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2009.12.05 | parole que trop

Les libraires devraient avoir plus confiance : ce qu’ils perdront, c’est probablement la daube et les lecteurs de daube. Mais nous, on restera forcément leurs clients, farfouilleurs, attachés au souvenir de chaque lecture, vérifiant sur les rayons la proximité et les cousinages des auteurs, jetant vite un oeil à Agamben comme à Sebald même si on a lu tout ce qui est disponible. Rachetant au besoin des livres, et cherchant chez eux, avec confiance qu’on les y trouvera, des raretés qui nous paraissent essentielles. Mes librairies sont mon histoire. Ainsi d’Olivieri à Montréal, juste auprès de la fac. Je cherchais depuis un moment Paul-Marie Lapointe, rien dans aucune librairie de Québec, chez Olivieri je le trouve. Puis Franketienne, et ce monument de langue, 812 pages grand format : L’oiseau schizophone (lire ce qu’en dit mon copain Waberi, voir aussi dans la bibliothèque insulaire), ultime rescapé de la faillite Jean-Michel Place, j’embarque l’exemplaire restant pour 20 dollars, et je prends un Adorno parce que dans les heures d’autobus j’ai besoin de carburant, j’ouvre un Heidegger déjà lu et Minima Moralia déjà lu, finalement c’est avec Adorno que je pars. Donc une librairie qui répond (sans compter le lien d’amitié avec le fonds Verdier, très présent). En plus on peut y manger, ou s’asseoir avec un café, il y a des lectures, des rencontres, ce n’est pas ces librairies-là qui doivent avoir peur (et pourtant, le prix du loyer est quasi aussi ahurissant qu’à Paris...). Mais, en discutant avec Rina Olivieri, encore cette phrase qui lui échappe (lui échappe, parce que justement on parlait du Net et de sa librairie, présente via très originale activité réseau, usage complémentaire et intensif de twitter et face book devenus instruments de proximité) : – Internet mais on trouve n’importe quoi... Je crois même que sa phrase était plus verte. Et moi, avec mon Paul-Marie Lapointe, mon Adorno et mon Oiseau Schizophone, qui ne peut pas m’empêcher de répondre : – Mais tu ne le vends pas, le bouquin de Céline Dion avec Sarkozy qui lui colle la légion d’honneur en photo couleur double page, il n’y est pas, dans la librairie, tu as refusé de le vendre ? Et pensant aussitôt : non, ce n’est pas un argument, je n’ai pas le droit de dire ça. Pourtant, est-ce que ce n’est pas la question même de comment s’orienter, choisir, se retrouver par affinité (sérendipité ?) dans le lieu de confiance, d’exigence, de bonne prescription ? Et ça aussi bien dans le web avec ces voisinages grand écart, que le même grand écart dans les masses marchandes rassemblées sous l’appellation livre ? Mes lectures les plus exigeantes, celles qui mènent ici à la librairie, ce n’est pas justement -– le plus souvent, pour les livres cités ce n’était pas le cas –- d’après une découverte web, une incitation web préalable ? Et inversement, que le point de si grande fragilité des librairies, c’est que même toutes nos forces rassemblées n’imposent pas l’exigence littéraire quand pour vendre Dan Brown on ne le sort même pas du carton, juste on enlève le dessus, et que c’est ça qui paye le loyer, pas le vieux poète de 80 ans ni le bouquin de philo, qui aide pourtant tellement à penser, à vivre ?

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 décembre 2009
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