loi Prisunic : arrêtez-les ils sont fous

les Sénateurs ne nous dérangent pas, s’ils se mêlent de leurs histoires – mais quand ils rampent devant le lobbying des éditeurs ça craint


nous fatiguent…


On le sait : la masse d’articles, de paroles, débats et ainsi de suite consacrés au livre numérique est inversement proportionnelle à l’importance de notre tout petit artisanat et de ses résultats.

Encore faut-il, puisque pas question de nous aider nulle part (lire Guide de l’éditeur diffusé par le Centre national du Livre : peut être reconnue comme éditeur une entreprise à 100 000 euros de CA/annuel dont la moitié réalisée en librairie, pas demain que le CNL s’ouvrira aux acteurs numériques !), qu’on nous laisse chercher, apprendre, développer. Et on dirait que c’est là où ça leur fait mal, on est le bouc émissaire de tout, de leur vassalisation aux best-sellers, de la rotation hyper accélérée d’une surproduction complètement normative.

Il y a pourtant un premier axiome : les textes que nous accueillons sur publie.net n’existeraient pas publiquement via les dispositifs d’édition traditionnelle. Le choix n’est pas entre le livre papier et le livre numérique, il est simplement de notre droit à nous organiser pour faire circuler et lire comme ils le méritent, soignés, aimés, les textes qui nous importent.

Le 30 juillet dernier, alors qu’on commençait à nous claironner l’arrivée d’une loi sur un prix unique du livre numérique, je mettais en ligne un billet : Le prix unique du livre numérique on s’en fout complètement, je viens de regarder à l’instant, 5093 visites individuelles, personnes qui sont restées plus d’une minute sur la page. Là aussi, constat un peu ironique : bien au-delà du nombre de téléchargements publie.net sur la même période !

 

une innovation en droit : le délit d’intention


Alors hier, la voilà, cette loi. Et pour commencer, dans son article 1, cette phrase :

ayant été préalablement criminel ou étant susceptible de l’être

Imaginez ce principe inclus dans notre constitution ? Le droit français tout d’un coup décrétant d’une intention supposée...

Et supposée par d’autres, qui en énoncent les critères.

C’est d’emblée le paradoxe de cette loi croupion, le réflexe gendarme partout qui signe la Sarkozie : qui décrètera de votre intention d’être criminel, avant que vous l’ayez manifesté ? Je ne plaisante pas du tout. On a connu récemment suffisamment de procès, y compris basés sur des écrits privés (journal intime d’un lycéen, il y a 2 ou 3 ans).

La loi donc complète aussitôt, 2ème alinéa du 1er article :

Un décret précise ... le champ d’application de la présente loi.

Ce qui nous laisse bien 4 à 5 ans le temps que les doctes experts puissent arriver à définir ce champ caractérisant l’adjectif susceptible.

Bon, j’enlève le mot criminel, et je reviens à l’énoncé réel :

La présente loi s’applique au livre numérique consistant en une oeuvre de l’esprit créée par un ou plusieurs auteurs, commercialisé sous forme numérique et ayant été préalablement publié sous forme imprimée ou étant, par son contenu et sa composition – à l’exclusion des éléments accessoires propres à l’édition numérique –, susceptible de l’être.

Un message twitter de 140 signes est une oeuvre de l’esprit (les histoires en 3 lignes de Félix Fénéon y tiennent en entier), j’en suis publiquement responsable au terme de la loi, il est susceptible d’être imprimé (pour de vrai : tiens, Éric Chevillard annonce la troisième livraison du recueil de ses magnifiques Autofictifs), et Pomme-P l’envoie sur ma vieille Hewlett-Packard tout en un, je dois donc afficher sur mon message twitter son prix de vente. Bon courage à eux.

Mais quelle insulte ce éléments accessoires propres à l’édition numérique. Accessoires, nos codages, les licences de police, les métadonnées sous Onyx, la réinterprétation de l’affichage selon l’appareil lecteur, accessoires les formes développées d’annotation, partage entre lecteurs ? Accessoires, nos factures de serveur et nos milliers d’heures bénévoles ?

