déjà, je me souviens avoir passé toute une matinée sur la toile à la recherche de la voix de Mira Wagner. Il a suffi que je l’entende quelques secondes et j’étais prise.
Totalement bouleversée. Il est des voix comme ça qui vous chavire vous déchire
des voix qui vous prennent vous entrent dans la chair et creusent jusqu’à vous atteindre l’âme.
Je me souviens je souffrais de ne pas parvenir à retrouver la voix de Mira. Il n’y avait pourtant rien d’étonnant à cela. Mirel. C’est Mirel qu’elle s’appelle. Il faudrait articuler, Laure Adler. Ar-ti-cu-ler. Mais vous êtes pardonnée, ce temps perdu à chercher n’est rien en comparaison de ce magnifique cadeau que vous m’avez offert ce jour là, la voix de Mirel que je peux désormais écouter quand je veux.
Mirel. Ton nom de petite mirabelle, de mirabelle toute serrée.
Ta voix. La Nostalgie. Poignante. Le manque. Lancinant. La douleur. Sa flèche percutante. La blessure. Perceptible tellement. Dans ta voix je les entends.

Je peux affirmer que je sais reconnaître la tienne entre toutes les autres et pourtant j’ai peu de choses à en dire. Elle a un timbre plutôt grave, on la perçoit d’emblée comme une voix d’homme, bien des femmes ont des voix graves mais elles ne font pas la même impression, on sait avec autant de certitude que ce sont voix de femmes. À l’évidence, bien que je ne sache pas l’expliquer, la voix est sexuée. Il est des voix plus que sexuées, des voix qui parlent au corps, qui réveillent des pulsions au bas du ventre et déclenche le désir, des voix sexe, la tienne n’a pas, n’a jamais eu ce pouvoir. Est-ce parce qu’il lui arrive de déraper dans les aigus sur les fins de phrases ? Cette dissonance a tapé désagréablement dans mes oreilles la première fois que je l’ai entendue (il m’est même arrivé – dois-je le dire – de penser que c’était la faute à ton prénom, utilisé à la fois pour les filles et pour les garçons). Mon corps maintenant sait que ce dérapage n’a rien à voir avec une sexualité mal assurée, il ne remet absolument pas en cause ta virilité. Je m’y suis habituée comme on s’habitue à un pull de laine qui oui gratte bien un peu mais sait surtout vous tenir chaud.

Je connais ta voix depuis deux décennies, elle n’a pas changé au fil du temps, c’est toujours la même voix sans apprêt sans afféterie aucune. Ta voix ne vieillit pas, elle partage cette étrange particularité avec ton regard et ton rire. Je me souviens de cette voix de femme, entendue là encore à la radio, j’imaginais qu’elle appartenait à une toute jeune fille tant elle était claire et vive dans son débit, une voix de ruisseau au printemps, quand la femme qui parlait a dit avoir quatre vingt deux ans j’ai été complètement abasourdie et j’ai pensé La voix n’a pas d’âge.

Je connais ta voix depuis deux décennies, c’est toujours la même voix que tu ne sais toujours pas utiliser à bon escient. Tu manques totalement de discernement dans ce qu’on appelle la distance de voix, tu parles toujours trop fort au téléphone ou quand ton interlocuteur est proche de toi, (combien de fois ai-je dis que je n’étais pas sourde ?) ; par contre en voiture tu parles d’une voix que le bruit du moteur absorbe, il ne me parvient qu’un mot sur trois, j’ai cessé depuis longtemps de te le faire remarquer ou de te faire répéter, et je te laisse marmonner tout seul pendant les trajets que nous faisons ensemble. Est-ce paresse ou gourmandise qui te fait dire pomme terre au lieu de pomme de terre ? Quand tu ponctues tes phrases d’un Eh oui un brin sentencieux, je souris parce que je reconnais un héritage de l’enfance, ce n’est pas vraiment toi qui parles, tu tiens cette fâcheuse habitude de quelqu’un d’autre. Je t’ai souvent entendu pester contre les choses qui te résistent, engueuler les outils qui t’échappent ou ne fonctionnent pas, jamais je ne t’ai jamais entendu t’énerver contre les gens. Je ne connais pas ta voix chantée, tu dis chanter comme une casserole.Tu ignores les joies que procure le plus bel instrument de musique qui soit et ça m’attriste.

Ta voix n’est pas ce que je préfère en toi. Elle ne te ressemble pas. Je voudrais pour toi une voix bienveillante tendre aimante généreuse sensuelle, une voix à ton image.

Ma voix intérieure – qui n’est pas celle avec laquelle je parle tous les jours –, ma voix intérieure n’a pas d’intonation, n’a pas la capacité de moduler, n’a pas de timbre mais parle cependant un langage clair, clairvoyant, me dit que rien de tout ça n’est vraiment important, elle me répète que tu as d’autres atouts maîtres pour me séduire et me retenir.

Quand tu m’appelles mon petit chat quand tu me dis Je t’aime c’est ta voix d’amour que j’entends.

Et ta voix d’amour, le sais-tu, produit toujours sur moi le même d’effet, je fonds délicieusement.

VÉRONIQUE PRETET


En dehors de la métaphore du canard qui serait forcément injuste et humiliante, le seul reste de ce qui sort de la bouche est une masse de plastique laiteux, mais pas de ce vain liquide qui coule de la bouteille, mais le vrai, le jaune, celui qui n’a pas encore connu le contact maladroit des hydrocarbures. Est-il pertinent de réduire ainsi la figure de l’homme au cri d’un animal ? L’onde caractéristique de la bête, palmipède ou humain, se dresse fièrement en un percutant bélier ne faisant malgré tout qu’une bien piètre nourriture pour la machine auriculaire qui le transformera le machiniste aux commandes en un tableau coloré d’une affligeante volubilité. L’image accomplie enferme la voix désintégrée dans la poche métaphorique et devient l’emprunte à deux dimensions sensorielles du portrait nuageux inscrit dans l’air du vivant. Le halo brumeux ne se détache jamais vraiment du portrait qui s’instancie, en un mot, du portrifié qui devient présence. L’indétachable nasillarde couleur du canard est comme le tube de colle dont la peau métallique s’est percée à force de détroussages brutaux : une plaie visqueuse et abondante. En son cœur s’écosse pourtant un autre son de cloche. Les claquements doux des copeaux se jettent par grappes au visage de l’aspirant portraitiste qui rumine son obsession pour les anatidés. Les teintes vibrantes, oranges et jaunes oscillent jusqu’aux tympans, celles-là mêmes qui se confondent avec l’instrument niché sous la mâchoire, dans le prolongement du bras gauche. Les teintes vibrantes portent pour le charnu comme pour le boisé le nom de cordes. Mais si le bois a besoin de la chair pour vibrer, la chair n’a besoin que de la chair. Et alors seulement croule sous le poids du fantôme harmonique le timbre cassant du premier canard, celui du vivant démystifié. La lutherie se substitue ainsi à la palmipèdie et étale sous les oreilles toute la verdeur du locuteur dont mains et gorge s’emmêlent les pattes, mêmes voilées. En général, après une âpre ou joyeuse danse, ne traînent que quelques plumes joueuses, quelques pincées de poussière de colophane, des souvenirs à l’emporte-pièce qui recouvrent une couche sonore résiduelle qui a l’épaisseur et la consistance d’un champ de lave dont la masse bienheureuse écrase la ville grouillante de chairs vitrifiées. Chaque pas, chaque harmonique, chaque phonème consonne comme l’allégeance à confédération belliqueuse des sens. C’est que la voix d’un musicien joue du monocycle aussi maladroitement que faire se peut sur la frontière mouvante, véreuse où se battent à coups de fouets, d’aiguilles à tricoter cachées dans des cannes de J le timbre, le son et le sens. Ils vaguent d’épouvante derrière la paréidolie de la voix, rire inconscient de l’amusé cracheur de mots. Écumoire à l’oreille, c’est la main du récepteur méfiant qui vibre, car la parole échangée, partagée est avant tout une histoire, une histoire de vibrations, celle de la matière qui en naît, qui ne rencontre que le rien dans son petit appartement verrouillé jusqu’au jour de l’observateur qui soulève le couvercle laisse sortir le chat.

