traduire non traduire Bob Dylan

il a été célèbre mais c’était il y a si longtemps
vous savez il jouait du violon électrique


ballad of a thin man _ desolation row _ dignity _ idiot wind _ it’s allright ma _ life in a stolen moment _ love minus zero _ political world _ sign on the window _ stuck inside mobile with memphis blues again _ tangled up in blue _ the man in me - times are a-changin’ _ visions of johanna _ what good I am
note du 13 octobre 2016
Maintenant qu’il a le Nobel, on peut en rajouter quelques-unes sans que son agent vienne nous faire ch... ?

note du 5 octobre 2011
Donc Bob Dylan n’a pas eu le prix Nobel, vive Tranströmer qui est un poète d’importance et de respect. Vous savez que le 17 octobre Dylan joue à Paris, mais peut-être ne savez-vous pas que, ce même lundi 17 octobre, à la même heure, je suis l’invité de la Cinematek de Bruxelles pour une perf d’une heure sur le thème Dylan et le cinéma, suivie d’une projection de I’m not there... Si vous êtes par là ?

note de février 2010
Nous comprenons l’anglais. Au moins partiellement (celui de Dylan est bien trop jonglerie). Nous connaissons les paroles quasi par coeur. Alors à quoi sert la traduction ? Peut-être seulement au dialogue. Rester à distance, mais zoomer sur des enjeux, découper des plans, faire exister un petit bout de monde à travers notre langue à nous. Ne pas traduire, mais raconter à la fois un peu de l’histoire, et la façon dont lui il la tord. Depuis 3 ans, je lis systématiquement les autres entreprises de traduction Dylan. C’est pas mieux que pour Hölderlin. Je crois le plus important, c’est de rester à sa propre place : dire comment ici, pour soi-même, cela résonne. Lire le travail de Jacques Darras sur Ginsberg, ou l’histoire des traductions de Joyce. En fait, c’est peut-être ça le problème : que Dylan est trop réellement, trop immensément artiste. Donc voilà, pour ceux que ça choque : ci-dessous, je ne traduis pas. Juste, j’écoute.

note de mai 2007
Après les Rolling Stones en 2002, et Led Zeppelin en 2004, France-Culture m’a proposé de travailler avec Claude Guerre à un feuilleton Bob Dylan : 15 fois 20 minutes, non pas pour dérouler les chansons, mais ouvrir aux questions, tenter d’approcher l’énigme. Diffusion prévue février 2007, avant-première avec Jacques Bonnaffé et Claude Guerre en performance Maison de la Poésie (Paris) le 21 décembre.


quelques propositions pour une nouvelle traduction de Bob Dylan

Bien sûr, pour approcher Bob Dylan, la nécessité de se confronter directement au texte, à sa marche narrative, tenter de désigner l’énigme des images... Ci-dessous deux exemples de ce qu’on a à chercher, et les obstacles qu’on affronte : It’s allright Ma (I’m only bleeding) et Stuck inside Mobile with Memphis blues again... Alors, imaginer lorsqu’on rentre dans Visions of Johanna ou Desolation Row. Et penser aussi la structure globale du chemin de Dylan : je mets en troisième position Political world, un Dylan tardif : qu’est-ce qui change ? Ma propre proposition pour le sommet du non traductible : Ballad of a thin man bien sûr, l’hommage Kafka. Aucun prof d’anglais ne sera d’accord (mais justement...), et d’autres. Ce dimanche 26 novembre, je rajoute au bout Allée de la Désolation, je tente.

 

Times are a-changin’ | les temps ont commencé de changer


Maintenant que le temps a commencé de changer
Venez là tout le monde
Partout d’où vous traînez
Dis toi bien que le fleuve
Derrière toi a monté
Rends toi compte que bientôt
Tu seras trempé jusqu’aux os
Et que si ça vaut le coup
Pour toi d’être sauvé
Tu ferais mieux de savoir nager
Ou tu couleras comme un caillou
Maintenant que les temps ont commencé de changer

Vous les plumitifs les critiques
La prophétie au bout du stylo bille
Il faudrait ouvrir les yeux
Y aura pas de deuxième chance
Essayez de ne pas parler trop tôt
Parce que la grande roue tourne encore
Elle n’a pas fini de raconter
Et qui ce sera le nom
Du perdant d’aujourd’hui
Qui gagnera plus tard
Maintenant que les temps ont commencé de changer

Vous les députés les sénateurs
Vous l’entendez l’appel
Ne restez pas là dans la porte
A bloquer l’entrée
Parce que lui qui sera blesse
C’est celui qui aura calé
La bataille au dehors
Tu l’entends
Bientôt ici elle secouera les fenêtres
Et fera trembler vos murs
Maintenant que les temps ont commencé de changer

Vous les pères les mères
N’importe où dans ce pays
Finissez de critiquer
Ce que vous ne pouvez pas comprendre
Vos garçons et vos filles
Sont plus loin que ce que vous commandez
Vos anciennes routes
Ont pris un coup de vieux
Dégagez de la nouvelle
A moins de nous donner le coup de main
Maintenant que les temps ont commencé de changer

C’est une ligne toute tracée
Et la malédiction portée
Ça venait tout doucement mais maintenant
Voilà que ça s’accélère
Pareil que le présent tout de suite
Sera le passé plus tard
L’ordre établi s’enfuit
Et le premier tout de suite
Sera le dernier plus tard
Maintenant que les temps ont commencé de changer

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It’s allright Ma (I’m only bleeding) | tout va bien maman (c’est juste que je saigne un peu)


Et si Dylan était impossible à traduire parce que le texte même naissait pour la chanson : associations libres du sens, mais forgées sur une hallucination en écho amont du monde, même pas besoin d’images, mais comme l’écran où on pourrait les tendre. L’obligation de parler vite, l’obligation d’être obsessif, l’obligation d’éclats tranchants : dans la version chantée par Dylan, le heurt des mots à vitesse plus grande que la guitare, et l’appui sur le dernier mot de la strophe. Donc je ne traduis pas, et même : se refuser à comprendre, ne pas obéir. Il y a juste des repères à investir, et conditionner la langue à être là dans cet endroit où on pourrait la hurler pareil. Au bout de mes mots ici, je peux non pas chanter mais dire Dylan. Les mots anglais sont brefs, avec forte proportion de monosyllabes : mais si je l’investis avec mes pattes de prose, j’ai le droit de mettre deux mots français longs à dire vite en compressant, pour retrouver la percussion anglaise. Et moi, si quarante ans après, j’y passe un dimanche, dans les mots impossibles, qu’est-ce que je peux y gagner, qu’est-ce que je vais forcément manquer ? Si Dylan est grand c’est qu’ainsi à quarante ans de distance un e voix, un rythme et trois rimes peuvent vous obséder, aller jusqu’à vous pousser, sinon dans le vide où on bascule, dans une étrange frange où on dirait que c’est le bord du monde qu’on a déplacé. Et il a assez d’arrogance, de méchanceté même, à cette époque précise, pour vous lancer là, où plus de recours. Et si nous voulons le ramener à notre langue, de quel écart devons-nous partir, sinon pour le prononcer, juste pour le rejoindre ?

la nuit en plein midi
des ombres sur l’argent mon couvert d’argent
la lame forgée main, mon ballon de gosse
et l’éclipse sur le soleil et la lune
pour comprendre mais trop tôt
essayer à quoi bon si toi tu le sais
ECLIPSE

ça va maman ça va c’est juste
juste que je suis blessé
blessé ça saigne un peu tu vois

menaces en pleine poitrine, et le mépris pour bluff
tes remarques suicides ils s’en torchent
comme l’idiot sa bouche en or
les cuivres et fanfares des mots pour rien
pour juste prévenir avertir
que celui qui n’est plus occupé à naître
déjà s’occupe de mourir
MOURIR

tentations partout de l’autre côté de ma porte
tu acceptes, te voilà poussé dans leurs guerres
regarde comme gronde à torrents la pitié
même gémir, gémir n’est plus rien maintenant
tu t’aperçois
tu n’est plus que cela
juste un de plus, un de plus à pleurer
PLEURER

alors pas peur si tu entends pas peur
ma voix à ton oreille étrangère
ça va maman, ça va bien
je soupire, juste je soupire un peu tu vois

quand on vous dit ici victoire, ici défaite
les raisons perso les grandes les petites
on les voit dans les yeux de ceux qui voudraient
qu’on fasse ramper ceux qu’on devrait tuer
mais ceux, ceux qui vous disent qu’on ne doit rien haïr
que la haine
LA HAINE

les mots de la désillusion aboient comme des balles
les dieux que se donnent les hommes tirent à cible
ils ont tout essayé, des fusils d’enfants qui font le bruit des vrais
et les sainte vierge fluo qui clignotent dans la nuit
y a vraiment pas besoin d’aller regarder loin
pour savoir qu’il n’y a plus rien
de sacré
VRAIMENT SACRÉ

ce sont les prêcheurs des destins restreints
ce sont les professeurs de la connaissance seulement demain
rien n’apprendre que ce qui pèse en bonnes plaques fric
s’il y a eu la bonté elle est encagée
mais ils devraient le savoir les présidents les puissants
que même eux parfois
parfois sont à poil
À POIL

entre nous c’est comme le code de la route ça devrait être écrit
c’est juste un jeu, et ceux que plutôt on devrait fuir
ça va, maman, ça va bien : j’y arriverai

leur pub à te rendre con ils te trompent
ils voudraient que tu crois que c’est toi le roi
qui fera ce qui jamais ne fut fait
qui gagnera ce qui jamais ne fut gagné
pendant ce temps-là tout continue comme avant
regarde autour de toi
REGARDE

tu te perds, tu te retrouves
avant de le savoir que rien pour avoir peur
t’es là tout seul, plus personne qui vient près
alors tu l’entends, la voix un peu loin, la voix pas claire
quelque chose grince dans tes oreilles assourdies
quelqu’un là-bas croit
qu’enfin il te trouve
TE TROUVE