Allez, un slogan sur un tee-shirt (la mode au Québec l’an passé était aux phrases de Baudelaire sur sac à main), oeuvre de l’esprit et imprimable sur tissu, devient livre numérique. Ineptie ? Non, danger.

 

incompétence et ineptie : ont-ils jamais lu numérique ?


Je ne veux pas perdre ma matinée à entrer dans leur jeu. Ça sent trop mauvais le copinage, les courbettes, le lobbying de gros patrons d’édition qui taillent à la machette tout ce qui pourrait gêner leurs chiffres, et rendus nerveux par une érosion dont ils rendent responsable Internet.

Je voudrais m’en tenir à ce qui nous anime, dans cette démarche de création et de partage – où le jeu n’est plus chez eux. Prenez le dernier alinéa de leur projet de loi, par exemple. Je sais, phrase tout à fait banale et incluse dans toute loi publiée par l’Assemblée :

Article 8
La présente loi est applicable dans les îles Wallis-et-Futuna, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises.

À Ouessant, il y a 2 semaines, ils y étaient, les auteurs de Nouvelle-Calédonie : ce n’est pas ça leur problème, et pas ça ce qui nous rejoignait dans nos échanges. Il y a 2 mondes, l’un du fric, issu du système néo-colonial, et ce qu’on cherche à bouger par la littérature mise en réseau.

Les Terres antarctiques françaises, ah bien oui, en voilà de l’importance pour le développement du marché de publie.net. Mais ça témoigne de quoi, sinon l’appropriation marchande de la planète et de ses ressources, le libéralisme poussé jusqu’au moindre espace vierge à se charcuter. Précisément le monde dont je ne veux pas. Je préfère les récits de voyage, et m’importe peu le support sur lequel je les lis.

 

on ne lit plus dans un objet unique


Plus sérieux, mais d’autres viendront s’en occuper : loi inepte parce que consciente de sa propre impossibilité. C’est un énoncé non pas d’âneries, ces gens sont dangereux, mais ils savent ce qu’ils font, mais d’incompétence. Incompétence qui n’est pas un jugement prédictif, mais simplement parce que leur combat, assurer que les industriels en place restent maîtres de l’essor numérique, n’est pas tenable confronté aux faits.

Simplement, parce qu’on lit autrement, et que ça ne se régente pas par décret. Mesures protectionnistes d’une industrie qui n’embauche plus depuis longtemps ? Mais les emplois que crée la galaxie culturelle du web ont pris largement le relais, ça commence à se savoir même dans les formations, masters édition etc...

Inepties techniques, elles fourmillent : on veut faire voter à l’Assemblée la phrase suivante : Une même offre sera donc vendue au même prix quel que soit le canal de vente utilisé. Mais ce qui définit une offre numérique, y compris chez Numilog/Hachette ou Eden/Gallimard, c’est précisément le canal employé : on crée un ISSN par offre (par exemple, un pour l’iBookStore Apple, ou un pour le PDF et un pour l’epub – à publie.net on vous les donne tous). Il y a donc de toute façon déjà une offre par canal et elles sont à des prix différents.

 

les bibliothèques : ennemi ou vache à lait ?


Ineptie suivante, mais là très lourde de conséquence :

Article 3
Les offres groupées de livres numériques, en location ou par abonnement, peuvent être autorisées par l’éditeur, tel que défini à l’article 2, au terme d’un délai suivant la première mise en vente sous forme numérique. Ce délai est fixé par décret.

Et si par exemple, on raisonnait au contraire : le numérique largement disponible en accès lecture (ou sur votre Kindle ou iPad) en bibliothèque, et le livre imprimé vient après ? Et lorsqu’il s’agit d’une réalisation comme la Culturethèque de l’Institut français de Londres, au nom de leur propre droit commercial du monde libéral, pourquoi veulent-ils régenter par décret d’interdiction des formes de diffusion par abonnement, celles qui nous permettent à publie.net de faire respirer un large bassin de chantiers de création, d’expérimentations ? Nous réinventons le cabinet de lecture, il a quelques lettres de noblesse dans notre histoire littéraire.

