de la lecture comme création

Karl Dubost part en voyage virtuel avec un livre, et transforme l’idée et le rêve de la lecture


note du 12 juin 2010
 complément : lire Hubert Guillaud le livre que nous construisons et entretien Pierre Ménard - Hubert Guillaud sur Melico

note initiale, lundi 7 juin 2010
 ce billet a été écrit lundi 7 juin 2010, de 18h25 à 21h44, suite à la lecture de 2 billets de La Grange, début d’une série sur la mission Iwakura, 5 jeunes femmes japonaises venant visiter, en 1872, San Franciso et Oakland ;
 sur le web il vaut mieux faire des billets courts, celui-ci ne l’est pas ;
 les littéraires y trouveront probablement un peu trop de numérique, et réciproquement – mais Karl Dubost ne proposant pas d’espace commentaire sur son site, précisément pour nous inciter à répondre chacun sur nos propres sites, ce billet aura au moins un lecteur – vous pouvez prolonger ou signaler votre passage, c’est bienvenu ;
 je ne sais pas si ici j’écris, je sais par contre que mon rapport à la lecture et à l’écriture y trouve actuellement sa nécessité ;
 un laboratoire s’invente, celui de la lecture, il s’installe sur Internet parce qu’Internet en est la matérialisation principale – pour nous tous, la dette à la lecture, ce que nous lui devons de nous-mêmes, est trop important ou décisif pour n’en pas faire ce chantier, réflexion à voix même pas chuchotée, silence de l’écriture, mais à ciel ouvert – le web.

 

Qu’est-ce que lire ?

Finalement, question qui nous travaille bien plus que les appareils, les supports, l’épicerie, ou les guerres de tranchée des défenseurs de grands mots, ah l’écrivain sur son piédestal, les droits d’auteur et la chaîne du livre.

Et si c’était notre rêve d’enfant, entrant dans le livre, qui était la première clé par où repasser ?

Et si ce qu’on découvrait, alors, c’était tout simplement la passion curieuse du monde, l’imaginaire mis en travail par l’ailleurs, la rupture dans l’espace et le temps. Et la seule magie qu’on nomme littérature, l’écart réflexif par quoi on inaugure tout cela dans un temps séparé, celui du mental clôt sur lui-même.

Pour l’écriture, ce n’est peut-être pas si difficile. Qu’on prenne les lettres et carnets de Flaubert, le Journal de Kafka, ou les chroniques au quotidien de l’immense Walser, on sait que l’atelier de l’auteur est cette constante tension entre les livres, la table et le monde. Les dessins et photographies de Claude Simon nous mènent à l’incipit de ses livres décrivant sa table et ses objets, et s’il dérange à ce point c’est peut-être justement pour avoir installé là la matière même de ses livres. Le passage pour Julien Gracq à Lettrines 2 (mon texte dans revue NRF d’hommage, ce mois), peut aussi être considéré comme l’irruption – dans la matière littéraire elle-même – de ce qui autrefois la fondait en amont, expérience du monde hors de notre perception sensible, qu’il s’agissait de reconstruire, et par quoi s’augmentait l’expérience sensible directe du proche. Sur ces notions de proche, de présence, les poètes – de Rilke à Celan, de Dupin ou Du Bouchet à Emaz – n’ont cessé de nous guider : rien de neuf sous le soleil.

Reste la bascule actuelle : ce n’est pas parce que l’industrie du livre s’effondre (elle s’effondre, désormais incapable de reconnaître ces objets plus ingrats qui lui conféraient cette universalité symbolique) qu’on vient sur Internet, et surtout pas pour y chercher je ne sais quelle médiation épicière d’un versant noble, qui resterait le livre imprimé. Et quand bien même on a du mal à l’expliquer à nos chers collègues – encore qu’on se croise de moins en moins.

