74 | manger à Cergy, 1, soirs au Cergy-Tokyo

tags : Cergy, EnsaPC, 2013-2019


manger à Cergy : 1, soirs, 2, petits-dejs, 3, brasseries, 4, cantine, 5, kebab

Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

74 | manger à Cergy, 1, soirs au Cergy-Tokyo


Finalement, ce serait la seule fois dans ta vie où pendant cinq ans d’affilée (une sixième année aussi, mais plus irrégulière) tu aurais eu l’astreinte volontaire d’une présence hebdomadaire régulière, trente-quatre semaines par an ce n’est pas le bagne non plus, deux jours et donc la nuit qui les joint, à Cergy, préfecture du Val d’Oise, une de ces villes anciennement nouvelles qui dans les années 1970 ont ceinturé à distance plus lointaine la capitale déjà prisonnière de tant de cercles concentriques d’accroissement : cette suite de villes nouvelles, Saint-Quentin en Yveline, Créteil ou Corbeil je ne sais jamais, Évry dans l’Essonne que je découvrirais après Cergy comme si c’était rétrospectivement que venait à moi le labo pour comprendre, Bobigny que j’avais explorée à fond mais dans des problématiques plus ambivalentes avec la vieille couronne ouvrière si prégnante dans le « neuf trois » là tu étais dans le « neuf cinq » et contrairement à la plupart de tes collègues habitant Paris ou Montreuil c’était comme avoir une fois par semaine, moins vacances scolaires, une maison secondaire avec ses rituels et des trajets conditionnés, eux, par la topographie de béton et c’est le moment, à deux ans et plus de distance d’en rouvrir le détail, après tout au moins pour une fois c’est suffisamment récent, et ta situation te rendrait de toute façon dépendant de cet accueil que tu y trouvais : ainsi, combien de fois le mardi soir, ou le mercredi soir selon laquelle des cinq années, tu te retrouvais à dîner au Cergy-Tokyo, la salle en général était vide parce qu’ils préparaient surtout des plats à emporter, tu te mettais dans une des banquettes du fond, c’était en face de la rutilante école de commerce, l’ESSEC, avec laquelle professionnellement nous frayions peu et c’est des étudiants de chez eux qui venaient emporter les pochons tout prêts ou s’attablaient à trois ou cinq et ces fois ça devenait soudain plus bruyant, il y avait aussi des couples sans qu’on sache d’où et pourquoi surgis mais des solitaires dans ton genre non, tu posais ton téléphone de travers appuyé contre le verre et d’abord lisais quelques articles du journal, ce qui te reste de potentialité intellectuelle après une pleine journée d’école c’est assez limité (l’axiome de Mick Jagger pour te rassurer, il te faut combien de temps pour récupérer après un concert : — Physiquement, huit minutes, mentalement, huit heures… pour des choses comme cela que l’archéologie des Rolling Stones m’a toujours accompagné comme un mode d’emploi de la vie courante pour laquelle j’avais si peu d’éléments, voire d’affinité), sur la carte il y avait une succession de menus assez semblables mais j’entends encore la dame (vietnamienne, un bistrot tenu par une famille vietnamienne, c’est sur la route de Cergy à Tokyo donc tout va bien) : — Menu 21 bis et une bière Tsingtao ? Va pour le menu 21 bis avec soupe miso, cinq sushis et boulettes riz, je saurais que la fade et peu alcoolisée bière Tsingtao c’était un peu comme la Kronenbourg chinoise, un écran au mur diffusait de sempiternels sports en boucle et parfois des matches alors la dame venait vite à ta rencontre quand tu entrais pour te mettre dans un coin opposé, qui ne lèse pas ceux qui viendraient pour le foot, tu payais le même prix chaque fois (l’avantage qu’on te dispensait de ces phrases bateau comme « ça s’est bien passé » qui étaient une vraie plaie jusqu’à la fermeture pour pandémie dans tout ce pays, juste l’échange minimum « Sans contact ? — Sans contact. » et donc sans contact que tu revenais à l’hôtel, souvent tu faisais une photo de ces intérieurs des bureaux de la Préfecture désertée mais éclairée, puis une du cinéma fermé depuis bien avant ta venue, enfin le bonsoir au gardien de nuit du Kyriad avant l’ascenseur : extrêmement rare que tu aies la même chambre puisqu’il en comptait quarante par étages, six étages mais les deux niveaux du haut plutôt réservés aux familles en transit ou après expulsion, ou les quelques passages d’équipes sportives pour stages ou compétition, et en dehors de la période des concours où les candidats venaient la veille au soir, accompagnés du père ou de la mère et trimbalant au petit-déj’ leurs cartons