La Vie | Après le livre, pas d’apocalypse

entretien avec Marie Chaudey


Il me semble important de faire état sur le site de l’accueil presse fait à Après le livre, par ordre chronologique de parution.

Le premier ayant été Roger Chartier, dans Le Monde des Livres, très touché de cette attention de celui qui en France a probablement le plus impulsé et donné sa pleine dimension à ces questions, depuis plus de 10 ans pour moi en tout cas.

Dans La Vie de ce 1er octobre, Après le livre, pas d’apocalypse, qui résulte d’une conversation d’une heure, dense et aux questions précises et ciblées, avec Marie Chaudey, de La Vie, c’était brasserie de l’Atlantique le 20 septembre dernier. Merci à elle.

Voir aussi contribution à page Débats de La Croix et entretien avec Anne-Claire Norot pour Les Inrockuptibles.

Je rappelle que Après le livre est disponible en version imprimée chez tous les libraires, aux éditions du Seuil, et en version numérique sur publie.net.

Autres rendez-vous :
 jeudi 6 octobre, 12h45, en direct sur France Culture, La grande table.

Photo : rouleaux japonais du XVIIe siècle, bibliothèque universitaire de Louvain-la-Neuve (voir mes pages résidence).

 

La Vie | Après le livre, pas d’apocalypse

entretien avec Marie Chaudey
 

En cette rentrée où se multiplient les déclarations d’amour à la littérature par livre interposé, à l’heure où un Frédéric Beigbeder annonce l’apocalypse, c’est-à-dire la mort du roman dans le sillage de la disparition annoncée du livre papier, bref, en ces temps où chacun a conscience qu’une mutation majeure vers le tout numérique est en marche, un autre écrivain nous pousse à regarder les choses en face. Sans panique, ni catastrophisme. Pionnier du numérique et passeur auprès des jeunes générations, tout à la fois passionné de technologie (il est ingénieur de formation) et fou de littérature, l’érudit François Bon a fait de son site web (www.tierslivre.net) son chantier de travail permanent. Lui qui n’a pas hésité à essuyé les plâtres dès 1997, lui qui est aussi éditeur numérique (www.publie.net ), tente à partir de son expérience de « penser » la transition en cours. Il ne prétend pas prédire l’avenir mais se fait l’observateur affûté de nos usages. Qu’est-ce qui est vraiment en train de changer ? C’est d’abord à la lumière des mutations anciennes que François Bon tente un décryptage. Paradoxe : c’est sous la forme d’un livre papier qu’il publie aujourd’hui un essai au Seuil. Mais il souligne que c’est d’abord la volonté de son éditeur, Olivier Bétourné. Car « Après le livre » était disponible dès février en livre numérique à télécharger sur son site et se présente comme une suite de courts chapitres, qui correspondent à autant de chroniques sur le blog de l’écrivain. M. C.

Les écrivains français font partie de ceux qui sont les moins présents sur le Web. Comment l’expliquez vous ?
Je ne me l’explique guère. Car si les écrivains continuent d’avoir la trouille, ils vont tout simplement en mourir... Aux États-Unis, pas un auteur n’imagine être absent du circuit numérique. De quoi faudrait-il avoir peur ? Le plus bel exemple qui permet de dédramatiser est celui de Flaubert : au XIXe siècle, à l’heure où se faisait le passage de la plume d’oie à la plume en fer, le romancier piqua une colère. On n’avait pas le droit de mettre les écrivains en danger : ceux qui allaient travailler avec la plume en fer n’auraient plus la bonne inflexion de la main et perdraient leur style. Cela nous fait sourire aujourd’hui.

Comment êtes-vous devenu un pionnier du Web ?
Sincèrement, j’en ai un peu marre de cette étiquette... Quand j’ai accédé au web pour la 1ère fois, n septembre 96, ce n’était pas le désert – des gens dont certains continuent d’être actifs aujourd’hui. Et on était quand même déjà 25 ans après l’invention d’Internet. J’ai acheté un ordinateur Atari en 1988. Mais, à l’époque, toute la rédaction de « Libération » en était déjà équipée. Je ne suis pas un cinglé de nouveautés.