STEWEN CORVEZ*


Sale type ! Chaque fois que je t’entends, je me dis ça et, immédiatement après, il me faut réajuster. T’as une voix de vraie peste. Et puis, non, celle d’un enfant. Chez toi, en même temps que la testostérone du mec qui cherche la baston, il y a un fluide qui s’élève dans les airs et qui est doux comme le sucre. Des doses variables de masculin et de féminin mixés temporairement ensemble, en suspension, comme des gouttes d’huile et des gouttes d’eau, ça a l’air incompatible et ça se mélange quand même. Ta voix est la preuve qu’il y a des garçons qui sont aussi des filles en restant des garçons, et inversement. En tout cas quand tu chantes. Quand tu t’égosilles dans les aigus et que de rocker tu deviens sorcière, comme dans le crescendo chaotique de cette phrase au début d’un de tes morceaux « I’ve been around the world… ».

Car pour le reste, outre ce que tout le monde raconte (tes frasques, ton alcoolisme, ta mort), je ne sais pas grand chose sur l’existence que tu as réellement menée, je n’ai jamais lu d’articles sur toi et je ne vois même pas très bien à quoi tu ressemblais. Chevelu et grimaçant comme tes potes sur une pochette de disque ? Je ne t’aurais jamais reconnu dans la rue (de toute façon, quand j’ai commencé à t’écouter, tu n’étais déjà plus de ce monde). Je t’imagine seulement à partir de ta façon de prononcer ces mots si écrits, travaillés, répétés par toi. Pas les mots du quotidien donc, ceux-là j’ignore comment tu les disais, ce que aurait donné dans ta bouche au réveil un « salut chérie, reste du café ? » (ou plutôt « reste de la vodka ? » si on veut être mauvaise langue). Non, je n’ai pas la moindre idée de la manière dont tu pouvais dire ces choses banales, « j’ai faim », « j’vais prendre une douche », « j’suis crevé », sans jouer à être ton personnage. En revanche, je connais par cœur ta façon d’étirer « giiiirl » ou « diiiirt », de murmurer « much », ou encore comment, dans un souffle de dragon pas si méchant, tu lances « I said hiiiigh ». Que ces phrases mi-hurlées, bien étudiées pour faire rock — « little lover, I can’t get you off my mind… » — et séduire ton public, mais qui malgré tout sortent agressives, criardes, mielleuses, avec les intonations d’une petite frappe hargneuse qui a du être le chouchou de sa maman, celui pour qui elle s’inquiétait (à juste titre, à ce qu’il semble, dans ton cas), le préféré qui fait toutes les conneries sans se faire trop gronder. A ta mère, tu devais lui réclamer des glaces ou des bonbecs avant le dîner et elle finissait par te dire oui. Alors après tu chantes « I’m a problem child, even my mother hates me », oui, d’accord, tu as sans doute été très pénible dans ta jeunesse, mais que tu n’aies pas réussi à embobiner ta mère avec tes accents charmeurs et autres syllabes lancinantes, je n’y crois pas un instant. C’est flagrant. Quand tu répètes tout au long de la chanson « can I sit next to you girl, can I sit next to you girl, can I sit next to you girl », combien de fois ?, tu joues au mec insistant qui veut exaspérer la fille, elle est à la limite de t’en coller une, et puis non, elle te laisse t’asseoir à côté d’elle, bien près même, parce qu’elle entend l’enfant en toi.

Comme moi. Ballottée par ton flux faussement nonchalant, cette façon que tu as par exemple de marmonner « living easy, living free », j’imagine l’enfance et l’adolescence qui ont conduit à ce résultat. Mais en même temps, je replonge dans un autre passé, une autre enfance et une autre adolescence, les miennes. Tu m’accompagnes depuis que j’ai onze-douze ans, quand je faisais semblant d’être grande pour épater les cousins un peu plus vieux : j’espérais qu’en disant t’apprécier, je pouvais les convaincre de me prendre avec eux. A cette époque je ne comprenais pas tes paroles en anglais, mais j’avais bien le sentiment que ce n’était pas pour les petites filles modèles, je pense là précisément à ton insistance démente sur « balls » dans le refrain « she’s got balls ». Surtout j’entendais dans ton chant somme toute resté morveux quelque chose comme une immaturité irresponsable qui réclame le droit d’exister, la liberté. Aujourd’hui, je suis toujours aussi surprise quand je reviens vers toi. Car après, j’en ai connu d’autres des garçons avec des voix aigues, d’autres qui trainassent sur les voyelles en chantant bien mieux que toi et que j’écoute plus souvent que toi, ce n’est pas la question. C’est juste ta drôle de voix. Même quand tu scandes « oi » avec ton idiot de comparse en tenu d’écolier, vous êtes ridicules, et puis ça passe parce qu’un son sort de ta gorge comme un malin géni de sa lampe à huile pour émettre un « watch me exploooode », plein de rage folle et de langueur.

Enfin, ta si belle voix de garçon-fille-enfant-insupportable-à-qui-on-pardonne-tout, il paraît qu’elle s’est tue une nuit noyée dans ton vomi ou éteinte dans ton sommeil éthylique, c’est selon, moi je n’ai pas d’avis, pas de jugement, je ne suis pas ta groupie ni ton ayant-droit. S’en est suivi la chanson-requiem du groupe où, à la place de tes premières paroles, sonne le glas des cloches les plus graves, c’est un peu toi qui réapparais en statue du commandeur, et puis je ne sais plus, je n’écoute plus. Je reviens aux morceaux où tu chantes et poursuis ce projet d’une sorte d’archéologie de ta voix.

VANESSA MORISSET


je réfléchis. je me souviens de combien de voix. énormément. je suis très marqué par les voix. probablement car la mienne a tant de mal à sortir. je me souviens beaucoup des voix de fiction. j’ai souvent dans l’oreille celles des personnages de certains films chers, films qui me sont comme des familiers. c’est un bruit de fond qui me traduit le monde. c’est très proche d’un murmure, c’est à la limite de l’audible, de la perception ; il n’y a que moi qui peux l’entendre.

je me souviens bien de la voix d’E., de P. de tant d’autres.

mais si je remonte à l’adolescence ? oui j’en entends encore. je fais cet exercice. je peux les entendre, mais je ne sais pas ce qu’elles disent exactement.

certaines personnes peuvent me manquer par leur voix. et je peux prendre un plaisir violent à en entendre certaines.

il y a cette voix, qui déshabille.

je suis frappé par le fait que certaines voix ressortent tellement : je suis chez moi, il y a le bruit de la rue, et elles me parviennent pourtant comme si j’étais à côté.

dans la même idée, je peux être tout à fait dérangé par certaines voix (voisins, rue) même si je ne comprends pas ce qu’elles disent, alors que d’autres me seraient indifférentes.

et il y a les voix de doublage, aussi. je connais (et reconnais immanquablement) une voix de doublage, de télévision, que j’aime depuis toujours. je ne connais pas son visage, mais je connais son nom. l’entendre provoque en moi un sentiment particulier, de nostalgie. c’est presque une souffrance, et tout à la fois une consolation. rien que l’idée de voix de doublage me séduit, me plonge dans la rêverie. des gens invisibles qui parlent. des doublures. je les imagine cachés derrière des rideaux.
dans certains appartements, il y a encore les voix. j’y vais, et j’entends. en fait il suffit de prêter l’oreille. j’écris ça sans retoucher. avec ma voix de l’écriture, ma voix silencieuse. c’est quelque chose de très simple, de très élémentaire. il n’y a pas à réfléchir une seule seconde. la voix qui est un battement, c’est la contrebasse.

parfois on entend une voix qu’on connaît, qui nous est familière, dans la rue. et pourtant on ne connaît pas la personne, mais c’est quelqu’un de "connu". ça m’est arrivé dans les files d’attente, où l’on ne fait qu’attendre, qu’entendre.
encore une voix, il suffit de se pencher. tiens par exemple, la voix que j’entends quand je lis Peter Handke (ou d’autres). probablement la sienne, d’ailleurs. je l’ai associée à ses livres. j’aime à la fois l’entendre (radio) et le lire. pareil avec un autre écrivain que je garde secret. voix secrète ; c’est très lié. les secrets sont toujours donnés avec une fréquence particulière de la voix, un frémissement unique, quels que soient le volume et les circonstances.
quelque chose de vertigineux c’est que je pourrais continuer de détailler tout ce que ça m’évoque pendant des pages et des pages, et ça ne cesserait de parler de moi.