Gageons que le monde des bibliothèques ne laissera pas passer un décret qui ravale ainsi leur travail en seconde zone. Seulement, messieurs les marchands, attention à ne pas scier la branche où grassement vous êtes assis : la transmission, l’art de lire, la curiosité, c’est sur le terrain, à l’école et dans les villes, que ça se conquiert. Vouloir reléguer la lecture publique à une lecture mise en coupe, régie uniquement par des principes marchands, c’est aggraver encore plus vite la déconfiture. Vous n’avez jamais regardé ce qui se passe en musique, côté Spotify par exemple ?

Des Hubert Guillaud et bien d’autres l’ont analysé depuis si longtemps… les modèles du web, basés sur la profusion des contenus, la sérendipité de leur accès, et un large usage libre des ressources, nous induit à inventer d’autres modèles – pour nous-mêmes – de documentation du monde, d’imaginaire lié à ce qui change du territoire et de l’identité. Dans cette invention, qui vaut jusqu’à la fable, au récit, au rêve, ce dont est dépositaire au profond le texte, de mémoire, d’écart, de rapport dense à soi-même, évolue nécessairement, et ne saurait plus correspondre à la très récente forme commerciale du livre – ce qui ne l’abolit, d’ailleurs, en aucun cas.

 

courez-nous après, bonjour si vous nous attrapez


Sur le fond, pas vraiment d’inquiétude. Ce texte de loi est un truc très tarabiscoté pour dire à chaque alinéa qu’il est bien conscient de ne s’appliquer qu’aux acteurs opérant depuis le territoire français. Si minuscule que soit publie.net, je paye en France plus de TVA qu’Amazon et Google réunis et je peux le prouver. Je suis locataire d’une piaule d’étudiant à Bruxelles pour un de mes enfants, on ne se laissera pas manger sur le dos par le Sénat et le SNE, on a mieux à faire : c’est ça qu’ils cherchent ? Il se trouve que j’ai une certaine idée de la démocratie et de mon pays, alors je n’ai pas choisi pour l’instant ce contournement.

Sur le fond, pas d’inquiétude non plus, parce que ce texte tarabiscoté avoue partout ses limites. Après le joyeux susceptible, l’autre adjectif c’est composite. Dans cette loi, le troisième alinéa tend à exclure de cette obligation les offres dites « composites ». Aveu de taille, démission pour tout ce qui concerne les sciences (ne pas interférer sur le modèle économique des éditeurs scientifiques et techniques proposant de longue date des produits spécifiques à un public professionnel – les sciences et les techniques réservées au public « professionnel », ça en dit long d’ailleurs sur leur connaissance des facs et leur connaissance tout court), notre humanité se divise verticalement selon les loisirs et le savoir ? Donc, à publie.net, amplement protégés par l’alinéa 3 de l’article 2 :

Les dispositions du premier alinéa ne s’appliquent pas aux licences d’accès aux bases de données ou aux offres associant des livres numériques à des contenus d’une autre nature ou à des services et proposées à des fins d’usage collectif ou professionnel.

Tout ce à quoi on travaille actuellement, annotations partagées, passage intégré des blogs au texte en lecture dense, abonnements et intégration de métadonnées dans les catalogues bibliothèques, recommandation circulante, c’est effectivement un service, associé à des contenus précis (métadonnées, serveurs, indépendamment de l’audio et de la vidéo que nous associerons de plus en plus à nos textes), donc bon courage à eux pour nous faire entrer dans le cadre de leur décret.

On va voir arriver sur ces discussions tous les gnan-gnan de la presse professionnelle, et ça occupera bien les ministères. Temps de répéter le titre de mon billet de juillet, merci de répéter avec moi, en un seul mot : le prix unique du livre numérique on s’en fout complètement.

La Sarkozie, dans l’état de délabrement de notre pays, se refuse en bloc. Les sénateurs UMP dans le numérique, c’est aussi congru que l’haleine de Sarkozy en famille sous les aurochs de Lascaux, sachant que ça leur fait mal (et incapable de distinguer Néandertal de Cro-Magnon).

Sauf que ça me dégoûte, et je le dis.

 

image du haut : mes semelles, et non de vent


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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 septembre 2010
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