ô Bartleby, ô humanity ! traduire, retraduire Bartleby

comment d’une seule fable Herman Melville a bousculé cul par dessus tête notre modernité...



 une introduction à Bartleby (ci-dessous)

 lire le texte en ligne : Bartleby, partie 1, Bartleby, partie 2

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François Bon | traduire, retraduire Bartleby



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Aborder un texte dont on sait qu’il a basculé la littérature tout entière, en tout cas un siècle et demi de littérature...

Mais Melville savait-il, écrivant Bartleby, l’immense destin de son copiste ?

Ou bien : n’est-ce pas notre propre histoire, mais notre histoire tout entière, celle des grandes villes dont Manhattan est l’emblème, celle de l’holocauste et ces silhouettes réduites à l’infini silence, et tous les fouilleurs de littérature qui, comme Franz Kafka, ont ajouté à Bartleby des frères puînés, qui ont donné après coup (pour reprendre le titre de Blanchot) sa vraie dimension à Bartleby ?

En cours de route, on en vient à le penser. Il y a comme une hâte de Melville, un jeu. Le bouffon l’emporte sur le sérieux (et pourtant, il est infiniment sérieux tout aussi bien, et pas un mot de Bartleby qui ne soit pesé). Parfois, la phrase casse par un point, laisse une accumulation en incise, et reprend après un nouveau point.

Melville est conscient de la dimension de ce qu’il entreprend : on sait tous la dernière phrase, Ah Bartleby ! Ah humanity ! : il est parfaitement conscient de Bartleby comme métaphore, et de son récit comme allégorie.

C’est le récit de la naissance d’une ville au-delà des villes – celles où le destin en partage cesse après six heures du soir. Le numéro de l’immeuble dans Wall Street n’est pas précisé, mais on nous parle de l’angle Broadway et Canal Street, on va faire un tour à Hoboken, on voit le City Hall et « Tombs », la prison, qui à la fin – prélude au Rykers actuel – devient le lieu total du livre, enfermant à son tour ce curieux espace avec gazon et silence, où va mourir Bartleby.

Alors, traduisant, se faire à chaque minute et chaque mot conscient que tout cela se joue dans cette harmonique, cette nuance. Et vaincre sa propre tentation d’une religion du texte.

J’ai lu pour la première fois Bartleby dans l’excellente traduction française de Michèle Causse. Celle qui résonne dans l’analyse, et l’ouverture, et l’énigme de Gilles Deleuze qui nous a le mieux ouvert (ou fait naître ?) Bartleby, avec Giorgio Agamben. Depuis, je pratique Bartleby dans un petit livre de poche américain bien usé, où il voisine avec Billy Budd. Melville et toutes ses ambiguïtés, Melville et ses strates souterraines, ondoyantes, engluantes.

Reprendre sa propre langue pour y installer le texte qu’on connaît presque par coeur dans sa langue à lui, contraint d’abord à le relire, phrase après phrase, comme on le ferait à tâtons, dans le noir, en se servant des mains pour remuer les mots.

En français, on dit un mur aveugle : dans Bartleby, il y aura une phrase déchirante sur les yeux vitreux du copiste. Mais Melville écrit dead wall, le mur mort, et il faut bien le respecter. Bartleby a sa rêverie du mur mort, cela revient trois fois. Et quand vient le mot cadavre, cadaverous, c’est du Bartleby vivant qu’il est question. Quand il meurt, on ne parle plus de cadavre, on ne parle que de ses yeux ouverts, et de son front contre la pierre.

De bout en bout, c’est un récit de la mort, sur la mort, avec mort – ce que nous portons de mort en nous, que nous nions et qui nous emporte. Bartleby ne serait pas cet universel sinon. Mais c’est précisément ce qu’on ne peut nommer, et qu’il faut aborder par des figures. C’est cela, peut-être, qu’on nomme littérature.

Deleuze a insisté sur le regard qu’il nous faut en permanence avoir sur le narrateur lui-même. Bartleby n’est-il pas même une simple et pure projection du narrateur, aux prises avec sa propre folie ? Melville ne vous l’interdit pas : Barleby émascule littéralement le narrateur (not only disarmed me, but unmanned me). À mesure qu’on avance dans le récit, Bartleby d’abord est caché – derrière ce paravent vert en accordéon qui est une des principales scénographies du récit, et puis nous tourne délibérément le dos, considérant immobile le mur derrière la fenêtre. La marche en avant du récit, c’est donc uniquement la marche intérieure de Bartleby dans le narrateur lui-même, le seul ici à n’avoir ni nom ni surnom.

Ce qui frappe, à relire Bartleby dans l’idée de le traduire (le défi qu’on s’en donne à soi-même), c’est l’enracinement très concret de chacune des figures. La prison n’est pas métaphorique : il y a les gardiens (turnkey, ceux qui tournent la clé : les clés sont très présentes dans le récit, celles qui ouvrent le bureau de l’immeuble, quand le narrateur et Bartleby sont de chaque côté de la serrure, celle du pupitre de Bartleby quand y fouille le narrateur), il y a ce cantinier qui est entre le bourreau (en tout cas, bourreau de la parole) et l’ultime clown, répétant dans la prison ce que Turkey et Nippers (Dindon et Trombone) étaient dans le récit.