GABRIEL FRANCK*


J’essaye de respirer de nouveau dans le je. Et m’avancer dans le jeu de la voix, des voix. Voix, voies, vois. Vois-tu quelque chose en toi et autour de toi ? Voix de mes chats. Si différentes et reconnaissables. Voix des enfants d’à côté qui éclatent en même temps que le bruit de l’eau. Voix de celui que je tutoie, côtoie. Voix perdues au loin et dont je n’ai pas envie de me souvenir. Quelles voix lorsqu’on vient d’apparaître ? Ni pleurs ni peur de mon poisson fils glissant de dans à sur mon ventre. Juste quelques cris sons. Ta bouche de poisson me happe. Donne moi encore du son d’extra terrestre, sorti de mes entrailles. Et pour toi, le son de ma voix durant ses neufs mois ? Qui t’es-toi ? Fais moi oublier s’il te plaît dans tes murmures et tes racontages, les hurlements stridents griffant mes doigts en sang sur la paroi. Onoma-tope moi là ta vie, ton histoire et active tes joues à pompe, petit d’homme surgit de nul part. Les petites voix, partagées, aimées, adulées, trop et pas assez écoutées. Les voix des clients au téléphone. Ma voix intérieure qui ne s’arrête jamais et se targue par-dessus le marché d’expliquer mes silences. Voix ? Multiples voies de voix sang chaud et sans chaud, chemin plastique, nourriture plastique. Voix de la radio dans mes écouteurs qui me jouent l’esprit public en pleine cérémonie religieuse et familiale. Voix épaisse de celle qui a trop bu et qui me laisse vide assise à l’intérieur de sa voix sur le lit. Impossible lecture en grand de toute la vie qui afflue alors au son des vivants. Imaginez un monde sourd, un monde de silence. Sous l’eau, graphie d’un univers ancien qu’on porte en soi sans le savoir. Lecture sensible du silence des poissons. Hyperacousie et vibrations des sons sans plus de signification, fracture de la surdité. Attention, me dis-tu, je ne vais plus t’entendre je retire mon appareil. Tu sculptes ton albâtre lentement et en rythme, une musique rythmée s’élève de l’atelier que tu ne perçois pas. Je me souviens du son de ta voix sans cordes et amplifiée ou trop faible que tu n’entendais pas. Je me souviens de tous les sons de voix dont je ne veux pas me souvenir et qui m’envahissent. Je me souviens des silences qui ont suivi le départ. Je me souviens du son de mes silences.

Lecture publique. Maison de la Poésie.

Lumière blanche sur sa bouche et ses yeux. Chaque mot roule des sons remisés dans ma mémoire. Chauves-souris agrippées, silencieuses, voltigeant soudain dans le noir, me réveillant. Encore maintenant la forme de ses sons, délicate sculpture, alimente un ruisseau bordé de mots qui s’aventure, hachuré, se déplie, infiltre. La voix portée par le regard se lance et balance, soupèse, sinueuse, s’enracine et repart. Le visage se relève après chaque échappée de phrase. Il happe ceux qu’il ne peut voir. La branche tangue sous le poids de l’oiseau dans la forêt- où est-il - Il attire l’œil par son chant. L’écoute de l’écoulement du temps dans les mots rythmés, écoute des morceaux de phrases fragmentés par le regard qui se dresse. Volume surgissant du son des mots, libation dans une intériorisation sonorisée, malaxée, offerte. Cailloux érodés par la langue et retenus dans la bouche avant de surgir et se répercuter. Avant scène d’une lecture punaisée en blanc dans la mémoire du texte. Lire et partir, brûler et déambuler, fourbir et promener, quoi ? L’éternité ... Le phrasé sinueux et délicat tremble et avance, parfois dans le noir des châtaigniers trop dense, parfois en pleine clairière. Il se reprend, il se soulève, il respire dans et hors de la bouche. Il sourit dans la lumière de son accompagnement. Le phrasé attentif se fraye un chemin dans les circonvolutions de nos écoutes. Oyez, emmagasinez, menuisez. L’image des mots véhiculés par le son de la voix nous conduit au bord d’une eau fraîche, où plongent nos mains qui se frottent l’une contre l’autre. Et au son articulé phrasé disjoint répond le rythme lent et constant du bruit de nos mains.

CATHERINE LESAFFRE


Suis-je encore en vie ? Le silence blanc me pressure les oreilles, silence d’au-delà pour qui n’a jamais connu l’absence de bruits. À Paris, je reste la fille de Beyrouth, ville de vacarme et de poussière. Pas de souvenirs d’accalmie quand je songe au Liban. Les journées relaient les sons sans les épuiser.

Suis-je encore en vie sans leur bourdonnement autour ? Ils s’agitent encore en moi, résonnent dans mon esprit quand ce n’est pas ma voix qui marmonne à vide.

Je suis la chambre noire de ces échos ; d’un lieu, d’une Histoire. Nouée au Liban par ses réminiscences acoustiques.

Je sursaute quand une porte claque. A Paris, à 31 ans. Plus de 30 ans après nos premières bombes. Ce possessif, alors que nous étions possédés. Une porte claque et le cœur s’affole. Retentissement qui me plante dans le corps d’une gamine démantelée. Sans image, sans mot. Rien ne remonte de ce passé à présent décharné mais j’y suis propulsée par la vigueur d’un bruit qui éclate, un son unique : bong ! Aussitôt déplacée. Envahie par l’opacité instinctive. Battu dans son enfance, un adulte se protègera toujours du bras, au moindre mouvement inattendu. Le même réflexe, opposé à d’anciennes violences. Oubliées, altérées. Et pourtant. L’Europe m’enveloppe de son doux écrin.
Une porte claque et le Liban se réveille. Sa voix s’élève, assourdissante d’éloignement.

La voix du Liban ou Saout Loubnan. Station de radio, sempiternelle résonance de la guerre dans le creux de mes oreilles. Les commentaires en boucle suppléent les chansons dans les moments durs. Nous avons vécu des années de commentaires, d’annonces morbides dans une langue maîtrisée, parfaite. Incompréhensible à l’enfant que j’étais, qui ingurgitait les mots de ces ancêtres comme un sirop ; il n’est pas nécessaire d’en connaître les ingrédients pour en tirer bénéfice. J’écoutais, galvanisée par le drame que le ton monocorde des speakerines densifiait d’implacabilité. Sinistre cohabitation avec les postes de radio au débit permanent. Ambivalence patente : nous rassurer par le surplus d’informations (il suffirait de savoir pour être sauvé). Et entretenir l’angoisse.

Déflagration, proche ou lointaine. Une bombe qui éclate semble toujours précédée de son annonce, comme un froissement de l’air. Mais de si près que le doute me hante toujours, ce frottement sonore se limiterait à ma perception ?
Avec les années, je prétendais deviner la distance d’une explosion à l’écho qu’elle laissait à la traîne. Qui irait vérifier ? Me distraire à ce jeu pour maîtriser la peur. Me revendiquer ce talent, pour dénier la certitude de ne plus rien contrôler.