Mais j’apprécie ce qui est beau. Et il y a une beauté dans les nouvelles technologies qui surgissent. Pour l’écriture, j’aime surtout posséder des outils confortables. J’ai eu des machines à écrire électriques, à sphère, à marguerite, une qui corrigeait les 15 derniers caractères, une autre, la dernière ligne. Le passage au traitement de texte n’a été qu’une petite marche de plus. L’arrivée de l’encre électronique, il y a quatre ans, a rendu les premières liseuses plus douces à l’œil. Et l’arrivée de la tablette, en 2009, a été très importante pour moi : tout d’un coup, on n’a plus eu besoin d’être fixe devant un écran pour accéder au Web. On emmène la tablette avec soi là où l’on est, on peut lire la nuit sans lampe... Pour moi, l’iPad est plus confortable qu’un livre imprimé : il est moins lourd, j’ai mes dictionnaires dedans, je peux prendre de longues notes dessus et les exporter ensuite vers mon site.

Pourquoi avoir choisi de titrer votre essai « Après le livre » ?
Nous sommes dans une période de transition. Cela signifie que le livre papier et le livre numérique coexistent. Mais, pas pour longtemps, peut-être 10 ou
15 ans seulement. Parce que les précédentes mutations de l’écrit ont toujours été totales et irréversibles. Il y en a eu très peu : de la tablette d’argile au rouleau, du rouleau au codex (les feuilles reliées en livre), du codex à l’imprimerie, de l’imprimerie à la presse. De plus, la littérature a toujours été liée aux usages privés et utiles de l’écrit. Or, ces usages sont désormais numériques. Les étudiants ont tous leur ordinateur devant eux, espace utilitaire et intime. La prescription de livres papier dans le domaine universitaire a été divisée par 4 en l’espace de huit ans. Les jeunes ne lisent pas moins, ils le font sur écran : c’est la place du livre qui a changé. En littérature, il y a quelque chose qui naît, encore embryonnaire, minoritaire, mais je ne vois pas comment ce processus pourrait être réversible. Et je tire la sonnette d’alarme, parce que le mouvement a évidemment tendance à s’accélérer. Ceux qui n’amorcent pas la transition risquent de se retrouver devant un choc brutal. Cela vaut pour les auteurs, les éditeurs et les libraires.

L’abandon du livre papier est une rupture qui peut faire peur...
On nous bassine avec le livre papier comme si c’était une valeur sainte. Pour moi, aucun fétichisme n’y est attaché. J’aime la définition de Maurice Blanchot : « La littérature, c’est le langage mis en réflexion », peu importe ensuite les formes. J’estime que les livres essentiels liés à la Seconde Guerre mondiale sont celui de Daniil Harms, papiers sauvés du camp dans une valise (il fut assassiné par Staline), ainsi que « Fureur et Mystère », de René Char, fragments écrits pendant la Résistance. Ce sont deux très grandes écritures, décisives pour le moment concerné. Et qui, dans les deux cas, ne sont devenues des livres que bien longtemps après... Juste une manière de dire que la survie du livre n’est pas intéressante en elle-même.

Mais, quand vous dites « après le livre », les gens imaginent la fin d’une culture...
Oui, on est à la fin d’une ère... La notion de roman, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est complètement liée à l’irruption du feuilleton dans la littérature au XIXe siècle. C’est une forme qui s’est standardisée avec le commerce de l’objet livre. Et, dès à présent, ça ne me semble plus l’endroit où s’inventent le jeu littéraire contemporain. La page d’écriture numérique n’est plus un lieu où l’on tourne le dos au monde. Elle est là où l’on se documente, là où l’on ouvre Internet. Pour nous, le réel est déjà quasiment inclus dans la page. Les formes narratives qui naissent actuellement s’articulent sur un rapport au réel bien différent de celui qui précédait le Web. A quelque moment de l’Histoire qu’on se situe, qu’il s’agisse de l’époque de Pline l’Ancien, de Montaigne, de Saint-Simon ou de Balzac, les conditions liées à l’endroit d’où l’écrivain tire son information, à ce qu’il regarde, à la manière dont son objet littéraire va circuler, tout cela n’a jamais été indépendant des rythmes du monde et du concept d’expérience. La fonction de la littérature n’est pas liée à l’objet, mais à la façon dont s’articule l’expérience au monde réel et à la représentation de ce qui est hors de l’espace sensible de l’écrivain. La seule question est désormais : comment continuer cette fonction de la littérature en travaillant sur des objets numériques ?