Il y a surtout le paysage : le monde juridique qu’abrite Wall Street, entre le City Hall et le Palais de Justice, au bas de la populeuse Broadway. Comment ne pas penser à Bleak House (« La maison d’Âpre-Vent ») qui est le fabuleux et définitif tableau du Londres des procès, et tous les métiers qui gravitent autour – paru à peine quatre ans plus tôt ? Bartleby est d’abord un pays de littérature. La différence avec Dickens est délibérée : avec Manhattan surgit la ville moderne, quand Londres était seulement surgissement de la ville. Les fenêtres donnent sur des murs, les immeubles ont des hauteurs indéfinies. La copie, et ceux qui s’y occuperont jusqu’à l’arrivée de la dactylographie, puis des premiers photostats une activité qui n’a pas d’autre finalité qu’elle-même. C’est très clair dès le début de Bartleby : on a supprimé au narrateur sa charge inutile, celle qui lui permettait, moyennant paperasses, une rétribution facile. En cela aussi, le narrateur est dans la situation même de Bartleby, l’ancien employé au service des lettres perdues, que Melville appelle les Lettres Mortes (Dead Letter Office).

Le coup de force de Melville, ce qu’il reprend à Dickens (mais Dickens fait parler ses personnages, ici tout l’espace de parole appartient à un seul des personnages), c’est que le narrateur décrit la totalité de ce qu’il découvre et expérimente par et dans le vocabulaire du droit. Et cette distance même autorisera (en la faisant disparaître) la part fantastique de la fiction, la démesure du personnage détruit qui en est le centre. La rhétorique des actes de droit est en permanence ce qui organise la construction narrative remise à ce brave homme, si fier des compliments que lui faisait le regretté John Jacob Astor. Qui d’autre utiliserait la locution inasmuch ? Voici un récit écrit avec les précautions d’un testament. Au point que lorsque le narrateur doit se rendre à Trinity Church pour écouter ce prêcheur tant vanté (mais il n’ira pas à l’église, nous expliquera à la fin de la scène qu’il n’en est plus besoin), toute la scène de la rencontre du dimanche matin dans le bureau vide se fait selon la rhétorique religieuse.

Relire l’autre grand livre de copistes en binôme, Bouvard, Pécuchet, leurs grattoirs et leur sandaraque. Relire aussi les séquences de clowns dans le Shakespeare du Midsummer night’s dream : ce sont littéralement les clowns de Shakespeare qui, avec Turkey et Nippers, viennent créer le relief et le bruit autour de Bartleby qui ne dit rien.

Allégorie aussi de l’auteur et de l’écriture : oui. Quand on déménage le paravent, on l’enlève comme un immense livre (a huge folio). Et il est bien question d’écritures (writings), même si ces écritures – comme au terme de Bouvard et Pécuchet –, ne sont que copie. Le mot scrivener est devenu le nom d’un logiciel de traitement de texte. Le traduire par scribe c’est l’emporter trop loin dans le passé : il est question ici d’employés, de commis. Employés aux écritures, commis de magasin, voir Maupassant, mêmes années, mêmes ambiances (en partie). Mais quand Melville cite les lectures du narrateur, c’est la bouffonnerie qui reprend le dessus – quant à Bartleby, qui a tant de temps vide, il ne lit pas, ni livre ni journal. Il se contente d’être debout, immobile, devant le mur aveugle.

J’ai pensé souvent à Daumier, aussi, dans cet art de grossir le trait, cette volonté de donner à tout mouvement. Rien jamais qui soit immobile, sauf Bartleby debout devant son mur.

Pourrait-on concevoir une traduction définitive de Bartleby ? Quand Melville fait dire à l’homme terne, l’homme sans prénom ni histoire : I’m not particular, le contexte signifie : Je ne suis pas exigeant. Mais Melville sait très bien qu’il lui fait dire aussi Je suis tout le monde. Si on choisit la deuxième option, on privilégie l’allégorie, et on manque cette loi durement concrète de Bartleby à chaque ligne. Alors on choisit la première, qui est aussi, dans ce passage, infiniment comique. Mais on n’a pas l’autre harmonique. Il faut jouer avec tout cela en permanence.

Alors, quand toute cette machine est prête sous vos doigts, qu’on les entend crier dans leur marmite, qu’on voit la ville et qu’on s’en remémore les odeurs, alors oui se risquer à disparaître dans l’écart des deux langues, s’effacer pour traduire – comme raconter, au mot à mot, mais attentifs d’abord à la marche narrative, aux strates, aux jeux, aux images si étonnement visuelles – quand bien même la fenêtre ne donne que sur le mur de briques noircies. Attentifs aux attentes, aux lourdeurs, aux virages, aux reflets, aux coups. Et tout aussi bien à la mince figure abstraite, au milieu, omniprésente, et qui avale tout le reste. Raconter, parce qu’on nous raconte.

Aimer Melville, aimer New York. Craindre Bartleby.

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1ère mise en ligne 20 juillet 2011 et dernière modification le 26 mai 2022
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