Aujourd’hui je retrace le passé avec d’autres questions. Que perçoit-on d’abord, la lumière ou le son d’une bombe ? Et après l’explosion, que persiste-t-il de ces traces sensorielles ? Résistent-elles à la destruction ? Sont-elles anéanties, comme la vie qu’elles emportent ? À quoi ressemble la tonalité de la bombe après son éclatement ? Silence noir en pointe. Cette petite seconde d’après. Trou. Suivi de hurlements. Humain, ce tohu-bohu extirpé des entrailles du monde ? La surprise suprême. Indicibles immondices.

Le Liban, polyphonique. Cacophonique. Les fracas de la guerre n’ont pas couvert les tressaillements de la vie. D’autres voix en scandent les heures. Il me suffit de fermer les yeux pour que l’âme sonore du pays se lève en moi. Ses bruits, débris des combats ordinaires que les hommes mènent pour vivre. Que les insectes nous livrent la nuit quand l’air se pose. Leur entêtement à poursuivre les odeurs de nos peaux. zzz zzz… Les moustiques, ces petits bombardiers. Plus véhéments que les détonations. zzz zzz… Sournoise infiltration, notre ouïe est sans défense. Leur victoire sonore toujours.

La voix des animaux qui expirent. Comme ce cafard qui s’affole sur place. Cercles en stries noires, dans tous les sens. Si énorme. Il crissera sous ma chaussure. Insupportable bruit de vide qui me visse les tripes, par simple réminiscence. Plaquer la lourdeur de mon corps sur le frétillement de ses pattes. Je peux fermer les yeux, pour ne rien sentir. Appuyer d’un geste brusque, en poussant un petit cri pour couvrir le craquement. Ce bruit, le même. Presser de toute ma peur, de peur qu’il émerge vivant. C’est sa vie qui m’effraie, son agitation. L’idée d’une possible vengeance irrationnelle. L’écraser, le cœur en panique. Il n’est que forme aplatie, le mouvement s’est tu. Je tue, sans me rassurer. Le bruit de son vide grince encore en moi.

Échapper au Liban ? Poursuivie par leurs bourdonnements. Bruyants, pour se sentir vivants. Au réveil déjà, ça bruisse en soi. Cortège à plusieurs voix distinctes sans équivoque. Elles se nouent aux bredouillements de l’esprit ramolli par une nuit de capitulation de la conscience au chuintement désordonné du sommeil à l’imagination fantasque. 

Les voix du pays. Rires des femmes, vociférations des hommes, clabaudages des femmes, éclats des enfants… le silence des adultes, leurs murmures pour éviter aux plus jeunes l’horreur du savoir quand le savoir n’est qu’informations et nouvelles. La masse de ce silence, tapie dans les cœurs, sans d’autres choix.

Les voix enténébrées des politiciens à la télévision, la diction hypnotisante de leurs sentences qui terrorisent ou mentent.

Les sermons du prêtre, ses intonations qui me poursuivent la nuit pour me défendre les mauvaises pensées, renier la liberté que j’ai l’illusion de vivre quand les autres dorment et cessent de t’observer.

Les prières collectives. Psaumes et cantiques. Chœur et orgue. Le moment où l’assemblée de la messe expire d’une voix unie, unie et unique malgré les dissonances.

Invoquer d’autres bruits, n’importe lesquels, pour ensevelir les voix du Liban, esquiver les émotions promptes à envahir l’instant, quelle que soit la distance. Le timbre grave de Fayrouz, la voix joyeuse de Sabbah, les modulations de Farid El-Attrach (Farid le sourd ?)… ces chanteurs que je snobais adolescente à Beyrouth, férue de rock occidental. Ils me font pleurer maintenant, incise sonore dans mon quotidien. Et je fredonne ce que je n’ai jamais appris volontairement, les paroles de ces chansons sont comme les mots d’une langue maternelle acquise à notre insu.

Les taciturnes parties de tric-trac à l’ombre des trottoirs, quand les accalmies le permettent. Seul le bruit des dés. Court silence qui suit quand ils s’arrêtent sur leur chiffre… et si notre destinée dépendait de ce hasard ? me susurre ma conscience de petite, face aux mines concentrées des joueurs.
J’aime la voix des dés, gouttelettes métalliques. Parce que les objets ont une voix quand ils continuent à nous parler.

On a des tomates, on a des pommes de terre, on a de la pastèque… dans les rues, le timbre guttural des marchands ambulants rivalise avec les klaxons, avec les insultes jappées par des conducteurs constamment à cran.

Ça klaxonne dans les artères de la ville. Pour le moindre incident, à chaque ralentissement… klaxons sans raison. Ça insiste devant les immeubles, tête penchée, regard tendu. Ta ta tatata tatatata ta ta ! Les voisins sortent. Les uns après les autres. La main ne lâche pas le klaxon. Ta ta tatata tatatata ta ta !
Les klaxons ne sont pas des bruits à Beyrouth mais les expirations de ses ruelles tortueuses, leurs toux, leurs soubresauts sonores.

Des balcons, les femmes se hèlent, amorcent des conversations qu’elles poursuivent souvent autour d’un café improvisé : allez, 5 minutes, tu as bien 5 minutes, ne me dis pas que tu n’as pas 5 minutes.

Tandis qu’à l’horizon, les constructions vrombissent et crachent dans l’indifférence générale, atonie de l’habitude. Le Liban, en (re) constructions permanentes.

Alors, Paris bruyant ? Paris havre de paix. Ses rues, sas de passage entre deux lieux, entre voitures et passants, tandis qu’au Liban, elles sont espaces de vie collective. Substance du lien et de ses banalités.

Ici aucune voix ne soufflera mon prénom Layla. Ne le vociférera. Ne me bercera de sa douceur. Maman, la voix de ma mère qui porte les syllabes de Layyyyla, comme ses bras m’élevaient jadis dans les airs. Mélodies aussi rythmées que le battement de son cœur. Boum. Boum. Ses boums discrètement perceptibles dans ma chair quand elle me serrait contre elle. Sa voix, plus douce encore à mes oreilles quand elle se fichait du sens des mots, pour créer avec ses gargarismes improvisés, une langue commune ; à nous deux réservée, éphémère, oubliée l’instant qui suit. La parole, geste d’amour qui me réchauffait le sang.

Quand j’ai cessé de me blottir contre son cœur, trop grande pour être bercée par les chants de son buste, j’ai comme glissé sous le poids des années, me suis mise à poser longtemps ma tête contre son ventre. Coller mon oreille à ce foyer. Creuser plus loin encore l’espace originaire de mon existence, retrouver les premières voix inaudibles au monde mais qui m’ont reliée à la vie jusqu’à la naissance. Je ne réfléchissais pas à l’époque, je m’amusais à coller mon oreille à son ventre. Le jeu, pour dire l’attachement en toute pudeur. Tu entends quelque chose ? C’est vrai, autant ? Non pas possible, c’est si fort que ça ? Ma mère semblait fière de la puissance de ses bruits. Moi, étonnée par le gargouillement de cette usine insoupçonnée. Je décrivais, riais, sursautais parfois sous une stridence inattendue. Douceur ou violence, les voix de son corps parlaient au mien, sans que nous nous en mêlions ; plus que jamais entremêlées.

Volte-face sur sa voix. Dans le métro. Palpable dans mon dos. La voix de ma mère, à des kilomètres de ma mère ; quelle distance sépare Paris de Beyrouth ? Échos portés par je ne sais quel vent. Vent, amour en arabe, dans cette langue qui démultiplie les substantifs pour tenter de capter l’essence de l’amour, ce vent… du vent. Ne jamais conjuguer deux langues à la fois pour se préserver de l’éclatement.

Je me retourne, en dépit du bon sens, maman est dans sa cuisine à cette heure-ci ou devant son feuilleton à cette autre heure… je pourrais tracer ses journées. Mais je me retourne comme si elle pouvait être sur le quai de Bastille par exemple, ou place du Châtelet…

Sa voix. Je la reconnais aux premières exhalations, sans hésiter, sans douter. La voix de ma mère. Indicible évidence. Les mots ne manquent pas, mais la capacité de séparer les détails qui l’animent. Flux, labiles entre mes doigts avides d’exprimer.

