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à savoir si tu es daté

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2019.07.21 | Google efface Supplice

C’était un moment un peu magique, la semaine dernière, conversation dans un bureau vide, et lui sur son ordinateur avait branché des enceintes, laissait passer des sons plutôt de l’âge rap et hip hop, mais pas du tout venant, de quelqu’un qui écoute. On en est venu à parler – villes, territoires, espace public etc... – du festival Dans la vallée, près de Sélestat en Alsace, fondé par ce grand mec qu’est Rodolphe Burger. Comme il ne connaissait pas, mon interlocuteur, on a pointé un concert de Rodolphe (j’en mets un ci-dessous, avec mon cadet et frère d’armes Cadiot Olivier) et on en a laissé passer quelques minutes, comme on fait tant de fois les uns les autres, puis il a eu cette phrase mais lancée gentiment, lancée comme une question – et on échange avec lui en confiance grandissante depuis plusieurs mois maintenant – mais phrase qui me désarçonne depuis 8 jours : – La guitare électrique, chaque fois, c’est pas un peu daté ? Si j’étais désarçonné, c’est parce que les mecs qui jouent de la gratte, comme Rodolphe, ou Sergio TG, ou Segal et les autres, c’est toujours sur des vintage dont le son justement vient du moment de l’invention. Les Telecaster et Les Paul des Jimmy ou des Keith datent de 57/58. Mais j’y repensais cette semaine à partir de mes propres habitudes d’écoute. J’essaye de les ouvrir, mes habitudes d’écoute, et j’ai quelques informateurs. Mais, si je mets Sergeant Pepper’s dans mon casque pour bosser tranquillement dans le train, c’est la toute première fois que j’ai écouté ce disque sur mon petit électrophone de collégien en 1967 qui devient immédiatement contemporaine. Oui, je serai toujours daté comme le son des guitares qui ont été mon propre accès au monde, depuis la 5ème en 1965, et le passage du monde à la couleur : il n’y a qu’à voir la liste des disques qui sortent au cours de l’année 1970, quand j’étais en terminale. Mais, à force de me tarabuster toute la semaine, cette phrase, c’est pour la littérature aussi que je m’interroge. Est-ce que ce n’est pas nous tout entiers, les « littéraires » (la connotation négative du mot où qu’on soit, et peu de jours qu’on ne se le prenne pas, aujourd’hui y compris, sans même que l’interlocuteur y pense à mal) qui sont datés ? Dans le boulot quotidien je ne me remets pas beaucoup en cause. Je travaille sur les moments de rupture et d’invention. Qui aujourd’hui veut travailler à sa propre invention et ruptures, il a à puiser dans l’histoire discontinue des ruptures passées. Faire l’économie de Rimbaud ou d’Artaud, ce n’est pas accéder plus vite à la contemporanéité. C’est pourtant le boulot qu’on doit faire tous les jours, en version un peu plus sophistiquée et rusée mais finalement qui se résume bien à ça. Là, toute la journée, c’était commission innovation audiovisuelle au CNC, donc précisément des projets issus d’une autre génération, et le plaisir c’est plutôt d’y déceler le désir de film, le chemin imprévu, est-ce que c’est notre rôle de datés d’avoir un peu de distance intérieure pour s’autoriser collégialement, et laborieusement mais follement et cruellement aussi, ce droit de décider le push sur les projets d’autres qui ont 30 ans de moins que vous, tandis que les siens propres prennent des chemins qui ressemblent plus à des tunnels sans fin ? Rien de simple, on le paye de lourd trouble au-dedans, celui justement dont la beauté des guitares console, et celle de Rodolphe dans le premier cercle. Je ne pose pas des questions ici pour y répondre. J’aime toujours autant, ce soir, le son des guitares. Et dans mes habitudes d’écoute il y a bien souvent les décennies 60-70, comme dans mes lectures il y toujours ce sentiment pas déplaisant d’aspiration vers le fond, les noms fétiches de Rabelais, Baudelaire, Balzac et d’autres. Là je fais mon sac pour aller 2 jours à l’ENS Lyon, où on va travailler avec des étudiants non-francophones, une quinzaine d’un peu tous les pays, beaucoup de scientifiques. La dizaine de bouquins que j’ai mis dans mon sac, ils sont probablement datés aussi. Je n’ai pas vraiment de réponse, non : mon site aussi est vieux, toujours le même design même si je passe souvent le polissoir. Ça ne me plairait même pas si mal, finalement, cette idée du daté. Que la littérature ait l’âge des guitares électriques et même bien plus. La jouer quand même.

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mars 2015
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