ça s’allume dans tes nerfs c’est une question
pourtant tu sais bien : pas de réponse jamais pas de satisfaction
rien qui assure qu’on ne laissera pas tout tomber
que tu te souviendras, que tu n’oublieras pas
que ce n’est pas à elle ni à eux ni à rien
que tu appartiens
APPARTIENS

et que les puissants fassent leurs lois
pour les sages comme pour les fous
y a pas de quoi, maman, avoir le cœur à la fête

pour ceux qui croient encore devoir obéir
à une autorité pour laquelle il n’y a plus respect
qu’ils méprisent leur boulot, méprisent leur destinée
c’est facile d’être jaloux de ceux qui plus loin sont libres
parce qu’ils font pousser des fleurs histoire
histoire de croire
qu’on est ici quelque chose
QUELQUE CHOSE

et vous avec les principes de votre bulletin de baptême
avec vos distributions des prix vos estrades
vos assoces vos réunions rien que des masques
et dès qu’ils sortent ils se moquent dans leur dos
rien qui en sort, juste la dernière idole
et que votre bon dieu la bénisse
LA BENISSE

alors oui celui qui chante sa langue elle en brûle
à gargouiller dans leurs chorales de rats
aux coups tordus aux corps informes des tordeurs du monde
moi je m’en fous de grimper tout ça d’un cran
je préférerais bien le droit de rester dans mon trou
là d’où je viens
MON TROU

je ne leur souhaite pourtant pas de mal ni reproche
à ceux qui se sont bâti leurs beaux caveaux
ça va, maman, ça ira même si je ne leur plais pas

les concierges les vieilles regardent les jeunes couples
sexe en berne sexe limite elles oseraient
te balancer leur morale de merde, l’insulte et comme elles biglent
l’argent ne parle pas, mais veut qu’on se prosterne
c’est obscène, mais tout le monde s’en fout
propagande, c’est bidon
BIDON

et ceux qui défendent ce qu’ils ne peuvent même pas voir
avec un orgueil de tueur parlent d’insécurité
ça me fiche en l’air, froid dans le dos
tous ceux qui croient qu’être honnête à mort
les protègera de la mort de travers
la vie quelquefois
la vie c’est bien solitaire
SOLITAIRE

moi dans mes yeux je les vois les cimetières bourrés
de dieux faux je la racle
cette mesquinerie qui joue au dur
ils m’ont mis des menottes je fais marche arrière
ils fichent un coup dans les jambes me fichent par terre
bon ça va, ça suffit je leur dis
qu’est-ce que vous avez d’autre à m’offrir
M’OFFRIR

et si mes vrais rêves se voyaient
dans le couloir de la mort ils me mettraient
mon cou sous la lame, maman, c’est ça vivre
rien que vivre un peu tu vois

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Sign on the window | Le panneau à la fenêtre


Le panneau à la fenêtre dit : « Tout seul »
Le panneau à la porte dit : « Pas de copains qui entrent »
Le panneau dans la rue dit : « Je ne t’appartiens pas »,
Le panneau dans l’entrée dit : « Trois c’est la foule »

Elle et son petit copain sont allés en Californie
Elle et son copain ont changé d’air
Mon meilleur pote a dit : « Eh, j’t’avais pas prévenu,
Les filles de Brighton sont comme la lune
Les filles de Brighton sont comme la lune »

Ça ressemble à pluie, rien que pluie
Sûr que ce sera humide demain Centre Ville
De la chance si ça n’inonde pas

Je vais me construire une cabane dans l’Utah
Me trouver une femme, attraper des truites arc-en-ciel
Avoir un paquet de gosses qui me diront P’pa
Ça doit être juste un truc comme ça
Ça doit être juste un truc comme ça

Le panneau à la fenêtre dit : « Tout seul »
Le panneau à la porte dit : « Pas de copains qui entrent »
Le panneau dans la rue dit : « Je ne t’appartiens pas »,
Le panneau dans l’entrée dit : « Trois c’est la foule »

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Life in a stolen moment | ma vie à mes moments perdus


C’est un texte de 1962, écrit comme une chanson, avec son refrain récurrent tout prêt. Mais il ne l’utilise pas sur son deuxième disque, The Freewheelin Bob Dylan, il le publiera seulement en 1970, dans le livre qui rassemblera paroles et dessins. Parce que, jusqu’en 1964, Bob Dylan est censé être orphelin. Il a déjà déployé plusieurs autobiographies fictives : il a été élevé au Nouveau Mexique, avoir travaillé adolescent dans un cirque, avoir rejoint Woody Guthrie en Californie, et tout en autostop.

Mais pour avancer, en poésie, on doit bien produire ses cartouches. On n’a que soi-même, à exposer. Grand comme un timbre-poste, dira William Faulkner, mais c’est là qu’il faut creuser. Alors on produit la ville de Hibbing, et on y trouve les bonnes richesses : la disposition géographique, le lac avec ses cornes de brume, les mines de fer. Les éléments de la mince biographie de l’auteur sont présents : les études à Minneapolis, qui n’ont pas duré longtemps, l’arrivée à New York et l’accès au Gerdes Folk, là où il aura son premier vrai concert en ouverture de John Lee Hooker. Mais tout le reste, c’est la mythologie : il n’a pas vu le sud, il n’a pas été en garde-à-vue, et les vieux potes, quand il voulait les voir, il revenait à Minneapolis ou Hibbing. Ce qui est curieux, dans ce texte, c’est que tout cela il le fera plus ou moins, quand il pourra : en 1964, pour la première tournée aux Etats-Unis, on a une Ford Station Wagon bleue, et on vadrouille à quatre, avec des zig-zags, du Beaujolais dans le coffre, et la machine à écrire sur le siège arrière. Dylan élimine les éléments biographiques qui feraient accro à la toile : la profession des parents, ses voyages à Denver et Chicago pour se faire reconnaître comme chanteur à guitare avant qu’il soit temps, et, à New York, le chemin initiatique qui passe par les petits bars, The Wha, le Café Bizarre, et le Gaslight, le soutien de Dave Van Ronk ou d’Izzy Young.Le personnage qui se fait ici passer pour Bob Dylan ne doit rien à personne, sauf à un seul : où a-t-il pris cette image de la fugue chaque fois refaite, à 10, 12, 15, 15 1/2/, 17 et 18 ? A Rimbaud bien sûr, Rimbaud qu’il découvre et qu’il avale. Non, Robert Zimmerman, occupé de ses treize à ses dix-huit ans aux petits groupes rocks successifs qu’il monte à Hibbing, Minnesota, The Jokers, The Golden Chords, The Satin Tones, n’a jamais fugué. Pour ses 16 ans, on lui offre même une vieille Ford d’occasion, et pour ses 18 ans, son oncle lui laisse sa pile de 78 tours de Leadbelly.

Le paradoxe est là : pour écrire, Bob Dylan, dès 1962, a besoin de son autobiographie fictive. Mais, prisonniers des précédentes autobiographies inventées, celles d’avant Rimbaud, il ne peut même pas utiliser celle-ci.

Duluth Minnesota ville minerai de fer et les marchands qui vont avec
Bâtie sur cet éperon de roche qui tombe dans le lac Supérieur
Je suis né ici, et mon père était né ici
Ma mère vient des filons de fer des cantons du nord
Les filons de fer alignent la suite des villes de mine
Qui commence aux Grands Rapides et finit à Eveleth
On a déménagé là pour vivre avec ceux du côté de ma mère
Hibbing c’est là mon enfance
A Hibbing la plus grande mine à ciel ouvert du monde
A Hibbing les écoles, les églises, les épiceries et la prison
On jouait au foot dans la cour de l’école et il y a même un cinéma
A Hibbing ces voitures trafiquées qu’on lançait à pleine course
Le vendredi soir
A Hiibing chaque carrefour un bar avec des bals à polka
Tu peux te planter à un bout de la rue principale à Hibbing
Et tu verras très bien l’autre bout de la ville de l’autre côté
Hibbing une bonne brave vieille ville
J’en suis parti quand j’ai eu 10 ans et 12 et 13 et 15 et 15 1/2, 17 et 18
Ils m’ont rattrapé et m’ont ramené sauf une fois.