Je me retourne, comme si elle pouvait être là. Sa présence dans ma vie, sonnante dans le silence absolu de mon exil. Est-ce la rémanence éternelle du balbutiement de la vie ? Si j’entendais déjà cette voix à travers la peau de son ventre, se serait-elle fossilisée en ma chair, empreinte originelle ?

Il m’arrive aussi de presser le pas. Fuir, encore plus loin, acculée par ses inflexions qui ne lâchent pas. Fuir sa voix de mère.

Le père m’échappe par la voix. J’étais trop jeune à sa mort. Sans trace de sa voix, comment me raccrocher ? Seule elle pourrait interpeler mon cœur, tandis que les photos de papa siègent dans mon cerveau. Pêle-mêle son sourire, son corps, son sérieux, la mélancolie de son regard. Mais dans un silence d’abîme.

Et moi ? Je ne connais pas ma voix. Puisque je ne la reconnais pas malgré l’évidence d’un enregistrement sans équivoque mien. Malaise et gêne quand je m’écoute, ça grésille toujours, en dépit de la pureté du son, parce que ça grésille en soi cette voix extérieurement sienne. Je ne connais pas ma voix, mais je sais ne pas l’avoir héritée de mes parents. Elle seule semble escamoter tout legs. Résister à une mère soucieuse de traquer les traces héréditaires laissées sur le visage, le corps ou le caractère. Je leur échappe par la voix.

Mais échapper à leurs voix ? Impalpables volatiles. La voix, ce rien ; puissance du lien. Possession sans sursis. C’est maintenant, toujours.

GRACIA BEJJANI


« Un homme meurt et pour la première fois on entend le silence de cette voix-là. »
Maurice Merleau-Ponty


Il a hurlé : « Maman ! ». Ce seul mot m’a traversée comme un coup de poignard. J’ai su que c’était la fin, sa fin ; il l’appelait comme un enfant perdu. Il avait soixante dix ans. Il est mort. Pour la première fois, j’ai entendu le silence de sa voix. Dans cette chambre d’hôpital blanche et froide. Ce cri ne m’était pas adressé, il disait sa peur devant l’inconnu, son désir d’en finir, la retrouver, elle, sa mère. Ce cri m’a poursuivi longtemps. Il incarnait l’énigme de la mort, reconnaissait sa présence, m’entraînait avec elle dans le néant.

Sa voix, je l’ai retrouvée. J’ai téléphoné chez moi pour prévenir la famille et le répondeur s’est mis en marche. C’était lui : « Je suis absent un instant. Laissez-moi un petit message. » Assise à côté de l’homme, de son cadavre, j’ai reconnu sa voix, douce, tendre, chantante, espérant en une rencontre, une phrase amicale, un petit rien. J’ai éteint le portable, recommencé. A nouveau, ce message d’outre-tombe et lui absent à jamais... Absent de ma vie, maison vide.

La maison hostile, enveloppée de silence, peu à peu, s’est réveillée, s’emplissant des échos de sa voix.

« C’est l’heure, ma douce, voici ta tasse de café ». Voix hésitante, partagée entre la nécessité du réveil, le plaisir de me regarder dormir encore, l’envie de plonger près de moi sous la couette.

Sur le pas de la porte, il siffle son chien : « Ouzo, viens, Ouzo ». L’autre caracole, ivre de liberté. Suit une cascade d’imprécations. « Sale cabot, je vais te dresser, foutu klebs, tu apprendras à obéir... ». Sous la rage, perce l’attachement à ce chien fou. Quand il le caresse, sa voix est celle de l’enfant qu’il est resté, un enfant émerveillé de ce cadeau de la vie. « Un chien pour moi, un compagnon, c’était mon rêve. »

Quand je jardine, je l’entends m’appeler, il sifflote ; je me retourne. Personne
Sous le tilleul, il boit le pastis avec de vieux copains, le français de Marseille se pointe, fada, peuchère, tè tu me fais peine, et l’accent tonique sur le o de fadoli, je les reconnais ces mots légers, enjoués avé l’accent de Fernandel, en moi gravés. Aujourd’hui, ces mots de rien me donnent à voir la ville blanche de son enfance, les toits roses qui filent vers le Vieux-Port, la belle bleue au loin. Seule je les répète, ils m’amusent, peuchère, couillon, et je lève pour lui mon verre de rosé bien frais. « A toi, à nous. », c’est ce qu’il disait, certain que nous vieillirons ensemble, pépère, il disait. Il parlait volontiers avec les mains ; il les avait caressantes, fortes et douces, à l’image de sa voix, caressante, forte et douce.

Bavard mais étonnement silencieux lors de cette semaine passée à Lesbos à la recherche de sa famille maternelle. Son silence était puissant, un silence plein qui se passait de mots, qui se nourrissait de la vie de l’île, de ses odeurs, ses oliviers, ses villages blancs aux volets bleus, de la mer toujours présente et de cette maison avec sa treille et ses chats paresseux. Celle des cousins retrouvés. Là, entre nous, le silence encore, chacun dans la bulle de sa langue maternelle mais ouvert aux autres par les embrassades, les petits cadeaux offerts, les fruits partagés, les photos anciennes qui circulent, celles qui se prennent, les rires, les rires plus forts que les paroles.

Et son sourire qui m’accompagne aujourd’hui. Et ses mots de tendresse semés devant moi sur le chemin vers la fin annoncée. Cailloux du petit Poucet. Souffle de l’absence, comme un peu d’air dans une main ouverte. (André du Bouchet)

CHRISTIANE DELIGNY


Je n’ai jamais pensé ta voix avant de la réentendre il y a quelques semaines, quand tu m’as envoyé le lien vers le podcast de ton émission, qui passait autrefois sur une radio de Santa Fe le dimanche matin. Je pensais quoi, de toi, avant ? Je pensais à ton visage, à ta bouche, à tes belles dents blanches ; à tes yeux, peut-être. Je pensais à ton odeur, je crois : j’aurais voulu me perdre dans ton odeur. Je pensais à ta taille (une bonne tête de plus que moi), je pensais souvent à ton sourire. Je pensais à nos discussions à bâtons rompus sur les poètes français, sur Patti Smith et sur Jim Morrison ; je repensais à tes mots, mais étrangement pas à ta voix.

I was wild then, j’étais un peu sauvage à l’époque, tu m’écrivis un jour. Tu étais douce ce soir-là. Nous étions tous les deux seuls dans ta chambre, assis sur ton lit. Les autres nous attendaient en bas. La nuit tombait, l’obscurité gagnait la pièce. La seule lumière venait de la porte restée entre-ouverte, un rectangle brisé qui nous frôlait les pieds. Par jeu, tu me proposas de m’allonger à tes côtés sur le waterbed. Dans le noir, dans les remous du lit, tu as pris ma main et tu as chuchoté à mon oreille des vers de Rimbaud en anglais que tu connaissais par cœur.

Depuis le couloir, des voix nous appelaient. Les voix haut-perchées des filles, et les voix rauques des garçons. Mais toi, tu avais la voix suave de l’Amérique des grands espaces, la voix douce qui impose le silence, celle qui accompagne jusqu’aux premières heures du jour ; une voix de pluie et de grêle, la voix des premières neiges, une voix de sable mêlé au vent, une voix de cendre, un bruissement d’ailes, la voix bleue des nuits de pleine lune. La voix qui annonce le prochain disque dans le grésillement du poste de radio, la voix qui en une phrase brosse une histoire, la voix qui berce les conducteurs, passé minuit, sur les premiers accords d’une guitare blues, juste avant que le chanteur ne pose sa voix à lui.

Ce soir-là, cette voix ne parlait que pour moi.

En t’écoutant à la radio l’autre jour, ta voix m’est revenue, et avec elle, ton visage et ton sourire ; avec elle, ton odeur. J’ai fermé les yeux et j’étais sur une route, roulant sans fin pour te retrouver, le doigt sur le tuner de l’autoradio pour ne pas cesser de t’entendre. Et la nuit m’emportait.

