76 | manger à Cergy, 3, la cantine administrative

tags : Cergy, EnsaPC, 2013-2019


manger à Cergy : 1, soirs, 2, petits-dejs, 3, brasseries, 4, cantine, 5, kebab

Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

76 | Cergy, 3, la cantine administrative


Non pas les trois premières années mais les deux suivantes, la jeune administratrice de l’école (l’âge de mon fils aîné, soudain l’impression d’un renversement de monde) nous obtient, pour les profs et le personnel, l’autorisation d’accès à la cantine administrative — ça s’appelle comme ça, je découvre —, juste en face de la porte d’entrée principale de la préfecture, zut, on n’y entrera pas : et même plus, notre employeur prend une petite quote-part de la note, alors que d’une dépense de treize euros en moyenne dans les brasseries alentour le plateau tombe soudainement à cinq ou six euros même avec entrée plat salade ou dessert, et donc la première surprise c’est la porte d’entrée : sur cette dalle de béton qui surplombe l’étendue plane de l’île de France, le cinéma, en mimant dans sa forme extérieure le grand trapèze des fauteuils devant l’écran, signifiait que le paysage même était devenu pour la dalle une image, il était, sur le rebord même de la dalle, un objet transitionnel — Patrice Rollet, l’enseignant de ciné lecteur de Libé (je l’ai vu pleurer, le jour des attentats à Charlie Hebdo) y avait reçu, lui qui était un ancien de l’école, les Straub et Huillet ou Rohmer parmi d’autres, mais depuis longtemps désaffecté : j’avais installé sur mon site, photos à l’appui, une mini fiction disant comment, dans ce gaspillage d’un bâtiment emblématique, nos étudiants s’y glissaient la nuit, avec une combine de rallonges électriques, pour des projections clandestines de leurs œuvres mais dans ce contexte quasi historique (on voit très bien le cinéma, la dalle, la tour EDF qui surplombe de très haut, désaffectée elle aussi, et le toit terrasse en pyramide inversée de la préfecture dans le film Terroriste avec Yves Montand) et aujourd’hui encore je reçois des messages me demandant des tuyaux pour pénétrer clandestinement dans la salle morte, d’ailleurs plusieurs fois j’y réponds par des indications fictives elles aussi, faisant l’étonné ensuite mais là tu poussais une double porte transparente pas flambante, un peu hors de ses gonds et grinçantes, avec des panneaux vitrés d’indications de services ou d’informations remontant à plus de quinze ans et seulement fléchée comme accès parking, d’ailleurs au premier niveau souterrain on arrive face à une échoppe de coordonnerie doubles de clés à l’abandon au moins décennial elle aussi, puis un long couloir carrelé sous trois néons glauques et au moins le double hors service, là on a la surprise d’un jardin minéral (il n’y a pas de lumière, donc ce sont de faux arbres desséchés sur rocaille et sol de ces éclats de bois achetés au kilo, puis un nouvel escalier, ce qu’on nomme en architecture « puits de lumière » censé éclairer avec ce qui reste de gris tombant du ciel là où le parking est à gauche et une galerie plus étroite menant cette fois à la cantine, tellement étroite qu’à peine dix personnes attendent leur plat, la queue s’allonge jusqu’ici mais chaque grappe reste dans sa bulle, arrivé à l’angle la double pile des plateaux et comme au Japon les plats du jour en démo sur une assiette refroidie et mise sous cloche dans cette ombre on préfère éviter de regarder, encore deux mètres en bifurquant sur la gauche et elle est là, la dame qui sert, tu vois bien ce qui est du jour ou ce qui reste de la veille ou de l’avant-veille, facile de choisir et comme nous de l’école d’arts on dit bonjour et même des fois avec elle on plaisante on a une ration choisie et même, je dirais, ce côté cuisine des familles et le luxe du jeudi c’est des fois paella, des fois couscous ou choucroute enfin comme un petit extra pour te redonner le moral au bureau, le petit commentaire acerbe de l’autre fille, celle à la caisse qui te sermonne si tu n’as pas assez crédité ta carte, voire l’a oublié, ou si tu as l’air un peu triste et fatigué aujourd’hui, tu remplis le plus haut possible la petite assiette à salade où champignons carottes râpées, ou céléri rémoulade ou haricots rouge c’est forfaitaire selon le diamètre, avant les couverts dans trois panières à osier, puis deux morceaux de pain un peu mou et il faudra aussi qu’un de votre groupe se dévoue pour aller remplir la carafe, les premières fois tellement surpris de ces tablées regroupées par services ou administrations puisqu’il y avait aussi des policiers en uniforme, et même des marins : des marins à Cergy-Pontoise ? apparemment des stations d’écoute radar, et puis à la préfecture ils géraient les conscriptions en tout cas oui, marins et même une fois sous-mariniers à Cergy-Pontoise, nous on était entre profs de l’école d’arts et les conversations peinaient à échapper aux questions récurrentes du boulot c’est comme partout et partout et puis voilà, un jour fini, il te reste cinq ou six euros sur ta carte tu te dis que tu la feras passer à un ancien collègue et puis cinq ou huit mois plus tard tu retombes dessus et tu la jettes, d’autres fois c’est des abîmes de pensée à l’image de cette salle souterraine (de la buée par manque d’aération, d’ailleurs ils avaient dû une fois fermer parce que l’hygiène de leur chambre froide était en défaut) et que les gens des services passeport ou cartes grises et les marins ou même tes copains continuent d’y faire la queue en attendant le couscous ou la paella ou la saucisse haricots verts de la semaine (aux collègues végés on préparait sans barguigner une assiette frites ou riz et potlatch de légumes) continuent après l’immersion de retrouver comme en titubant un peu le jour gris de la dalle pour aller se serrer devant un des comptoirs à café de la petite place ronde.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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