J’ai écrit ma propre chanson c’était pour ma mère et je l’ai appelé « pour maman »
J’ai écris ça en 6ème ou 5ème et l’instit m’a mis un B +
Ma première clope à 11 ans et jamais arrêté depuis
Pour me priver de poumons
Je me rappelle pas mes parents chanter trop
En tout cas je me vois pas chanter une seule fois avec eux
Plus tard là, à la fac, université du Minnesota
Une scolarité bizarre si jamais j’en ai eu
Assis dans la classe de science et bras croisés pour pas disséquer
Ce pauvre lapin mort
Fichu dehors de la classe d’anglais pour avoir utilisé un mot en cinq lettres
Sur un papier qui le dessinait, le prof d’anglais
Et fichu dehors de la classe de com’ parce que j’appelais
Tous les matins pour dire que je pouvais pas venir
Mais ça marchait en espagnol parce que ça je le savais d’avance
Je suis resté quelque temps par commodité maison de la fraternité
Ils voulaient bien que je vive là ça me convenait mais m’embrigader non
J’ai déménagé avec deux filles du sud Dakota
Dans un deux-pièces juste pour deux nuits
J’ai traversé la rivière et trouvé quatorzième rue
Au-dessus d’une librairie qui vendait aussi de mauvais hamburgers
Des tee-shirts de basketteurs et des bulldogs miniatures
J’en pinçais pour une actrice qui m’attrapait les tripes
Et j’ai fini rive gauche du Mississipi
Avec une dizaine de types dans une maison squattée juste sous
Le pont de Washington Avenue au sur des Sep Coins
C’était plutôt bien mes universités
Après ça j’ai suivi mon chemin, quatre jours pour aller à Galveston, Texas
Juste pour retrouver un vieux pote que j’avais rencontré
Dans l’entrée d’un cinéma et m’avait dit qu’il faisait l’armée
Le temps de refermer la porte de la cuisine
J’étais passé en Californie, presque jusqu’en Oregon
J’ai croisé une serveuse elle m’a ramassé dans les bois
Et m’a ramené à Washington
J’avais dansé à ma façon au festival de Gallup, Nouveau Mexique, chez les Indiens
Et vu le Mardi Gras à Nouvelle-Orléans, Louisiane
Le pouce tendu, les yeux endormis, un bonnet sur la tête
Et la tête bien allumée
J’ai roulé et appris quelques bonnes leçons
J’ai eu ma bonne petite dépression
Pris des trains de marchandise pour le pied
Et me suis envoyé en l’air rien que pour rire
Fumé de l’herbe par paquets
Et chanté pour la manche
Autostop sur la 61 la 51 la 75 la 169 la 37 la 66 la 22
Plus Gopher Road la route 40 à l’embranchement Howard Johnson
Fichu en prison pour suspicion de vol à main armée
Gardé à vue quatre heures soupçonné de meurtre
Arrêté rien qu’à cause de ce à quoi je ressemblais
Mais jamais rien fait de ce dont ils m’accusaient
Quelque part il y a longtemps j’avais commencé la guitare
Quelque part il y a longtemps j’avais appris à chanter
Quelque part il y a longtemps je m’étais mis à écrire
Mais jamais pris le temps de trouver pourquoi
J’avais pris le temps de commencer ces trucs – quand ils m’ont dit
Comment et pourquoi j’avais commencé juste j’ai secoué la tête
Levé les yeux au plafond et reparti abasourdi
De Shreveport j’ai atterri à Madison, Wisconsin
De Madison on s’est casés à cinq dans une Pontiac à quatre portes
Et fichu le camp plein sud tout droit jusque sur la côte Est
Vingt-quatre heures après on se plantait sortie de l’Hudson Tunnel
Sortant dans la tempête de neige et au revoir
Aux trois autres nous on partait rue McDougal
Cinq dollars à nous deux – mais pauvres certainement pas
J’avais ma guitare, et un harmonica à jouer
Et l’autre il avait les fringues de son frère à refourguer
La semaine d’après il est reparti à Madison et moi je suis resté
Marché sous le ciel d’hiver à travers le Lower Eeast Side
Jusqu’au Gerdes Folk Club
En mai, autostop pour l’ouest et je me goure, me voilà en Floride
Fou un peu, fatigué bien plus, j’essaye de faire demi-tour
Direction le Sud Dakota chantant des trucs toute la journée à un chauffeur de camion
Une nuit à Cincinnati
Et chez un pote d’autrefois à Sioux Falls mais ça tombait à plat
Ça m’a fichu le cafard et cogné de dur de trouver comme on avait peu à se dire
Je suis reparti vers le Kansas, l’Iowa, le Minnesota cherchant
Des vieux potes et les copines d’avant et je découvrais
Que chacun avait son chemin et moi le mien
C’est des routes qui n’ont rien à voir
J’étais de retour à New York au milieu de l’automne
J’habitais 28ème rue chez des gens chouettes et honnêtes
Qui travaillaient dur et voulaient bien rendre service
On m’a fait un article dans le Tomes après ce concert qui a suivi
Au Gerdes Folk Club
Ils m’ont enregistré à Columbia à cause de cet article dans le Times
Et jamais pu depuis revenir et savoir pourquoi et comment
J’en étais venu à commencer ce que j’ai fait
Je peux pas vous dire mes sources et influences il y en a eu tant
Juste si je devais en garder une
Et ce serait pas chouette de pas le dire
Woody Guthrie bien sûr
Big Joe Willams yeah
Facile eux de se rappeler leurs noms
Mais des visages non tu ne peux rien retrouver
Et des virages et des angles et des raccourcis
Ce qu’on a vu d’un clin d’œil et laissé tomber
Et quoi encore de tous les disques entendus une fois
Quoi encore de l’appel des coyotes des chiens qui aboient
Quoi encore du chat qui miaule et du lait dans le seau
Du train qui siffle au loin
Ouvre tes yeux tes oreilles c’est ça les influences
Et rien d’autre que tu puisses en faire ni dire
Hibbing une bonne brave vieille ville
J’en suis parti quand j’ai eu 10 ans et 12 et 13 et 15 et 15 1/2, 17 et 18
Ils m’ont attrapé et ramené, sauf une fois.

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Stuck inside Mobile with Memphis blues again | coincé dans Mobile avec cette chanson de Memphis qui revient


C’est à cause de Shakespeare croisé dans la rue. Je ne suis pas allé à Mobile, Alabama, mais Dylan n’y était pas allé non plus. Sur le site Internet du comité de tourisme, Mobile, Alabama, vante ses plages et ses bals, le golfe du Mexique, ses poissons et ses attractions. Il y a la majuscule, mais c’est le nom commun mobile qui percute le titre : coincé dans un mobile, et tout bascule. Alors ce n’est plus de Memphis qu’on a la nostalgie, mais de la forme musicale qui s’appelle le blues, de la même façon qu’on est enfermé dans la musique d’après le blues, la musique des savants à tout jouer de Nashville, les types auxquels on ne parlera pas, auxquels on n’enverra même pas le disque une fois fini (mais ils remercieront : on a mis leur nom sur la pochette, ce n’est pas si fréquent). Et Shakespeare marche dans la rue, on voit le député (senator), le curé (preacher) et vous vous voyez, vous, planté de tous les titres des journaux de ce matin sur la poitrine toute nue avec une agrafeuse ? Je ne sais pas pourquoi la fille perdue est française, ni pourquoi ce SDF dessine un cercle (dessine pour de vrai, et pas parce qu’il tourne en rond) autour des maisons, ni ce qui se passe dans ce bordel près du lac avec valse romantique et fille promise. Ce qui est sûr, c’est que Shakespeare est passé dans la rue et qu’après lui toute la ville est détruite. Dylan avait meublé sa maison d’Hi Lo Ha non pas de toute une bibliothèque (même s’il lit et lit), mais d’un vieux rêve de livres d’art : plein de livres d’art, toute une pièce de livres d’art. On dirait Chirico. La ville détruite s’assemble en géométries parfaites, des types grimpent là-dessus et lui il s’y assoit pour attendre. On lui a demandé, à Dylan : — Les images de la ville sont plus présentes ? Il répond : — C’est parce qu’à cette époque-là je regardais trop la télé. Shakespeare a trois grelots.

Rebondissements : voyage étrange. Mobile est aujourd’hui le paradis des sosies d’Elvis et des imitateurs des Beatles. Elvis y a joué la première fois les 4 et 5 mai 1955. Sa chanson Guitar man c’est l’histoire d’un type qui vient en auto-stop de Memphis, qui essaye qu’à Mobile on le laisse jouer de la guitare quelque part, il se fait refouler. Situation biographique pour Dylan à Denver : juste six ans plus tôt. Dans la chanson d’Elvis il y a même la référence à Panama, et le bar où on danse. On est début 1966, Dylan enregistre dans la ville où Elvis enregistre, dans le studio que vient de quitter Elvis, avec les musiciens d’Elvis. Comment Dylan ne penserait-il pas à Elvis ? J’ai cru d’abord qu’il fallait interpréter ce texte comme un hommage secret et mais direct à Elvis : mais non. Lui, c’est trois ans plus tard, qu’Elvis reviendra dans ce même studio, et enregistrera Guitar Man, lui aussi, une chanson avec Mobile et Memphis. Mais chez Elvis il n’y a pas Shakespeare.