C’est la première fois en presque 30 ans que je passe une année entière sans pulsion de livre. Et pourtant, jamais eu l’impression de réfléchir, ou travailler, ou pratiquer aussi intensément la littérature que toute cette année, dans le décalage et l’instabilité des signes induits par la vie en Amérique. L’impression que la façon dont s’organise et se structure le site (d’ailleurs, ça bugge un peu en ce moment, trop de choses bougées dans tous les recoins) m’amène bien au-delà, dans cette tension d’entre la langue et les mots, que ce que m’aurait permis l’élan du livre. Ce n’est pas dédain ni mépris : lu la semaine dernière le géant Cranford d’Elisabeth Gaskell (1853), le In cold blood de Truman Capote, et relu L’auteur de Beltraffio d’Henry James, plus tous les soirs un petit moment de Proust, vieille discipline (pas toujours Proust, alternance avec Saint-Simon, Gracq, Borges, Balzac, Nerval, Stendhal, mais toujours moment de retour à cette veine centrale de la langue).

En ce moment, je travaille (dans mes ateliers virtuels privés !) à cette Traversée de Buffalo : mais la première interface est une carte, qui s’assemble depuis des captures écran de détails des villes des grands lacs, Buffalo, Detroit, Milwaukee, Chicago, un peu de Seattle aussi. Cliquer dans la carte envoie vers une fiction liée à cette figure géographique, mais appelle une série de mots-clés permettant alors une navigation horizontale de texte à texte, le texte alors envoyant vers un grossissement de l’image de départ. A l’intérieur du texte, des liens envoient vers des fragments du monde réel qui articulent ces distorsions du réel (associations sportives de la prison de Rykers à New York, centre d’aide aux femmes détenues de la prison de Chicago) à la fiction initiée par la carte aérienne. Installant donc dans mon site des poches sans liens, dont l’accès public se fait en points bien précis, posant d’autres problèmes d’archivages et structures. Je n’ai aucune idée de ce qu’est esthétiquement ce work in progress, sauf que je ne saurai le proposer à un de mes anciens éditeurs, sauf qu’il appelle la médiation numérique pour s’y insérer (donc le lire), et qu’il correspond en profondeur à mes usages même de l’appropriation du monde, où pour chaque point de notre expérience du monde, du voisinage le plus concret même, nous en appelons aux moteurs de recherche et aux ressources numériques. Et que notre relation individuelle au monde, qui se tissait autrefois de la correspondance épistolaire, des registres de comptabilité, du journal du matin, s’est transférée de fait – mails, réseaux, compte en banque, univers professionnel, dans cette même surface écran.

Il ne s’agit pas forcément d’une rupture. Du plus loin que je me souvienne, l’univers des livres a engendré en lui-même cette relation diffuse qui va de l’oeuvre au monde sensible qu’il transfère. Nous collectionnions les petits opuscules Écrivains de toujours pour disposer des photos, de la chronologie. On éditait les journaux, les carnets. On se renseignait sur les réalités évoquées, et on avait des récits de voyage, des biographies d’explorateur, on se promenait avec passion dans encyclopédies et dictionnaires.

Là encore, le numérique ne fait qu’amplifier, ou rendre inutile une médiation par un objet clos. C’est bien l’enjeu pour les bibliothèques, qui doivent ici apprendre à guider, inciter à la curiosité, quand nous savons, lorsque nous y entrons, que ce n’est pas forcément dans un livre qu’on trouvera l’exploration souhaitée – et qu’elle reste pourtant symboliquement lieu de cette exploration.

Pour en arriver à cette question : dans ce basculement au présent, nous continuons évidemment à en appeler au passé – et c’est aussi notre tâche essentielle pour l’enseignement, la transmission. Les outils d’investigation du passé sont eux aussi d’emblée numérique : voir comment la science nous propose des images des origines même de l’univers, ou les équipements techniques sollicités pour dater un fossile humain, là où tout se réinvente de notre histoire. Si nous lisons Balzac (ou Baudelaire, ou les Surréalistes) et souhaitons faire émerger telle diffraction de Paris, on sait comment s’y prit Walter Benjamin, les notes accumulées à Bibliothèque nationale dans des opuscules que personne avant lui probablement n’avait détectés, et qui ont permis la composition posthume du Passagenwerk. Nous, on convoque les archives numériques, et on le pratique plus ou moins consciemment, dans les minutes suivant un film ou à l’arrêt de lecture.