PHILIPPE CASTELNEAU*


C’est comme si je préparais sans cesse en moi un petit coin oriental tapissé de coussins pour réceptionner les mots espérés, gouttes de sons perdus dans le tintement des verres au fond de l’évier, cliquetis des fourchettes et des couteaux, claques répétées des assiettes plongées dans l’eau savonneuse ; et je guette un mot qui coulerait tout doux, qui viendrait sagement se lover au creux des coussins douillets.
« Je ne sais pas... » murmures-tu.br/>
Et mon oreille reste suspendue aux vibrations graves du A.

En cette fin d’été brûlant, lorsqu’au fond du jardin jauni, tes longues mains semeuses au printemps palpent délicatement les trois tomates rescapées de la chaleur estivale, je te vois leur adresser quelques mots. Jalouse, je prête l’oreille pour toucher à ton insu un peu de ta voix, écheveau de fils de soie multicolore se déliant dans un petit vent frais.br/>
Fils, comme ta voix se fait rare...

NICOLE BUSQUANT


Bizarre, bizarre… j’ai perdu les voix… pourtant je ne suis pas sourde.

Mais je ne les entends pas ou plus.

Je vois les porteurs des voix
mais leurs cris, leurs soupirs, leurs rires m’échappent.

Pourtant un jour, j’ai entendu leurs hurlements quand ils se disputaient.
Mais comment vous les décrire, j’ai perdu les mots.
Je ne les vois plus, je les ai oubliés.
Cela ne me regardait pas.

Pourquoi ont-ils tous la même voix ?
Pourquoi n’ai-je aucun souvenir de leur voix ?

Je vois leurs lèvres bouger,
je vois leur sourire,
je vois leur corps
mais je ne les entends pas.
Je sais ce qu’ils disent.
C’est sous-titré.
Leurs mots défilent sous mes yeux,
dans ma tête
mais pas dans mon oreille.

Je vois ton visage, Papa mais je ne me souviens plus de ta voix.
Juste celle dans ton dernier souffle…

Non il ne faut pas se souvenir de ce qui fait mal…
j’ai fermé mes oreilles mais pas mon cœur.

Tout y est mais plus dans mes oreilles

© 30 août 2016 - 32 Octobre*


On apprend à parler, en écho aux voix dans lesquelles on baigne. Mais la sensibilité à ces vibrations des cordes vocales, à ces modulations musicales ou vrillées, nul ne nous l’a enseignée. Cela s’est élaboré, s’est affiné et j’entends sans vraiment écouter.

Nos téléphones affichent les noms mais la jouissance d’être reconnu à sa voix nous ferait presque roucouler ou au mieux ronronner.

Au delà des tics de langage, au delà de l’accent qui trahit un territoire, au delà les intentions affichées, j’écoute la vibration pure de vos voix vers moi dirigées. Vos voix au téléphone, vos voix à la radio, vos voix de l’Ina précieusement conservées.

Les voix anonymes sont formatées, lisses : les voix des call centers sont hésitantes, dressées pour produire un débit suffisant avant d’être interrompues.

La parole est un flot mais chaque voix ondoie. Reconnaissable mais teintée de l’humeur du jour. Elle en dit plus que nous. Elle nous trahit ou nous met à nu.
Nous nous parlions mais nos voix s’entrelaçaient déjà ; nous nous aimions mais nos voix s’entrechoquaient, nos voix de fausset qui étaient déjà séparées. Ma gorge aphone quand la nouvelle de ton départ est arrivée : ma voix était partie avec toi. Mes cordes qui refusent de chanter quand tu violes mon intimité.

Ces mille TU à qui je me suis ouverte en paroles. Tu me dis « ta voix me tue ». Je t’ai dit revoyons-nous mais si nos voix n’ont pas changé, nous si. J’avais raison. Nos voix se gorgeaient d’elles-mêmes mais nous ne nous sommes pas retrouvés. Ta voix éteinte, ta voix nouée, ta voix joyeuse, sa voix haut perchée qui vrille les nerfs, son bégaiement qui épuise son souffle, ta lenteur qui apaise mon pouls, tes roucoulades qui ne trompent personne, ta voix blanche quand ta mémoire défaille et que tu prononces des phrases que tu ne comprends plus, celle qui n’est plus qu’un souffle qui peine à se déployer dans l’air confiné et que j’essaie avec peine de capturer avant le dernier silence.

Chacune avez imprégné mon limaçon recroquevillé dans un repli secret.

Ta voix hérissée et je sais déjà que je vais me fâcher. Tes psalmodies au rythme des pouces qui tournaient, les R roulés et rocailleux que je n’ai jamais su imiter.

J’oublie vos paroles à mon grand dam. Je hais qu’on me rappelle une phrase prononcée il y a des années.

Mais tu vois, ta voix hante en sourdine.

Une inflexion et je crois que c’est toi.

Un spasme
Un suspens
Ca ne se peut pas.
Juste un écho au fond de ma cochlée

LILIANE LAURENT*


Il me manque, le côté gauche de ta voix. Freiné, étouffé, engourdi même, par un petit caillot dans ton cerveau ─ arrivé après bien des, et beaucoup trop de ─ ; juillet t’a envoyé aux urgences. Plein été, le coup dur, les soins intensifs, huit jours interminables, – il y a ─, sclérose, muscles sans plus aucune électricité, hémiplégie.

Je complète sur tes lèvres le discours amputé, ramène un peu de matière vive, la toile et le rythme, je rafistole. Et j’entends de nouveau le jeu de nos conversations, l’insouciante partition qui est ta signature, nos marelles à la craie, l’amitié avec toi, celle qui nous a toujours menées à la case ciel, mais là on reste à terre. Ta voix apathique, ta voix d’ardoise froide, mise à l’épreuve et toute pleine des possibles graves répercussions, ta voix en fauteuil roulant, ta voix de cerveau endommagé, celle qui confirme à la réceptionniste de l’accueil du centre de rééducation neuro-fonctionnel, que : « Oui, c’est bien ça, mariée à V. Depuis 37 ans », et rajoute « Je sais c’est ringard ! ». Plâtres effrités et décombres, les mots s’écrasent sous le poids de la vie conjugale, j’écoute.
« Tu peux me pousser ? Car le sol est instable et je fatigue. ». Sur le trajet du retour à la chambre 1-2-3 du pavillon Villandry, c’est le silence qui l’emporte, rumination de nos méninges tentant de comprendre ce qui s’est passé. Deux ou trois « Bonjour » infirmes écrasés dans des têtes de guingois, le vrombissement de moteur des fauteuils électriques, les injonctions verbales de l’ascenseur à chaque étage. En refermant la porte j’ai entendu, les larmes dans ta voix.

Quinze jours plus tard celle-ci correspond de nouveau à ton visage à nouveau, à ton corps dé- musclé mais à l’attaque. De tes immenses progrès, nous nous réjouissons ensemble. Sur ton lit médical, Tu plies et déplies aisément les membres, tu me lis fièrement quelques-uns des mots écrits des derniers jours, en déforme quelques autres. Une autre voix parvient à mon oreille : ta voix digestive aussi, s’emmêle les boyaux. Tu ris, tu dis que les tuyaux eux aussi se remettent en marche, retrouvent leur vocabulaire.

SMERALDINE


Comme ça comme ça qu’elle dit.

Par le filtre du son merdique de l’ordi.

En même temps en même temps qu’elle dit.

Et puis déplacement surgissement ensemble zone une sorte présence prendre territoire pousser.

On entend la netteté se faire à mesure qu’on avance dans l’écoute, comme si le travail des ingénieurs son de sa carcasse mettait un certain temps à trouver la place juste de tous les curseurs. Après les premiers grésillements, presque chuintements ça ne le vexera pas, on reçoit la douceur et c’est un tapis roulant, qui voudrait en descendre.