à dessin en te lançant des regards déjà interrogateurs (après tout, tu avais fait la même chose avec tes propres enfants), bien difficile d’identifier la raison de la présence à l’hôtel de ceux que tu y croisais le matin, d’autres fois des cars de touristes asiatiques qu’on emmènerait en tournée parisienne, l’hôtel étant proche par l’autoroute de l’aéroport de Roissy, encore plus rare que tu aies conversation avec quiconque ici, sinon le gardien de nuit (parfois des histoires de clé inopérante, ou douche en panne, on avait eu l’occasion de parler) et cet aveugle qu’on retrouvait partout sur la dalle, jamais su où il habitait mais dans ces heures du soir en hiver fréquent qu’on le retrouve ici debout dans l’accueil (il ne s’asseyait pas, n’étant pas client), présence tolérée donc ensuite, le croisant sur la dalle, reconnaissant ma voix quand je le saluais d’un « monsieur Mourad ça va aujourd’hui », lui cherchant de quelle direction venait l’appel et que de toute façon, s’il était sur la dalle, c’est que ça n’allait pas mieux ni plus mal que la suite infinie des jours, donc le fait que soit chambre avec symétrie gauche soit chambre à symétrie droite, soit deuxième soit troisième soit quatrième côté rocade ou côté ville mais jamais la même et pourtant, en cinq ans de fréquentation hebdomadaire, jamais oublié en revenant le numéro à toi attribué. Sauf donc, hôtel entièrement réservé par ces manifestations sportives ou les bus de touriste (la suite dissuasive des attentats, bien avant la pandémie, les éliminerait massivement), ou bien parce que certaines fois, aux beaux jours, juste envie de changer d’air je m’hébergeais à l’autre Kyriad, celui de Cergy-le-Haut, reprenant donc le RER pour une station supplémentaire mais c’était changer de monde, la banlieue résidentielle dans son déploiement horizontal, le flux énorme que ça créait sous l’allée couverte du RER et sa grosse pendule, découvrir que cette ville avait pourtant une mairie (dans les cas où Booking te proposait une chambre soldée au Campanile, plus isolé mais plus confortable ça avait dû arriver quoi, trois fois ?) mais pour rejoindre l’hôtel il y avait bien, de cette station RER ou de la suivante, un bon dix minutes à pied pour ça que l’hiver tu hésites, tu longes une usine électrique (sous le mur, à l’année, un type qui vivait en caravane), plus de piétons, et tu débouches à l’immense feu avec de l’autre côté de la quatre voies le Carrefour (jamais entré), là revenir un peu sur ses pas et les hôtels en sortie de bretelle d’autoroute se présentaient en grappe, ton Kyriad en face le Formule 1 (essayé une fois, mais trop inconfortable, même pas la place d’écarter les bras dans la chambre, ensuite ce serait cette chaîne qui rachèterait le Kyriad du centre, celui des habitudes principales, et je n’y mettrais quasi plus les pieds), venu donc la première fois parce que pas de possibilité de faire autrement mais c’est de ma fenêtre que j’avais découvert, en vis-à-vis du Carrefour, cette ancienne usine sucrière surmontée sur tout son donjon carré d’un tag à angle droit « J’aurais voulu être un artiste », que les algorithmes de Street View ont flouté comme ils floutent toute inscription reconnaissable alors que moi c’est elle que j’avais photographiée puis filmée, une sorte d’inventaire récurrent de ce fond d’impasse et de l’usine rouge livrée aux ronces, à l’effondrement progressif, aux installations provisoires de squatters dans leurs tentes, parmi les caddies sans roulettes et les matelas pourris, la fierté de ce donjon et de son inscription géante, pour toi qui ne venais dans cette ville que — justement — pour son école d’arts et toutes ses pratiques urbaines, « j’aurais voulu être un artiste » cinq ans durant ensuite ta visite annuelle alors à proximité, puisque comment repartir de ce désert, juste ce buffet chinois où s’engouffraient bien sûr les solitaires des trois hôtels (camionnettes, intérimaires, voitures de service, on ne venait pas ici sans une raison précise) mais la surprise aussi de familles en manque d’abondance puisque tout était « à volonté », et si tu veux tu engouffres trois entrées quatre plats six desserts avec la joie de faire un bon coup à l’adversité moi je calais bien avant ça, et même en visite annuelle toujours la même chose dans les marmites, l’avantage c’est que tu étais directement à ta porte en sortant.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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