personnages #3 | David Foster Wallace, silhouettes dans une foule

cycle « vies, visages, situations, personnages »



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 image en haut de page, Georg Grosz.

David Foster Wallace | silhouettes dans une foule


« Évoquer en une sorte de collage hypnotico-sensoriel tous les trucs que j’ai vus, entendus et faits dans le cadre de la mission journalistique qui s’achève… », dit David Foster Wallace : le chapitre s’intitule Partir loin d’être d’ores et déjà loin de tout et il s’agit, en 90 pages de ce « gros » livre qu’est Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas, d’une narration le plus exhaustive possible d’une foire agricole dans l’Illinois, à laquelle lui le new-yorkais d’adoption a accès en tant que journaliste, de tout le vu et entendu, en charroi le plus monobloc possible (voir l’extrait à télécharger). Il se trouve juste que c’est pour lui, aussi, le retour au pays natal : sans ce lien précis, nécessaire, ce serait un exercice vide, mais non.

Un bloc qui est la foule même, un bloc fait de dizaines et dizaines de silhouettes à la découpe (l’expression des plasticiens), juxtaposées les unes aux autres dans l’éclat même de l’instant où on les saisit, avant qu’elles se fassent réavaler.

Et vous, quelles sont vos foules ? Si vous convoquez l’idée de foule, il vient quoi, vous en extirpez quels éclats ? Et si vous les rassemblez en bloc, ça donne quoi ? C’est bien ce qu’on va faire.

Dans la 2ème proposition de cycle « vies, situations, personnages », il s’agissait — à partir du chant VII d’Exil de Saint-John Perse — sculpter en un seul syntagme une suite de personnages, et, en choisissant de travailler sur un concept de généalogie, aux frontières du savoir et de la mémoire, on jouait dans chaque silhouette quelque chose de personnel.

Dans cette proposition et la suivante, on va couper le paramètre du personnel ou de l’autobiographique, pour privilégier l’immersion dans un contexte social (ou seulement sociétal) ordinaire, événement cyclique ou récurrent.

Donc la volonté d’aller lentement, d’accumuler de la technique de narration, avant qu’on bifurque vers dialogues et situations. J’y insiste, parce qu’il ne s’agira pas, dans cette proposition et la suivante, d’accomplissement ni même peut-être de récompense à écrire, mais — comme souvent — d’aller intentionnellement dans une zone peu explorée, et y développer sa palette. `

S’agit-il pour autant seulement de technique ? Jamais. Jamais bien sûr. La vidéo démarre en rappelant quelques bornes historiques : la première c’est L’homme des foules, d’Edgar Poe — et son corollaire dans le travail sur la foule anonyme de la rue (Londres au XIXe, encore et toujours) chez le dessinateur Constantin Guys, dans Le peintre de la vie moderne de Baudelaire.

Les exemples se multiplieront ensuite : j’aurais pu parler du chapitre de L’éducation sentimentale et l’immersion de Frédéric Moreau dans la Révolution de 1848, j’ai évoqué Tolstoï, et pour Proust j’ai parlé du restaurant « aquarium » de Combourg, mais c’est les soirées chez les Verdurin ou les Swann, puis celle qui ouvrira le Temps retrouvé chez la princesse de Guermantes : chaque fois, dissolution du narrateur dans une foule, la fragmentation et l’éclatement, mais le surgissement au tout premier plan des personnages individuels de cette foule.

Ces scènes on les retrouvera chez Céline et d’autres, mais j’évoque aussi ce projet de Gertrude Stein, Making of Americans, ou ce flux de personnages attrapés par fragments s’établit sur près de mille pages, en dix ans d’écriture (de ses 23 à ses 32 ans). Presque synchrone, la rupture majeure qu’est le Manhattan Transfer— de John Dos Passos en 1924, là encore scènes de rue, ville ouverte.

En tout cas, bien au-delà d’une singularité, ni de ce qui viendrait de l’esthétique US de la non-fiction, de Truman Capote à Hunter Thompson, et donc David Foster Wallace. À titre d’exemple, mais radical, voire majeur, la première « rosace » dans La chair de l’homme de Valère Novarina : fiction depuis un principe syntaxique, l’accumulation exhaustive des verbes d’action de la langue française, appliqué à un souvenir d’enfance : la fête foraine annuelle s’installant début septembre dans sa ville de Thonon-les-Bains. Bien la garder dans le paysage, ou lire si vous pouvez.

Après, il s’agit d’une distorsion volontaire : ce que pratique Foster Wallace, c’est une immersion synesthésique, ou sur des espaces relativement longs, pas le format standard de la nouvelle pour magazine (format structurant de la littérature US), mais sur un dépli plus massif, qui est aussi une commande rémunérée, une sorte d’avale-tout sur le temps même de son immersion, mais une immersion aux antipodes de Fabrice à Waterloo dans La Chartreuse de Parme, voir, agir, questionner en fonction du texte à faire. Paradoxalement, cette interactivité du narrateur avec la foule qu’il décrit, ce serait ce qui le rapproche des grandes scènes collectives de Marcel Proust.

La fête du homard, dans une petite ville du Maine, ça donne ce portrait général d’une Amérique moyenne, saisie de bas en haut dans Consider the lobster. Dans Un truc super auquel on ne me reprendra pas, deux chapitres (mais attention, 90 pages chacun...) partent d’une telle immersion : une croisière dans un de ces paquebots sur mer des Caraïbes[[Sur l’immersion paquebot de croisière, avec extraits lus, voir cette vidéo d’Azélie Fayolle, et une foire agricole dans l’Illinois. Une charge sociale acide, crue, dont il nous faudra nous méfier pour une seule raison : ce n’est pas la caricature qui nous intéresse. D’où la référence aussi à la peinture expressionniste de Georg Grosz. Ce n’est rien qu’un miroir, c’est ce qu’on recèle nous-même intérieurement et affectivement, qui est dévoilé au jour dans un prisme infini. Le blog d’une des participantes à l’atelier, chaque année, dans la durée du festival d’Avignon, est un exemple de cet étonnement, qui peut être moqueur ou affectif, symboliquement chargé ou pas, inclure et briser toutes les cloisons sociales de l’événement (acteurs, jeunes qui s’embauchent pour l’accueil, techniciens, public, habitants), les lieux et itinéraires, la réflexion sur soi-même... Pour cela aussi que je recommande cette vidéo d’Yvan Petit, 4’ sur ces gens qui chantent dans une manif.

Foster Wallace mêle tout cela, et donc le petit extrait que je mets dans ma fiche d’extraits est trompeur : une sorte d’échantillonnage de comment les personnages sont appelés, surgissent et puis sont évacués pour laisser place au suivant.

Alors à vous de choisir ce qui sera votre échantillonnage, votre piscine pour immersion avec foule, et la taille de cette foule. Et puis organiser le défilé des masques. Une affaire de mouvement ? Une affaire de mouvement. Et de peinture ? Et de peinture.

Une rupture avec la tradition intimiste de la littérature ? Certainement, mais déjà présente depuis si longtemps, dans chaque crête de la littérature...

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 6 janvier 2020 et dernière modification le 24 mars 2023
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