Ça cogne de ce que les mots se chevauchent se rudoient se bousculant tous tellement dans un même mouvement qui produit matière (on va mettre s) donc matières à dire à développer à creuser à triturer que l’essoufflement devient aussi la voix ou encore la voix soufflée haletante sportive on dira. On dira aussi que ça cacophone du surplus de ce qu’il y a à dire. Ca aurait pu susurrer mais non, l’énergie de la voix n’est pas à défier l’ouïe quoique parfois il faut lire comme ça, en lâchant si peu le volume quasi chuchotant quoi et elle le fait parfois, murmurer.

Ça sourit dans la voix quand bien même ça s’énerve ça maugrée sur les vieilles manières ou ça se fatigue d’avoir voulu partager malgré la quantité des chantiers en cours et des priorités qui prennent du retard et de ça, de cette voix qui palpite comme le cœur, remplissant la pièce et donc le cadre et se nourrissant d’ailleurs aux livres de toutes parts, naît la transmission vers nos voix qui attendent muettes.

La voix produit de la voix comme une drogue et son absence quand c’est fini produit la nécessité de la retrouver la voix vu que comme elle vient nous chercher nous convoquer nous apostropher ainsi qu’elle convoque les voix anciennes de ceux qui ont laissé de leur voix dans leurs mots, on veut toujours plus, c’est ça, être interpellé encore et encore et les phrases ne devraient jamais finir.

Elle devient réelle cette voix un samedi matin. Ce n’est plus une voix d’ordinateur. La voix ouvre la porte d’entrée et traverse le jardin. La voix n’est pas une illusion. Juste une invitation. Un fleuve n’est pas loin qui donne de la voix aussi.
CLAUDE ENUSET* * *

la voix prend tout le corps - des pieds jusqu’à la tête jusqu’ aux cheveux - le corps tout le corps est une voix qui - hurle - devant un réfrigérateur gris métallisé - et au pied du réfrigérateur une flaque de lait - la voix prend tout le haut - le haut du buste le haut du cou le haut du menton le haut de la bouche grande ouverte le haut des yeux le haut du front le haut des cheveux - la voix ne s’ arrête pas - la voix ne s’ arrête jamais - la voix continue dans la tête forte et ferme - la voix coupe hache chaque - chaque son émis jeté projeté dans l’espace de la cuisine - chaque son perçu entendu reçu par - je t ‘ ai dit je t’ ai déjà dit je t’ai déjà dit de - la voix monte dans la ligne sonore de la question la voix s’ épuise dans la montée - pourquoi tu ne - pourquoi - le corps tout le corps recherche de l’air pour les poumons de l’ air pour amplifier les mots - mais pourquoi tu ne pourquoi tu as essayé de - et le corps tout le corps suit le sens inverse du silence - toute la voix hurlée dans le corps - mais c’ est pas possible je nettoie comment - le volume de la voix redescend progressivement - je n’ai rien fait je n’ ai rien ouvert - et la voix reprend toute la force contenue dans tout le corps les poumons l’air dans les poumons le souffle tout le souffle - la voix retire les aigus la voix répète - je ne comprends pas je ne comprends pas comment - je ne supporte pas - la voix entre dans une ligne de basse - je fais tout ici - tout - je rentre tard je n’ai pas de - la voix continue pour elle la voix parle pour elle ignore l’ autre corps immobile là - tout près - ignore l’autre voix

ANA NB*


Dans ma mémoire cohabitent des bribes de voix en éclats de rire, de colère,en gravités diverses, suavités, plaintes, musiques, cris, pleurs : c’est l’orchestre des multiples de ma vie, fantômes fuyants qu’aucune lettre ne peut graver. Je les entends dans mon silence, secrets et vite échappés. Et pourtant mon esprit semble maintenir au dessus de cette cacophonie, une seule voix, une voix d’homme, perçue dans l’exiguïté d’une cabine téléphonique. Elle trace dans son propre espace une ligne, ondulation régulière, elle circule dans le couloir d’entre nos vies. Si aujourd’hui je la reçois par portable du bout du monde, je la retrouve intacte, ayant simplement gagné en gravité. Qu’importe le message, elle assure une permanence identitaire captée et, je le sais, pourtant faussée par une technologie si performante qu’elle soit.

C’est une voix qui invite, embarque en douceur, mesurée, posée, sereine, chaleureuse, au phrasé unique.

Dans le studio où je la reçois, le ton est à la confidence. Le flux est changeant, il faiblit un peu, se ressaisit, se tait, reprend son cours et retourne au silence.

Puis il rebondit, joyeux, entraînant vers la vie.

Et je suis.

Une mauvaise nouvelle et la voix se durcit d’un coup, hostile, tranchante, accusatrice, elle frappe les tympans, assaille mon cerveau désemparé.
Passion du jazz, de l’opéra. La maison entre en musique. L’ homme chante, beaucoup. Des ateliers s’ouvrent sur Paris, on répète ; époque Jack Lang, ouverte à la créativité ; les théâtres de banlieue s’animent. Le baryton devient Saint Absolom dans Quatre Saints en Trois Actes, sur un livret de Gertrude Stein. Les amis sont là. Apparition attendue, émotion : il surgit, personnage en noir grimé de blanc et lance son chant : la voix me paraît un peu faible, je perçois l’émotion, le trac, le courage aussi.

Félicitations !

En voiture pour les longs trajets de vacances il y a deux enfants qui ne s’ennuient jamais : ils entonnent un air que nous reprenons tous ; joie de nos voix à l’unisson.

Elle habite la maison, la Voix ; elle fuse en vocalises et traverse l’espace, ou bien se retranche, se recroqueville, se calefeutre à l’abri du corps ; c’est le moment de la tempête et j’ai du réveiller les furies intérieures et antérieures, voraces.

Et quand elle se réveille, c’est l’accompagnatrice ou l’élève qu’il faut faire travailler ; l’homme et la Voix prennent des cours en banlieue, à Paris, à l’opéra même. La Maîtresse voix a pris l’espace, le temps, les sentiments, la douceur d’un homme. Elle fait autorité et si je m’insurge, elle se gonfle, monstrueuse, violente les murs, l’espace, cogne l’univers, et laisse à mes côtés un être dépossédé, désincarné.

Les représentations s’enchaînent à proximité, Paris, privées ou publiques, Mozart, Darius Milhaud. Tournées, master classes en Italie. Je ne verrai que Cosi van Tutte.

L’homme en scène a pris sa place, il est autre. La silhouette élancée, le visage en avant, il s’apprête à chanter et j’ai peur. La Voix part du plus profond, aisément. Cuivrée, elle emplit progressivement tout l’espace, rayonne et enveloppe l’auditoire. Je n’ai plus d’être.

Ainsi, j’ai pris conscience du sens d’une vie que j’ai côtoyée, celle d’un homme courageux, déterminé, en proie aux démons d’une enfance déchirée, voire dévorée par la présence traumatisante du petit frère autiste qui grognait en se balançant... L’alchimiste avait travaillé en profondeur pour métamorphoser, sublimer ses monstres et les offrir en beauté au monde.

MARIE-C. FRESNEL


La voix. Au centre. A l’épicentre.
Voix du passé enfouies sous l’oreiller de plumes de l’oubli, voix du présent ourlées au creux de la cochlée.
Arrière-grand-mère. Voix blanche et soyeuse comme ses cheveux, dernier souffle avant le râle. Flamand guttural et lointain, hermétique. Voix qui retrouvait ses racines avant de replonger en terre.

Pépé Jean-Marie. Voix rocailleuse, grave et piquetée de sourires entre deux bouffées de gitane maïs. Voix de terroir gersois où les « R » étaient roulés entre les cailloux. Torrent chantant sur les aspérités des pierres, déroulant les collines douces et dorées à perte de vue. Ombre fraîche des platanes centenaires, lumière brûlante du soleil. Tout en contrastes.
Et puis, la voix du sage s’est tue.
Premier magnéto de fillette, et soudain sa voix emplit l’espace.
Voix granuleuse de fumeur de tabac, cigarettes roulées à la main, pipes, adoucie d’une profonde compréhension et tendresse pour l’humain. Discours lumineux d’autodidacte érudit. Accents de fierté d’un palefrenier devenu maire de son petit village dont il contait l’histoire.
Voix vivante, résistante, lui mort et enterré.