Oh le clodo dessine des cercles
Tout autour des immeubles
Je lui ai demandé mais y a une raison
Pourtant je savais qu’il ne dirait rien
Les dames étaient gentilles avec moi
C’était même bandant vraiment
Mais au fond tréfonds de moi-même
J’ai compris qu’échapper non
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

Ouais j’ai vu Shakespeare il passait dans la rue
Avec des chaussures pointues et trois grelots
Parlant à une touriste française
Qui lui disait qu’elle me connaissait bien
Je voudrais bien l’envoyer ce message
Savoir ce qu’elle a raconté
Mais le bureau de poste a été cambriolé
Et la boîte aux lettres fermée à clé.
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

Mona Joconde m’a dit
Ne va pas sur les rails
Tous les types des trains
Boivent ton sang comme du vin
J’ai répondu : — Mais je savais pas ça
Enfin, j’en ai connu qu’un
Et il m’a juste fumé les paupières
Et piqué ma clope.
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

Grand-père est mort la semaine dernière
Maintenant enterré dans la montagne
Mais tous ils le disent encore
Choqués méchamment ils disent.
Mais moi je m’y attendais je le savais
Démence sénile
Quand il a fichu le feu en pleine rue
Et s’est mis à tirer dessus.
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

Le député est passé
Montrant à tout le monde son pistolet
Distribuant les invitations à l’œil
Pour le mariage de monsieur fils.
Et moi pour un peu qu’ils m’arrêtaient
Ce serait bien de moi ça
D’être attrapé sans billet
Juste là caché sous le camion.
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

Et le curé ça lui en bouchait un coin
Quand je lui ai demandé pourquoi
Habillé en gros titres de journaux vingt kilos
Bien agrafés sur les têtons.
Mais il m’a traité quand je le lui ai prouvé
Alors je lui ai dit : — T’as rien que tu puisses cacher,
Tu vois t’es fait juste comme moi
Et j’espère que ça te va.
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

L’homme poudre à pluie m’a refilé deux pilules
Il m’a conseillé : — Vas-y lance toi.
La première une sorte de truc du Texas
Et la deuxième juste du gin de poivrot.
Comme un idiot je les ai mélangés
Ça m’a étranglé la cervelle
Les gens je les trouve pas beaux même très laids
Et j’ai perdu le sens du temps.
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

C’est Ruthie qui m’avait dit de venir la voir
Dans son bordel près du lac
J’aurais droit de la voir danser gratis
La valse « sous la lune du Panama »
Et elle : « Une débutante pour toi, elle sait juste ce dont t’as besoin
Et moi parfaitement ce que tu veux ».
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

Maintenant les briques étalées sur la rue principale
Et les fous de néon grimpent là-dessus
Ça s’est effondré de façon si parfaite
C’était calculé pile poil
Alors moi je me suis assis là tranquille
Je me disais que je saurai bien le prix
A payer pour en finir
De vivre tout ça deux fois.
Oh maman tu crois que c’est comme ça la toute fin
D’être coincé là dans Mobile
Alors que c’est Memphis que j’ai aux tripes.

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Visions of Johanna | visions de Johanna


Pas une chanson aussi mystérieuse, par la durée de la nuit qu’elle convoque, et paradoxalement, peut-être pas une chanson de Dylan aussi simple à traduire : ambiances nuit en chambre sur choses tellement simples, et de l’expérience commune. C’est les assonances qui en font le prix : aller en chercher le velours. Ces dames sur le terrain vague, c’est leur immobilité qui effraie : un tableau d’Edward Munch. Louise et Johana sont toutes deux divisées assemblées dans l’entité Mona Lisa (il n’est jamais allé au Louvre, Dylan). Et le mot Infinity, le prendre comme infini, ou au sens de l’éternité de Rimbaud ? Soudain on a pris la chambre des premières strophes, on en a fait un tableau. A mesure qu’on avance dans la narration de Dylan, on prend conscience de cette grammaire : on ne développe pas l’histoire, on la recadre, on la reprend identique dans un autre dispositif de représentation, tout se reconstruit alors en décalage. Un manteau abandonné dans une cage rouillée, et reste l’irruption du narrateur à la fin sous la pluie : qui charge un camion de caisses de poissons, sur quel port et qui sont pour chacun nous les parasites sinon d’autres figures de soi-même ?

Et c’est comme en pleine nuit de faire une bonne farce quand tu voudrais juste être tranquille
On est ici échoués, on voudrait bien se faire croire que non
Et Louise tient une poignée de pluie en main, voudrais que tu la défies
Dans la chambre le tuyau de chauffage est enroué il tousse
La radio variété se la joue douce
Mais il n’y a rien, vraiment rien à couper
Juste Louise et son copain sur le lit emmêlés
Et ces visions de Johanna qui m’assaillent la tête

Sur le terrain vague des dames jouent à putain-maillard avec un porte-clé
Et les filles service de nuit chuchotent par saccades sur fond de train express
Le vigile fait sa ronde tu te prends sa lampe torche
Va savoir si c’est lui si c’est elles ici devenus malades
Louise, elle ça va, elle est près de toi tout près
Fine délicate et comme dans le miroir
Mais à cause d’elle c’est trop évident c’est trop vrai
Que Johanna n’est pas là
Le fantôme de l’électricité hurle dans les os de son crâne
Où ces visions de Johanna maintenant ont pris ma place

Maintenant, petit mec perdu, qui se prend tellement au sérieux
Il se vante de sa misère, il dit qu’il vit dangereux
Et quand il en vient à parler d’elle
Il dit qu’elle me fait bien la bise c’est gentil
Il ne s’en rend même pas compte, qu’il est rien, ne sert à rien
C’est comme s’il parlait au mur ou que j’étais dans le couloir
Mais je le lui expliquerais comment
Oh c’est dur c’est trop dur
Ces visions de Johanna et l’insomnie jusqu’au matin

Aux murs des musées, on met l’éternité en procès
Un bruit de voix au loin ça doit être ça le salut, il vient du temps
Mais Mona Lisa a le blues de la grand-route
La façon qu’elle a de sourire
Regarde sur le papier peint d’autrefois elles sont gelées les bouches
Et quand les femmes à face de gelée se mouchent
Il y a le type à la moustache qui hurle : – Ouche je m’écroule
Et les diamants et le télescope restent pendus au cou de la mule
C’est que les visions de Johanna sont un monde cruel

Le trafiquant fait son numéro à l’aristo elle fait semblant de s’y prendre
Elle dit : – Montre-moi quelqu’un qui ne soit pas un parasite, sûr je prierai pour lui
Mais comme elle dit souvent Louise
« y a pas grand-chose à en tirer, tu crois pas »
Et elle-même elle va s’attifer pour lui
La madone, qui n’a pas voulu se montrer
Sa cage vide on la voit toute rouillée
Où il y a longtemps elle avait jeté sa cape
Le violoneux est reparti sur les chemins
Il écrit que tout ce qui était dû fut rendu
A l’arrière du camion de poissons qu’on charge
C’est ma conscience qui explose
Même l’harmonica fait des fausses notes et sous la pluie
Ces visions de Johanna maintenant tout ce qui luit

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Love minus zero | moins zéro amour


Dylan et la ville, c’est que pas besoin d’être urbain. L’homme dans la ville sait d’où il vient : la pluie et le vent sur la ville sont la pluie et le vent dans bien plus grand, et de tous les temps. Alors il y a soudain la ville et les gens, ceux qui portent des fleurs, ceux qui attendent à l’arrêt d’autobus, ceux qui expliquent leurs idées, ceux qui veulent avoir raison. Une chanson d’amour toute simple, non pour elle, mais pour les renvoyer, eux tous, à l’infini de la nuit. Qu’ils prennent ce qu’ils méritent : alors s’explique un peu du mystère de cette régression féodale, le chevalier agenouillé, les femmes aux flambeaux, la cape et le poignard. Le rêve qu’on a s’écroule : où l’homme est sérieux, il ne fait pas mieux que ces tour Eiffel kitsch en allumettes. On est dans un monde de banquiers et de maladie, un monde envahi de nuit. L’amour pourrait nous changer, il ne condescend pas à nous laisser s’enfuir : la fenêtre me sépare d’elle, elle est blessée, son aile est cassée, elle qui n’est pas comme les autres, elle qui pas de violence, elle qui sait le verbe rire, le verbe parle. Elle est comme le corbeau : c’est tout raté, la voilà elle aussi mangée au monde, et le froid c’est aussi moi, qui ne peux l’aider, qui ne sais pas réparer les gens cassés. Enfermé derrière ma séparation de verre. Température passée sous zéro : l’utopie ce soir est morte frigorifiée, négative et blessée. Comment l’amour serait possible dans le monde gelé ? Dehors est la ville, et nous : séparés.