C’est la question ouverte en grand par Karl Dubost avec La mission Iwakura. Si j’en sais bien peu de l’astrophysicien Karl, de visiter assidûment son site et nos trois rencontres à Montréal et Québec) me permet de disposer de quelques repères : sur sa pratique de lecteur, le livre souvent épais qu’il promène longtemps dans sa poche (j’ai lu cet hiver, après lui, successivement, L’éloge des voyages insensés de Golovanov, puis Tristes tropiques dont je n’avais jamais supposé que mon propre décalage d’Américain provisoire décalerait autant la lecture, notamment des 160 premières pages avec toutes ces villes autour du monde, de Bombay à Chicago). Karl (un des rituels évoqués dans son site, c’est l’heure de lecture et d’écriture dans un bistrot, tôt le matin, avant de rejoindre son travail) ouvre aujourd’hui ce voyage de femmes japonaises dans les USA du XIXème siècle.

Reprenons : nous lisons un livre, nous sommes déjà – ô monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir – dans un écosystème neuf de pratiques et d’appropriation du texte, parce que notre mémoire des images est différente de ceux qui nous précédaient il y a quelques décennies, parce que notre sentiment géographique (dit Michel Chaillou – 80 ans ce 15 juin, a blogué le 31 mai) s’est éduqué autrement, et parce qu’à portée de notre outil le plus intime de l’épistolaire ou de l’utilitaire, l’encyclopédie est directement accessible, sans passer par le lieu rituel des archives qu’était la bibliothèque.

Ce qu’énonce Karl : ce déplacement des processus, cet agrandissement de nos usages, est aussi le livre qu’on lit. Je voulais juste rebondir en disant que le livre était déjà cet ensemble composite de relations plus large que son texte. Mais je rejoins Karl dans cette proposition : un des chantiers d’aujourd’hui, c’est de produire matériellement cet objet potentiel, dont nous-mêmes ne savons pas l’extension précise.

Souvenir de mes dix ans d’écriture pour Rolling Stones, une biographie, paru en 2002 ? à la charnière : la course pour les CD pirates, les visites à New York et Londres pour les archives rares, les lieux à aller voir pedibus. Travaillant les années suivantes sur Led Zeppelin ou Dylan, mutation considérable : tout cela était accessible par l’ordinateur. Là, travaillant sur un Hendrix, dans mon site privé j’ai commencé par un wordpress antidaté depuis 1941, pour chaque jour de la vie de Hendrix : le site laboratoire est déjà pour moi bien plus potentiellement fascinant que le livre sur lequel je m’étais pourtant imprudemment engagé.

Peut-être qu’à ce point de la méditation je me sépare de Karl (ça ne l’effraiera pas outre mesure) : comment constituer cet objet en expansion, aux frontières floues ? Concepts qui ne hérissent pas les scientifiques, dont il est. Il s’y insère avec ses propres solutions : un site qui installe une ligne de temps, chaque jour collectant telles archives en fonction d’où il en est dans sa lecture. On connaît d’autres objets de ce genre : le Je me souviens de Perec recomposé par Philippe De Jonckheere, les traces Bergounioux recomposées par Jean-Claude Bourdais. Ou le travail de Norwich sur Sebald, ou Laurent Margantin sur Novalis ou Trakl : un mouvement serait donc ici amorcé ? On va donc, les jours à venir, suivre comme un feuilleton la lecture active de Karl. Mais comment le chantier serait autrement que collectif ? Il propose un wiki, bien conscient que ces outils, infiniment malléables dans l’usage collectif, sont bien frustes par rapport à notre exigence graphique – ah les gravures de Buffon ou de Jules Verne (qu’évoque d’ailleurs Karl), ou bien notre vieille passion à feuilleter les dictionnaires ou l’encyclopédie Larousse du XIXème...