Père. Voix sacrée, velours sombre, grave, bien timbrée, voix où l’accent du Sud-ouest chantait, où le Ô n’existait pas, où toutes les lettres même muettes sonnaient, triomphantes. Voix qui pouvait s’enfler, gronder, tonner, faire « la grosse voix », celle du « commandant », seul maître à bord.
Voix sur les ailes d’un planeur brillant dans le ciel clair, illuminée d’un amour infini en prononçant les mots magiques « Mon petit rayon de soleil »..

Voix de la famille paternelle réunie autour de la grande table de ferme autour d’un banquet à la fin des moissons, voix mâles et femelles, jeunes et chevrotantes, timides et vibrantes, qui entonnaient en chœur l’hymne clanique en patois gascon : le « Se Canto »..
Ce rituel vocal a imprégné à jamais ma mémoire auditive.. Peut-être de là ce sentiment de plénitude à écouter le mélange des voix, à unir mes vibrations sonores à celles des autres.
Comme si le noyau le plus archaïque de l’être était accueilli, « porté, « massé » par des ondes douces et bienveillantes.
La voix de la mère dans son ventre, le cri de notre arrivée au monde, le chant abyssal des voix aimées, la voix qui berce, caresse, apaise, accompagne.
Voix trait d’union entre vie et mort. Voie de lumière vers une autre dimension qui efface le temps et l’espace.

DOM B


Elle est branchée de partout. On lui a posé un site. C’est plus facile. Il faut préserver la voie d’abord. Il écoute. Il observe. Ce site, au nom décalé. Il cherche à l’intégrer mot après mot. Et voilà que les mots se déforment, en allant vers lui. Ils transforment le destin de ce qu’ils désignent. Il les voit s’allonger, se multiplier tels des insectes autour d’une chair béante. Peut-être même des fleurs s’y sont épanouies. Ah tu aurais préféré ? Il a ri.

Elle est calme. Elle dort. Il n’ose parler trop fort. Il n’y a personne d’autre dans la chambre. A qui donc parler si ce n’est aux ombres qu’ils ont été durant leur vie. Ah, je ne te connaissais pas en cette robe. Pourquoi donc cette moue ? Des pans entiers de leur histoire arrivent. Presque inconnus. Sursauts. Souvenirs. Un livre s’ouvre. C’est Ulysse revenant à Ithaque. Trouvant Pénélope vieillie. Il pense à la jeune femme qu’elle a été. Il n’a pas vu passer le temps. Que fais-tu là ? Je brode. Et toi ? Je marche. Il ne s’est pas vu vieillir non plus. Je voulais écrire. Mais les mots sont arrivés, étranges, dans leurs vêtements d’un autre temps. Je les ai vus tellement surannés... Lesquels ? Oh, tromperie, jalousie, déception, illusion, destin, travail, carrière, espérance, besoin, argent. Et tant d’autres encore. Ils m’ont fait rire. Et puis bêtise est venue. Et aussi chemin. Ce chemin au bout duquel tous les mots deviennent sépia. Lesquels ? Ces mots auxquels nous croyions tous de si bon coeur...

Ses yeux bougent sous ses paupières. Globes ronds, météores en partance. Et voilà qu’ils dansent comme les chats qui courent dans leurs songes. Joues-tu ? Rêves-tu ? Tu danses sûrement, tu chantes déjà. Ses yeux bougent et semblent répondre à ses pressions de la main. Il aurait tant aimé qu’elle dise. Dire. Seulement dire. N’importe quoi. Dans cette respiration simple sans ce masque qui encombre le visage. Ils seraient au café de la plage. Elle serait assise devant lui. Ils auraient parlé. Avec des mots de tous les jours. Venus de cet été éternel. Où ils regarderaient la mer, ils s’ennuieraient et respireraient l’air du grand large. Et il y avait toutes ces voix autour de lui. Avec ces phrases bêtises, ces phrases broutilles, ces phrases naïves. Se noyant dans l’air du temps. C’était hier au café de la plage. Personne n’avait de masques. Ils parlaient seulement. Récriminations sans fin, antepiluletièmes. Venues de bouches sombres, anonymes, aux visages effacés. Il avait peut-être tout inventé. Ces phrases sans sons qui s’étiraient seulement dans sa tête. Inaudibles. Dialogues de sourds. Ils respiraient tous sans artifices, avec leurs potences à bout de bras. Il les envie. Avec rage, colère, application. Réclamant une justice qui n’existe pas. Pour ceux qui méritent de respirer et ceux qui n’auraient même pas le droit de vivre. Elle a ouvert la bouche pour attraper l’air ambiant. Comme une carpe gobant sa mouche. Crois-tu qu’il y a des paroles qui engagent un dire ? Penses-tu que des paroles peuvent engager un dialogue ? Un quoi ? Un vrai...dialogue.

Peut- être que tous ces mots ne font partie que de ces mots bizarres, croyances jeunesse. Mais au soir de la vie. Est arrivée une autre résonance. Dans ces mots polis par le temps. Erodés par l’usure. Evidés.

Parle donc... Ecoute...

Elle aurait chuchoté. Elle aurait articulé des mots minuscules. Pianissimo. Dans un souffle ténu, mais tellement tenu comme elle sait si bien le faire. Et puis elle a envoyé son masque au loin. Et elle s’est exclamée. Pas besoin ! Il a acquiescé. L’infirmier est rentré. Il a vérifié la perfusion. Il a tourné comme un poisson rouge dans son bocal. Puis est ressorti sans un mot, respirant le plus normalement du monde. Il ne s’est pas excusé. Il est rentré. Mais avez-vous frappé ? Pour elle qui était inconsciente, il a sans doute jugé que ce n’était pas utile. N’auriez-vous pu tout de même ? Je suis là, assis au bord du lit, depuis si longtemps. J’aurais pu me gratter une partie indiscrète du corps. Rester là des heures durant, c’est quand même long de solitude. Frapper à la porte aurait été un minimum. On devrait vous apprendre ça dès les premiers stages. Les globes de ses yeux n’ont pas bronché. Elle aurait acquiescé.

Dors-tu ? Chantes-tu dans ton sommeil ? Il est de fausses hypnoses qui effacent les heures du jour et de la nuit. Tu aimes tant ces lallations velours. Voix de foules au loin. Imprégnées des énigmes de la vie. Etait-ce à lui que chantait la mère ? Ou était-ce à elle-même qu’elle racontait une fois encore son aube inquiète ? Incertitude de la fin. Angoisse de la nuit qui s’annonce. Confirmation. L’on dit que les mères du monde articulent toujours les mêmes phonèmes. Ce sont des berceuses qui sommeillent au fond de l’âme. En même temps que les enfants qu’elles endorment. Elles préparent le passage. Tout en inspirant la vie. Tension et douceur à la fois. Et au bord de l’abîme, à la pointe de l’expire, se sont levées des octaves inconnues. Il a palpé le rubis de leurs chairs. Soupesé la chaleur de leur timbre. Imaginé des gammes, aux rythmes heurtés. C’est un cœur qui bat dans la brousse de la vie. Et devant ses questions retenues, sont montées des réponses nocturnes. Evidences paisibles. Sans mots dire. Berceuses de vie et de mort. Il n’a retenu que leur ronde. Voiles rugueux. Sculptures drapées dures de sueur. Un râle est monté de sa gorge. Il a observé le masque. Une buée a recouvert la paroi. Elle respire. Doucement. Tu m’entends ? Peut-être est-il possible d’entendre les pensées.

Ecoute moi. A dit sa main serrant la sienne.

On est à J +1

Elle se réveillera bientôt.

LAN LAN HUE*


 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 17 août 2016 et dernière modification le 10 avril 2019
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