Version 1
Elle parle mon amour comme le silence
En effaçant les principes de violence
Elle n’a pas besoin de le dire, juste fidèle
Vraie si la glace est vraie, vraie si le feu est vrai
Il y a des mecs qui leur apportent des roses
Qui font leurs promesses à toute heure
Elle rit mon amour comme les fleurs
C’est pas à la Saint-Valentin que t’en dégotteras une comme ça…

Dans les farfouilles bazars ou aux arrêts de bus
Ils parlent les gens de ce qui va, ce qui ne va pas
Le nez dans leurs bouquins, répétant tout ce qu’entendu
Et ce qu’ils en pensent ils l’écriraient souligné au mur
T’en as qui te parlent du futur
Elle parle mon amour si gentiment
Le succès ne veut rien dire, l’échec rien dire elle le sait
Que l’échec n’est pas un genre d’autre succès pas du tout

La cape et la lame pendent
Les dames apportent les flambeaux
Quand on fait les chevaliers
Même le pion doit vouloir sa revanche
Des statues faites d’allumettes
S’écroulent en château de cartes
Elle te fait un clin d’œil, mon amour elle s’en fiche
Elle en sait bien trop pour discuter, pour juger

Le pont tremble quand il est minuit
Le médecin de campagne rentre de sa tournée
Les nièces des banquiers s’imaginent les plus parfaites
Elles auront de beaux cadeaux d’hommes vieux et sages
Le vent cogne comme un marteau et hurle
La nuit où soufflent froid et pluie
Elle est comme le corbeau, mon amour
Appelle à la fenêtre son aile voilà : cassée

Version 2
Mon amour qui parle en beau silence
Dispense d’idéal, dispense de violence
Rien besoin de dire pour que la confiance
Si c’est vrai c’est la glace et c’est le feu
Des gens apportent des roses
Changent de promesse toutes les heures
Elle amour qui rit comme rient les fleurs
La Saint-Valentin ça ne coûte rien.

Au Prisunic ou à la gare routière
Tous ces gens qui parlent de la situation
Lisent leurs bouquins, le cours de la bourse
Et vous proclament les grandes conclusions
T’en trouves même qui parlent
Du futur elle mon amour parle si doux
Elle sait qu’il n’y a aucun succès comme l’échec
Et que l’échec n’est pas un succès du tout.

La cape et l’épée là-haut balancent
Madame allume les chandeliers
Pour la cérémonie des cavaliers
Et même le valet doit obtempérer
Toutes les statues d’allumettes
S’écroulent en gros tas
Mon amour me fait un clin d’œil elle s’en moque
Elle en sait bien trop pour plaider ou pour juger.

Le pont à minuit tremble
Le vieux toubib radote
Et les petites filles des banques se la jouent fille parfaite
Pour décrocher tous les cadeaux que les hommes sages leur offrent
Le vent crie à coups de marteau
La nuit souffle le froid et la pluie
Mon amour elle est comme ces oiseaux sombres
Qui pleurent à ta fenêtre avec une aile brisée.

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What good I am | À quoi je suis bon


À quoi je suis bon, si je suis comme tout le monde
Si je me détourne, quand je vois comment tu t’habilles
Si je me replie pour ne pas t’entendre qui pleure ou crie
À quoi je suis bon

À quoi je suis bon, si je sais et ne fais pas
Si je vois et ne dis pas, si je regarde au delà de toi
Si je deviens sourd au ciel qui gronde
À quoi je suis bon

À quoi je suis bon pendant que tu pleures doucement
Et que je ressasse dans ma tête ce que tu dis quand tu dors
Insensible comme tout le monde, ceux qui ne tentent pas
À quoi je suis bon

À quoi je suis bon pour les autres et pour moi
Si avec tout ça moi je n’arrive à rien voir
Si j’ai les mains liées je ne devrais pas me demander
Qui les a attachées et pourquoi, et où j’ai pu aller

À quoi je suis bon si je dis des choses idiotes
Que je ris à la gueule de ce que le chagrin apporte
Et que juste je tourne le dos pendant que tu meurs sans rien dire
À quoi je suis bon

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Political World | monde trop politique


Dans le corpus immense des chansons de Dylan, l’intéressant c’est les récurrences, héritées des plus anciennes catégories de ce qu’il découvre à Minneapolis, ou dans le répertoire de Woody Guthrie. Dès les « chansons qui montrent », la période des chansons le plus directement politiques, ce qu’il affirme c’est son écart : un vocabulaire matrice, qui définit un territoire, et ce territoire accueille toute revendication au monde, mais ne la formate pas. La réponse, ami, souffle avec le vent. Ceux qui ont accusé Dylan de délaisser le terrain directement politique ont sans doute sous-estimé son intuition, et la fixité même du territoire où il garde les pieds ancrés. C’est seulement un peu moins évident, parce que le statut personnel de symbole qu’on lui colle, et la façon dont lui le désamorce, conduit à une autre récurrence, l’idée d’une responsabilité personnelle et d’un rapport au désastre du monde où il serait criminel de laisser penser qu’un nouveau héros (même ces victimes héros des anciennes balades), une chanson ou une toile pourraient changer l’état du monde. Et ce contenu revient y compris dans les entreprises les plus tardives, ainsi Political World, où c’est la notion même de politique, pourtant absente en tant qu’allusion directe, qu’on décortique : avec assez de place pour y loger toute la crise démocratique.

Le problème de qui veut rendre Dylan, c’est ce jeu de construction par discontinuités et assonances. L’appui est sur deux mots : we et political. Nous, opposé à politique par l’expérience de s’y comporter, le verbe vivre.
J’ai choisi d’éclater la proposition initiale, et renforcer la liaison world et political : de politique monde, où politique n’est plus adjectif en français, dans cet ordre, le restituer comme adjectif via l’adverbe qui rend l’antéposition : monde trop politique. Et le on vit qui manque, l’insérer dans la coupe entre les deux versants opposés du couplet. Tout retombe en place. A nous alors de jouer plutôt des registres sémantiques que du sens de toute façon sans cesse mis en cause par Dylan : lieux presque communs détournés de syntagmes pris à la vie ordinaire, à transposer. Et découvrir que le jeu d’assonances, chez lui, ce n’est pas seulement les rimes du chanteur, mais l’écho et la variation parfois sur un seul binôme de consonnes, un p et un l, un jeu sur un répétition de f : rien de neuf à qui sait vaguement pourquoi il appelle sa Fender Stratocaster Rimbaud. A nous d’aller ré-enclaver ce qui se dit là à nos contenus d’aujourd’hui, les billets d’avion pour l’autre bout du monde sur Internet, la disparition des visages dans l’image normalisée et télévisée des puissants, mais la ré-enclaver aussi dans les schémas que nous même chargions autrefois de contenus plus directs, dans Dylan première période : à trente ans de distance, les mots sont les mêmes.

Dans notre monde trop politique
L’amour tu crois qu’il aurait place
On vit
Aux temps où l’homme accomplit des crimes
Et le crime n’a pas de visage

Dans notre monde trop politique
Concrétions glaciaires dans l’atmosphère
On vit
Sous des cloches de noce et le chant des anges
Mais des nuages opaques sur le sol

Dans notre monde trop politique
Le bon jugement on l’enferme
On vit
Comme dans une cellule pourrie, égaré c’est enfer
Et permise à personne la piste où s’enfuir

Dans notre monde trop politique
La pitié l’enjambe sur une planche
On vit
Dans une vie de miroirs, la mort ils l’effacent
Elle grimpe aux marches de la banque d’à côté

Dans notre monde trop politique
Le courage c’était le modèle de l’an dernier
On vit
Leurs fantômes dans nos maisons, les gosses une idée dépassée
Et demain pour toi peut-être bien pas de demain

C’est notre monde trop politique
Tu peux le toucher tu peux le flairer
On vit
Mais personne pour piloter, le jeu est vérolé
Et qui dirait que tout ça c’est pas vrai

Dans notre monde trop politique
Les villes sont de solitude et de peur
On vit
Mais vois comme lentement tu te replies
Et pourquoi toi au milieu d’ici qui le saurait

Dans notre monde trop politique
On est sous le microscope
On vit
Voyages organisés tu t’en vas où tu veux
On te laisse la bride au cou mais toujours au bout de la corde

Dans notre monde trop politique
Ça tourne ça bouillonne ça brille
Ça vit
A peine tu es réveillé regarde on te montre
Par où c’est la sortie la plus facile

Dans notre monde trop politique
Il n’y a que la paix qu’on n’invite pas
On vit
Mais on la laisse frapper à la porte d’à côté
Ou simplement cloué à la porte de la grange

On vit dans un monde politique
Propriété privée pour tout pour tous
Le nom de Dieu
Grimpe sur les toits escalade et crie-le
Comment tu serais sûr de ce que c’est

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Ballad of a thin man | chant de l’homme qui s’efface


Ramper jusqu’au lieu même du texte, par tout ce qu’on en comprend, et tout ce qu’on peut extorquer d’images, de détails, de syntaxes ou d’étymologies, de références et parallèles (l’art parataxique de Ginsberg n’a jamais été pris en compte par les traducteurs des collections à bas prix, et notamment la traduction Seghers qui date de 30 ans et parfaitement naïve ou sommaire). Et quand on est à l’extrême de ce qu’on a pu ramper sur le lieu même du texte, tenter de se relever, s’extirper : un musicien dirait, juste jouer, devenir ce texte avec nos mots et nos images. Ce n’est pas une approche de la traduction ? Paradoxalement, c’est comme cela qu’on peut être fidèle. Voire même : précis.