Est-ce que Karl Dubost ne se fait pas lui-même alors d’un nouvel objet, son site, dans lequel se crée une nouvelle caverne, avec lanternes magiques, galeries à ouvertures surprise... Est-ce que tous les livres, d’autre part, se prêtent au même travail : je me souviens de mes explorations virtuelles lors de la lecture des Voyages insensés de Golovanov : et si peu trouvé sur l’île, hors retomber sur ses propres archives (c’était d’ailleurs la grande réussite de Karl, de proposer, en accompagnement de telle phrase du livre, jour après jour, une photo d’un détail très précis de ces îles que sont Montréal ou Tokyo, ou sa réflexion sur la cartographie du web... – autre particularité de La Grange : instructions pour empêcher l’archivage et la recherche de Google). Infinie supériorité de l’écriture à suggérer, faire rêver, représenter quand rien d’autre ne le permet. Et cela vaut aussi bien pour Les jours de notre mort de David Rousset, que probablement pour la haute magie des récits de Kafka : Un champion de jeûne (Des Hungerkünstler), on devrait installer des liens vers des baraquements de fête foraine début de siècle à Praque ? Mais justement, ce n’est pas situé, contrairement au Vieux saltimbanque des Poëmes en prose de Baudelaire... Et comment échapper à l’atomisation, au fractionnement (je pense à ce beau billet de Pierre Assouline sur la marche et la lecture, prisonnier des structures rudimentaies des blogs lemonde.fr, pas même de mots-clés...).

En attendant, rêvons au voyage des dames japonaises qui viennent de débarquer à San Francisco. C’est le principe, qui compte, et la question ouverte. C’est ce qu’a fait pour Flaubert, ces dernières années, l’équipe d’Yvan Leclerc à Rouen. Le beau chantier du site André Breton serait aussi un bel emblème... Peut-être sommes-nous à l’aube d’une très lente reprise de la bibliothèque, qui ainsi se recomposerait progressivement dans le nouveau support, comme Jean-Jacques Lefrère et les autres ont su le faire pour Rimbaud et Lautréamont sans déborder des limites du papier (voir comment, pour la photo de Rimbaud à Aden, c’est le web qui a finalement pris le relais, symptôme...).

Je faisais quoi d’autre, ce matin, proposant une lecture à voix haute de Rabelais ? Pourtant, je me sens dispensé d’accrocher à la phrase nue de Rabelais ce portrait apocryphe qu’on lui accole partout, quand il est prouvé qu’on ne lui a pas tiré le portrait de son vivant.

Et ces objets qui commencent à s’inventer, se composer, comment les présenter, comment et où leur donner existence – non pas enclose dans le mot livre, mais susceptibles de produire un voyage aussi fort que ce qu’enfant nous demandions au livre ?

Autant vous dire que, si le livre numérique continue d’encombrer à tire-larigot nos Netvibes et Twitter, ça encombre moins nos têtes. Que les épiciers et mastodontes s’affrontent, se déchirent, et n’en puissent plus de (rêves de) lois et protection DRM – nous ne souhaitons plus lire ce qu’ils nous proposent, tout simplement parce qu’objets participant d’une certaine adéquation du texte et du monde, adéquation qui de tout temps a été soumise à ruptures et reconfigurations, adéquation qui ne permet plus à ce qu’ils nomment roman de coïncider avec notre propre réflexion sur nous-mêmes et le monde. Ça n’empêche pas les Philippe Vasset ou autres hapax, dans notre catalogue publie.net on en propose une belle collection aussi. Mais l’invention, aujourd’hui, s’exprimerait bien dans le titre proposé par Karl Dubost : de la lecture comme création. Aussi bien pour ce que nous écrivons au présent, que pour la bibliothèque à laquelle encore et encore on en appelle.


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1ère mise en ligne 8 juin 2010 et dernière modification le 12 juin 2010
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