Do you, mister Jones ? : c’est une chanson qui depuis quarante ans fait peur, un hymne, un sommet, pour la tension qui la traîne de refrain à refrain, et la silhouette de Jones là derrière. Les commentateurs ne savent interroger qu’un élément : qui est Jones ? Mais Jones c’est l’anonyme, c’est l’être rien, c’est la silhouette en costume, la silhouette de l’homme mince, c’est le K de Kafka. Un roman de Dashiell Hammett en 1934 s’appelle The thin man, et Gertrude Stein vient d’en reprendre la figure dans son Autobiographie de tout le monde. Et Gertrude Stein, Bob Dylan a lu forcément, et certainement aussi son fameux How to write, toujours inédit en français. Il cite plutôt Scott Fitzgerald que Stein ou Kafka, mais Dylan connaît (il l’a confirmé) le Vieux saltimbanque de Baudelaire comme il connaît le Champion de jeûne de Kafka, il sait la récurrence du motif, dans son Journal, du narrateur qui rentre dans la pièce et découvre l’angoissant ou l’horrible : la référence à la loi dans le dernier couplet une allusion directe aux portes de la loi dans le rêve de la cathédrale du Procès — c’est bien Kafka, qui est derrière ce chant de l’homme si mince qu’il s’efface, ballad of a thin man.

D’autres ont vu dans cette chanson une réponse de Dylan lui-même aux rituels vides des conférences de presse, ou la pression qu’exerce sur lui cette célébrité idiote, considérée depuis la solitude où on se retrouve ensuite, dans la vie et dans le travail. Moi j’aime la convocation des vieilles démonstrations de fête foraine : dans les années soixante on les promenait encore, on exhibait les monstres de baraque, les bricolés à deux têtes, ou comme on promenait dans les foires paraît-il la jambe amputée Sarah Bernardt, rachetée par un Américain. Le génie de Dylan, c’est aussi de ne pas dévoiler les sources. « J’ai seul la clé de cette parade sauvage », phrase de Rimbaud qu’il sait par cœur.

Il développe sa parade : l’homme entre dans sa chambre, un type est là, qui ne se définit que par sa question absurde, et le dialogue impossible. Alors il devient cette suite de figures, le trapéziste, le nain. Et le narrateur ensuite explore avec son corps disloqué, sens par sens, sa chambre qui est vide : c’est une folie alors. Reste l’homme mince. Reste à déchiffrer ce qui n’est pas déchiffrable : allusions en miroirs, dépli à l’infini, derrière l’avocat, les lépreux et les escrocs. A chacun d’en prendre pour son grade. T S Eliot est mort, mais pas Ezra Pound : ils se battent ensemble.

tu rentres dans la chambre
tu as ton stylo à la main
tu vois un type tout nu
tu demandes : c’est quoi, ça
tu fais tout ce que tu peux
et tu ne comprends même pas
qu’est-ce que tu dirais toi
en rentrant chez toi

parce qu’il se passe quelque chose ici
mais toi tu ne vois pas quoi
toi tu vois, ami Jones ?

tu redresses la tête
et tu demandes : — c’est vraiment comme ça
et l’autre il tend son doigt sur toi :
c’est comme ça
toi tu dis : — il me reste quoi à moi
un autre type dit : — moi c’est quoi
toi tu dis : — oh bon dieu
je suis vraiment si seul ici ?

parce qu’il se passe quelque chose ici
mais toi tu ne vois pas quoi
toi tu vois, ami Jones ?

tu donnes ton billet
et tu vas voir le spectacle
le monstre vient tout de suite sur toi
dès qu’il t’entend parler
il dit : comment on se sent
dans la peau d’un pareil sac
toi tu dis : pas possible
juste il te tend un bout d’os

tu as pas mal de contacts
chez les bûcherons des bois
ils te racontent ce qu’il en sera
pour te guérir de tes imaginations
mais plus personne pour avoir du respect
ils sont déjà là à attendre
que tu remplisses le chèque
déductible de vos revenus : don pour charité

tu as fréquenté des professeurs
et ils ont aimé à quoi tu ressembles
tu as vu les meilleurs avocats avocats
pour parler des lépreux des escrocs
tu as même lu tout
Scott Fitzgerald page à page
tu as lu beaucoup de livres
tout le monde le sait

tiens, l’avaleur de sabre il approche
devant toi il s’agenouille
fait le signe de croix
claque des talons
puis direct il te demande
comment on se sent
il dit : je vous rends votre gorge
merci pour le prêt

maintenant regarde ce borgne ce nain
qui te crie : — maintenant !
et toi tu lui dis : — mais pourquoi ?
lui : — comment ?
toi : — ça veut dire quoi ?
et lui : — espèce de vache
t’est bon qu’à traire
ou rentre chez toi

bon, tu rentres dans ta chambre
avec des précautions de chameau et là tu flaires
tu as les yeux jusque dans tes poches
et tu rampes nez par terre
il aurait dû y avoir une loi
pour t’empêcher d’entrer là
les mecs comme toi vaudrait mieux tellement mieux
leur boucher mais boucher les oreilles

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Tangled up in blue | empêtré jusqu’aux tripes


« Qu’est-ce que vous pouvez trouver de bien à cette chanson, dit Bob Dylan, vu ce que je traversais quand je l’écrivais ? » Se séparer d’avec Sara, après douze ans et quatre enfants, pas mal de voyages, et les quatre maisons de Woodstock, New York McDougal Street et Fire Island. Plus d’alcool et puis encore l’alcool, plus de concerts et maintenant à nouveau les concerts. Il y a tout cela et puis il y a Dante, qui passe.
Les personnages sont fictifs : on dirait un film. Mais un film qu’on aperçoit à la télévision, ou une séance du samedi soir, une séance pour se distraire. Ces personnages on les connaît tellement d’avance, la fille qui bosse dans un bar en s’exhibant seins à l’air elle ne l’a pas choisi, son type qui fricote des trafics et l’entraîne au désastre c’est une histoire qui serait tellement belle chez Selby (Hubert Selby Jr). Mais lui, le narrateur, c’est un paumé un raté, qui fait cuistot dans les chantiers du grand nord (les grandes forêts dy pays natal de Dylan : les mêmes bûcherons qui passent dans A thin man, et ripe en dérive et galère jusqu’à la Nouvelle-Orléans pour un boulot sur un chalutier, mais un qui ne s’éloigne pas trop des côtes. Et puis cette voiture en panne, et qu’on se sépare dans la nuit.
Il y a tout cela et puis il y a Dante, qui passe.
On est revenu aux sources de la poésie. Des mots dans la nuit quittent le livre et viennent à vous. Et ces mots disent exactement ce que vous auriez à lui dire. Il y a la situation à trois, où s’empêtre le narrateur avec le couple : mais dans la vie, c’est lui qui l’impose à Sara. Il y a peut-être, pour évoquer Dante, ces façons de saisir à vif, dans l’obscurité du monde, des êtres pris dans l’intensité pure d’une douleur, alors isolée du temps.
Jamais sinon Bob Dylan ne parlera de Dante, ni quand lu. Faut-il garder la couleur bleue, ou mettre en avant l’enracinement blues ? J’ai choisi.

C’était un matin de plein soleil
Moi j’étais resté au lit
Est-ce qu’elle changerait je me demandais
Et si elle aurait encore les cheveux en rouge
Ses copains disaient que notre vie à deux
Sûr ça devait racler sur les bords
Les robes faites maison de Maman ça leur plaisait pas trop
Et le compte en banque de papa bien trop maigre sûr
Et j’étais là sur le bord de la route
La pluie tombant sur mes chaussures
Tout droit parti vers les côte Est
Oh sûr j’en ai bavé pour traverser tout ça
Empêtré jusqu’aux tripes

Elle était mariée quand je l’ai rencontrée
Elle serait bientôt divorcée
Je l’ai sorti de ses embrouilles je crois
Mais peut-être j’ai dû tirer un peu fort
On est parti en bagnole aussi loin qu’on a pu
On l’a abandonnée quelque part dans l’Ouest
On s’est séparés c’était une triste et sombre nuit
D’accord tous les deux que c’était mieux
Elle s’est retournée pour me regarder
Moi je partait de l’autre côté
Je l’ai entendue dire par-dessus mon épaule
On se retrouvera forcément en ville
Empêtré jusqu’aux tripes

J’avais un boulot dans les grandes forêts du Nord
J’étais là-bas cuistot un temps
Mais aimer ça non vraiment pas
Et un jour la hache est juste tombée
Je suis parti en dérive jusqu’en Nouvelle-Orléans
Là ils m’ont donné un emploi
Trimer sur un chalutier
Juste en sortant de Delacroix
Et tout ce temps moi j’étais tout seul
Le passé accroché aux épaules
Et des femmes j’en ai vu pas mal
Mais elle ne n’est jamais sortie de la tête et je suis resté
Empêtré jusqu’aux tripes

Elle travaillait dans un truc à seins nus
J’étais juste entré pour une bière
Je la voyais de côté je n’arrêtais pas de regarder
Dans les projos le profil clair
Bien plus tard et plus personne dans le bar
Moi j’allais faire pareil
Elle était là juste posée près de mon tabouret
Elle me dit : — Tu me diras pas ton nom ?
J’ai grogné quelque chose en soupirant
Elle étudiait on dirait à quoi je ressemblais
Je dois bien avouer que j’étais pas très à l’aise
Elle penchée sur moi à me relacer mes souliers
Empêtré jusqu’aux tripes

Elle a allumé un joint sur le gaz et m’a proposé une taffe
« T’as pas l’air du genre causeur » elle a dit
« T’as même vraiment l’air d’un silencieux »
Alors elle a ouvert un livre de poèmes
Et me l’a tendu
Des poèmes d’un poète italien
Du treizième siècle crois-tu
Et pas un des mots là-dedans qui sonnait faux
Ils brillaient comme une braise
Ça te coulait depuis les pages
On aurait dit ça écrit directement de mon âme juste de moi pour toi
Empêtré jusqu’aux tripes

J’habitais chez eux rue Montaigue
Un sous-sol en bas de l’escalier
Il y avait de la musiques dans les bars le soir
Un peu de révolution dans l’air
Alors il commença son trafic avec esclaves
Et quelque chose en lui était simplement mort
Il a fallu qu’elle vende tout ce qui était à elle
Et dedans plus rien que la banquise
Quand ils ont touché le fond finalement
Moi aussi j’ai été attrapé
La seule chose que j’avais à faire je savais
C’était de continuer comme un oiseau qui vole
Empêtré jusqu’aux tripes

Alors maintenant que je reviens une fois de plus
Il faut que je la retrouve d’une façon d’une autre
Tous ces gens qu’on voyait à l’époque
C’est juste une illusion pour moi maintenant
Certains font des maths
D’autres ont marié des charpentiers
Je ne sais même pas comment tout ça a commencé
Je ne sais même pas ce qu’ils font de leur vie
Mais moi je continue la route
Je trouverai bien un autre coin
On ressentait vraiment tout pareil
C’est juste qu’on le voyait de deux points de vue séparés
Empêtré jusqu’aux tripes

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Desolation row | allée de la Désolation


Et si parfois une grande chanson de Dylan c’était comme verser un carton de vieux jouets, il reste de belles couleurs même un peu abîmées, il y a les cassettes de vieux films, il y a les vieilles histoires et tout ce qui faisait avant vaguement peur. Mais c’est lisse dans la main et ça brille dans la lumière, on ne les craint plus, les figures : elles sont encore belles et vous émeuvent. Reste que c’est une vraie route et qu’elle renvoie au vrai monde : mais on le fuit pour un autre, ou bien elle nous y ramène ? Alors on a peur, une vraie peur, quand même, sur cette route de la désolation. Narrativement : chaque figure une bulle microscopique, comme un ancien conte aperçu. Le récit s’arrête à peine le temps d’un vers, l’image est soufflée par le suivant. Chez Dylan compositeur, la narration est plus audacieuse que les images elles-mêmes, et c’est sans doute ce qui fascinera chez lui John Lennon : scène évoquant tous les passés, mais embarquée dans le flux qui va trop vite pour la pensée (sur cette route de la Désolation). Quelle musique pouvait bien jouer Einstein sur son violon électrique, sinon cette chanson même ? Et nous n’y échappons pas, nous y marchons, rue de la Désolation.

pendus et exécutions sur cartes postales vendredi
passeports repeints marron
et des marins marinant au salon de beauté coiffure
le cirque est dans la ville
le commissaire priseur aveugle
ils lui ont fichu la transe
il s’agrippe au funambule d’une main
l’autre fourrée dans sa braguette
les briseurs de grève rient jaune
où est-ce qu’ils pourront se réfugier
la Dame et moi nous regardons à la fenêtre
depuis l’allée de la Désolation

Cendrillon pour toi c’était si facile
« suffit d’essayer pour réussir » elle sourit
puis cherche quelque chose dans ses poches de derrière
tu te rappelles Bette Davis
puis c’est Roméo toujours à se plaindre
« tu es à moi rien qu’à moi »
— eh petit tu t’es trompé de film quelqu’un répond
vaudrait mieux que tu files
et le seul bruit qui insiste
maintenant que sont loin les ambulances leurs sirènes
c’est elle Cendrillon qui balaye
toute l’allée de la Désolation

les nuages ont couvert la lune
les étoiles aussi vont se coucher
la diseuse de bonne aventure
a rangé ses cartes plié son barda
personne ne traîne qu’Abel et Caïn
et le bossu de Notre-Dame
les autres chez eux font l’amour
ou bien attendent leur poudre de pluie
le bon Samaritain enfile sa tenue
c’est son entrée en scène
c’est lui qui fera carnaval ce soir
sur l’allée de la Désolation

maintenant Ophélie est sous la fenêtre
pour elle j’ai tellement peur
elle a vingt-deux ans aujourd’hui
et déjà vieille fille
elle croit que la mort c’est un truc romantique
elle a mis son gilet pare-balles
la religion comme profession
et pour toute faute avoir manqué la vie
elle a beau écarquiller les yeux
sur le grand arc-en-ciel de Noé
encore elle regarde pour ne rien voir
dans l’allée de la Désolation

Einstein se déguise en Robin des Bois
tous ses papiers dans une cantine
il est passé il y a moins d’une heure
avec son copain, un moine jaloux
tellement peur qu’il avait l’air immaculé
en quémandant une cigarette
et s’en est allé reniflant les gouttières
récitant son alphabet
maintenant on se retournerait même pas sur lui
il a été célèbre mais c’était y a si longtemps
vous savez il jouait du violon électrique
sur l’allée de la Désolation

le docteur Obscène surveille son monde
à l’intérieur d’un bol de cuir
mais ses patients désexués
ils essayent de bander
son infirmière c’est la paumée du quartier
elle s’occupe de la lucarne au cyanure
et elle distribue les petites cartes de condoléances
« ayez pitié de son âme merci »
tous équipés de sifflets à deux sous
vous les entendrez en train de jouer
si vous penchez la tête assez et assez
dans l’allée de la Désolation

dans la rue en face ils ont cloué les rideaux
ils se préparent pour la grande fête
le Fantôme de l’Opéra
la parfaite image d’un prêtre
ils nourrissent Casanova à la petite cuillère
qu’il prenne un peu d’assurance
et puis ils l’assassinent par trop de confiance en lui
ils l’ont empoisonné de bonnes paroles
et le Fantôme hurle aux filles anorexiques
« fichez le camp d’ici si vous le savez pas
si on l’a puni Casanova c’est pour être allé
dans l’allée de la Désolation »

maintenant c’est minuit tous les flics
et l’équipe des surhommes
ils arrivent et ramassent ceux
qui en connaissent plus qu’eux
ils les ramènent à l’usine
où la machine à crise cardiaque
on la leur fixe aux épaules
on remplit de kérosène
trouvé dans les châteaux
c’est les compagnies d’assurance qui le veulent
et vérifient que personne ne s’en échappe
de l’allée de la Désolation

vive le Neptune de Néron
le Titanic lève l’ancre à l’aube
et tout le monde te crie
« choisis ton camp choisis vite ! »
puis Ezra Pound avec T S Eliot
combattent dans le donjon du capitaine
pendant que les chanteurs de calypso se fichent d’eux
et que les pêcheurs apportent des fleurs
par les fenêtres de la mer
celles des belles sirènes qui nagent
et personne pour remuer des méninges en rond
pour l’allée de la Désolation

oui je l’ai reçue ta lettre d’hier
(juste au moment que la poignée de porte a cassé)
quand tu m’as demandé ça va toi
c’était quoi cette bonne farce ?
tous ces gens dont tu parles
oui je les connais ils ont bien dégusté
faudrait que je leur refasse la figure
que je leur redonne un nouveau nom
en ce moment je n’arrive plus bien à lire
ne m’envoie plus de lettres non
sauf si c’est de la boîte aux lettres là-bas
dans l’allée de la Désolation

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Idiot wind | vent idiot


Il y a une veine comique chez Dylan, des chansons pour faire rire : un rire qui ne laisse pas indemne celui qui raconte l’histoire. Les chansons d’amour, il n’y croit pas complètement, sa première et sa plus belle chanson d’amour c’était Don’t think twice it’s allright, Suze qui l’a plaqué pour un gars d’Italie, ou Balad in a plain D, ballade en ré majeur pour se venger de Suze et sa sœur, une chanson qu’il dit avoir regret qu’il l’ait chantée. Dylan misogyne, mais les hommes ne sont pas mieux traités. Pourquoi dans Like a rolling stone c’est une fille qu’on dépouille, une fille qu’on perd tout : la chanson est devenue un hymne et pourtant misogyne. Je n’aime pas la façon dont il s’y prend pour cette rupture dans Idiot wind. Je n’aime pas la façon dont il pose au début un narrateur qui forcément n’est pas lui, ne parle pas de comment lui, Dylan, s’est remis à boire et a plaqué Sara et les cinq gosses. Je me dis que c’est volontaire, ce harassement de couplets : que personne ne peut avoir estime et respect pour un type qui traîne ça dans une rupture. Mais c’est le harcèlement intérieur, il grogne, il dit qu’il a en lui un lion mal apprivoisé, mais il rampe encore à la porte. Il voudrait être un autre, qu’il dit : il n’est pas cet autre. Je n’est même pas il. Il rattrape le coup à la fin, en se rabaissant là où il a rabaissé l’autre : il ne la réhabilite pas pour autant. Je n’aime pas que Dylan, avec ses propres mots, par collage délibéré, vienne salir la chanson à laquelle il doit tout : Blowin’ in the wind, the answer, my friend, is blowin’ in the wind. C’est idiot, au sens de Shakespeare ou de Faulkner peut-être : the world is a tale full of sound and fury, and told by an idiot… Idiot wind, blowing… Et on répète : idiot wind, blowing… Dylan nous laisse un testament vérolé. Il nous impose un testament qui ronge son propre héritage. Et qu’on peut faire une chanson magnifique, une chanson à en chialer, avec autant de ce qu’on déteste nous, et peut-être lui aussi.

Y a quelqu’un qui en a après moi, ils disent des bobards dans les journaux
C‘est n’importe quoi mais faut que ça arrête mais quand est-ce qu’ils le feront je voudrais savoir.
Ils ont dit que j’ai tué un type nommé Gray, que je suis parti avec sa copine en Italie
Elle a hérité d’un bon million et quand elle est morte le paquet c’était pour moi
C’est de ma faute si j’ai de la chance ?

Les gens me voient bien de trop mais ne se rappellent plus ce qu’ils doivent faire
Ils ont la tête remplie de grandes idées, de belles images, tout est distordu
Même toi, hier, quand tu m’as demandé où c’était
Je ne pouvais pas croire après tout ce temps, que tu ne me connaissais pas un peu mieux que ça
Ma douce…

Vent idiot, et ça souffle dès que tu ouvres la bouche
Souffle par les rues de derrière jusque vers le sud
Vent idiot, ça souffle dès que tu remues les dents
Le mot idiot comme il te va, chérie
Avec tout ça c’est merveille, tu arrives encore à respirer

J’étais allé chez la voyante, elle m’a dit attention un grand malheur sur vous peut fondre comme foudre
Ni paix ni repos, depuis si longtemps je peux même pas me rappeler à quoi ça ressemble
Il y a avait un guerrier monté seul sur la croix, et de la fumée qui sortait par la porte du garage
Tu ne savais pas, tu ne pensais pas que ça pourrait arriver, et à la fin c’est lui quand même qui a gagné la guerre
Même après les batailles perdues une par une

Je me suis réveillé sur le bord de la route, moitié rêvant à la façon dont se présente parfois le monde
La vision de ta jument alezan dans mon crâne elle faisait jaillir des étoiles
Tu blesses ceux que j’aime le plus, tu recouvres la vérité de mensonges
Un jour c’est toi qui finiras au fossé, des mouches te mangeront les yeux
Un peu de sang sur la selle

Vent idiot, ça souffle sur ta tombe et ses fleurs
Souffle et agite les rideaux de ta chambre
Vent idiot, ça souffle dès que tu remues les dents
Le mot idiot comme il te va, chérie
Avec tout ça c’est merveille, tu arrives encore à respirer

On est tombé à cause de notre poids on s’est séparés c’est le destin
Tu as apprivoisé le lion dans ma cage mais pas assez pour le changer au fond
Maintenant tout est vaguement renversé, en fait les roues ont cessé de tourner
Ce qui est bien n’est pas bien, ce qui n’est pas bien est bien, tu verras quand tu seras au bout
Et tu n’est pas, au bout

Je l’ai bien vu à la cérémonie, tes façons d’excitée t’ont aveuglée
Ta figure je ne m’en souviens plus, ta bouche est différente, tes yeux ne regardent plus dans les miens
Le prêtre était en noir au septième jour et restait de glace pendant que la tour brûlait
J’avais un pied sur le marche-pied je t’attendais près des cyprès et le printemps
Est lentement devenu l’automne

Vent idiot, ça souffle en rond autour de mon crâne
Du Grand Coulee Dam au Capitole
Vent idiot, ça souffle dès que tu remues les dents
Le mot idiot comme il te va, chérie
Avec tout ça c’est merveille, tu arrives encore à respirer

Je ne plus te blairer, je ne peux même pas lire un livre que tu as lu
Chaque fois que je rampe jusqu’à ta porte, je voudrais que ce soit un autre
Au bout des autoroutes, au bout des chemins, sur les routes de l’extase
Je t’ai suivie sous les étoiles, traqué par ton souvenir
Et toute ta gloire déployée

C’est la dernière fois qu’on se fiche de moi comme ça, finalement me voilà libre
Un baiser d’au revoir à la bête qui hurle, toi et moi séparés borderline
Tu ne sais pas ce que j’ai subi ni ce que j’ai surmonté
Et pareil tu vois symétrique, dans la pureté sainte de cette espèce d’amour
Tu m’en vois bien désolé

Vent idiot, ça souffle à travers les boutons de ton manteau
Ça souffle à travers les lettres que j’écris
Vent idiot, ça souffle sur la poussière de nos étagères
Le mot idiot comme il nous va, à nous
Avec tout ça c’est merveille, qu’on arrive encore à respirer

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Dignity | dignité


Un obèse essaye une lame d’acier
L’anorexique devant son dernier repas
L’homme vide dans un champ de coton
Cherchant leur dignité

L’homme sage avec un brin d’herbe
L’homme jeune devant les ombres qui passent
L’homme pauvre à travers les fenêtres colorées
Cherchant leur dignité

Celui-ci assassiné la veille du jour de l’an
Quelqu’un a dit que la dignité était la première bafouée
Je suis revenu dans la ville, j’y ai marché
Je suis entré au pays du soleil à minuit

J’ai cherché en haut, cherché en bas
Cherché partout où je pouvais
J’ai demandé aux flics partout que j’en voyais
Elle est où, la dignité ?

L’homme aveugle sort de sa transe
Mes ses deux mains dans les poches de la chance
Espérant trouver heureuse circonstance
La dignité

Je suis allé au mariage de Marie-Lou
Elle a dit : – Je veux pas que personne me voie te parler
Qu’elle se ferait tuer si elle me disait ce qu’elle savait
A propos de dignité

Je suis descendu là où les vautours paissent
Je serais descendu plus bas mais pas besoin
On entendait la voix des anges la voix des hommes
Et je ne faisais pas la différence

Un vent glacé qui coupe comme un rasoir
Une maison en feu, des dettes sur le dos
Tu vas à la fenêtre, tu demandes à la bonne
Tu sais où c’est, la dignité ?

Un homme qui boit, il entend des voix
C’est une pièce avec des gens, et partout des miroirs
Il cherche dans les années perdues, oubliées
Où, sa dignité

J’ai rencontré le prince Philip à la maison du blues
Il m’a dit qu’il me poursuivrait si son nom n’était pas cité
Il voulait l’argent d’abord, et dit qu’on l’avait eu comme ça trop de fois
Par dignité

Une empreinte de pieds nus sur le sable argenté
Une trace de pas sur la terre tatouée
J’ai croisé les fils de l’obscurité les fils de la lumière
Aux villes frontières du désespoir

Je n’ai pas d’endroit où disparaître, pas de manteau
Je suis sur le torrent dans un bateau qui bouge
J’essaye de lire ce papier que quelqu’un m’a donné
A propos de dignité

L’homme malade en quête du bon médecin
Cherche dans les lignes de sa main il n’y en a plus
Et dans tous les grands livres de la littérature
Ce que c’est, la dignité

Un Anglais à sec dans le vent de travers
Se repeigne en arrière, le futur semble mince
Au moment d’y passer il se considère lui-même
Où, la dignité

Quelqu’un m’a montré une photo ça m’a fait rigoler
La dignité jamais on ne l’a photographiée
J’ai misé sur le rouge misé sur le noir
J’ai marché dans la vallée aux ossements desséchés

Et tellement de routes, tellement mis sur le tapis
Tellement d’impasses, j’arrive au bord du rivage
Quelquefois je me demande ce qu’il faudra
Pour trouver la dignité

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The man in me | l’homme qui est en moi


L’homme qui est en moi ferait à peu près tout
Et comme compensation, bien peu ce qu’il demandera
Juste une fille comme toi
Pour rejoindre l’homme qui est en moi

L’orage vient gronder jusqu’à ma porte
Je me dis à moi-même que je ne pourrai pas supporter plus
Sans une fille comme toi
Pour rejoindre l’homme qui est en moi

Mais comme c’est merveilleux
Savoir seulement toi près
Un battement qui vient au cœur
Et se propage des pieds à la tête

L’’homme qui est en moi se cachera quelquefois pour que personne ne le voie
Mais c’est juste parce qu’il ne veut pas qu’on le change en espèce de machine
Il a fallu une fille comme toi
Pour rejoindre l’homme qui est en moi

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bibliographie, les essentiels



 Chroniques, volume 1, Bob Dylan, Fayard, 2005
 The Bob Dylan Encyclopedia, Michael Gray, Continuum, New York, 2006
 Bob Dylan Essential Interviews, edited by Jonathan Cott, Rolling Stone, 2006
 Like a Rolling Stone, Greil Marcus, Faber and Faber, 2005
 Wicked Messenger, Bob Dylan and the 60s, Mike Marqusee, Seven Stories Press, New York, 2003-2005
 Down the Highway, the life of Bob Dylan, Howard Sounes, Grove Press, 2001
 The Rough Guide to Bob Dylan, Nigel Williamson, Rough Guides, London, 2004

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1ère mise en ligne 22 mai 2007 et dernière modification le 24 mai 2021
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