A vos yeux, que le roman disparaisse n’est pas une catastrophe en soi ?
Non. En même temps, je ne sais pas trop ce qui disparaît. « Le Rouge et le Noir » ne s’appelait pas roman, mais « mœurs »... Tout comme « Madame Bovary » fut publié sous l’étiquette « Mœurs de province » et l’œuvre de Balzac comme « étude sociale »...

Quelle est votre définition du roman, alors ?
Celle de Dalembert : « Quelque chose qui pousse à ce qu’on le lise vite »...

A cette aune, le roman n’est donc pas mort ?
La littérature n’est pas morte. Car la littérature est un rapport au temps, comme la musique. Le livre, c’est une sorte de clôture de cet objet temps, pour qu’il puisse circuler indépendamment de l’auteur, et pour que celui qui le reçoit puisse se l’approprier.

Après le livre, c’est donc l’écran ?
Les chercheurs sont déjà au-delà... On commence à ne plus avoir besoin de l’écran. Tout le monde conduit désormais une voiture qui inclut un ordinateur : personne ne parle pour autant de « l’écran » de la voiture. Nous sommes d’ores et déjà dans des expériences où cette notion peut disparaître. C’est ainsi qu’un tout jeune Indien, Pranav Mistry (ou voir Tiers Livre, la main numérique), a inventé « 6th Sense » : quand il a débarqué à Harvard avec un casque de chantier sur la tête muni d’un Caméscope et d’un gros ordinateur dans son sac à dos, les autres étudiants se sont moqués de lui. Mais il a tout miniaturisé (Webcam, etc). Son expérience est basée sur la détection des mouvements et remet en cause la notion de support. Car, après avoir capté, scanné, le jeune chercheur émet en passant par des canaux vocaux et se sert de sa main comme clavier. En France, à l’Ircam, se déroulent des expériences où des danseurs travaillent en étant munis eux aussi de capteurs : leur mouvement interagit avec la production de musique. A aucun moment, il n’y a un écran entre le mouvement et l’espace musical qui en découle.

Le fait que la littérature numérique soit désormais dans le flux du Web, sur nos ordinateurs multitâche, n’entraîne-t- il pas une dispersion ? N’a-t-on pas besoin d’un peu de recul pour penser ?
L’écriture chez Kafka n’a jamais été séparée d’une vie sociale dense (travail, comptabilité de l’entreprise de ses parents, famille, etc). Il écrivait en rentrant de l’usine. Aujourd’hui, personne ne dira d’un chirurgien en train d’opérer un cerveau ou un cœur qu’il manque de concentration ! Or, quand il travaille à distance, grâce à un ordinateur avec grand écran, sur le cerveau d’un patient qui se trouve à des milliers de kilomètres, son espace d’intervention est multiple et saturé d’indicateurs : les bases de données actualisent les savoirs sur les médicaments pour le cerveau 3 à 4 fois par minute... Le romancier inclut désormais dans sa page des apports continuels, il peut travailler tout en allant voir ses tweets et ses mails. Ce côté mouvant a toujours existé pour les écrivains. Nathalie Sarraute écrivait dans le bruit et l’effervescence des cafés.

Umberto Eco dit que le livre papier est l’objet parfait : simple, économique, transportable, maniable, durable. Par rapport à l’écran, il n’a besoin d’aucune énergie...
Désormais, il existe des petits appareils qui utilisent les doigts et l’appui de la touche clavier pour se recharger. Plus de souci à l’avenir : la chaleur corporelle sur une tablette comme l’iPad pourra très bien servir de source d’énergie (on passera sa main sur l’écran et ça repartira...). Quant à cet objet simple qu’est le livre papier, il a tout de même fallu 300 ans d’histoire pour en arriver là ! Et le livre a toujours été évolutif. Allez dans une imprimerie, vous verrez combien il est complexe. Car ce qu’on envoie à l’imprimeur aujourd’hui, c’est un site web avec des fichiers XML, des masques CSS, etc. Et qu’on ne me fasse pas rire avec la bonne odeur du papier – il y a toujours eu du cyanure dans l’encre et du chlore au creux des pages ! Il nous faut prendre un peu de recul par rapport à ce qui existe. Et observer les mutations anciennes pour être mieux armés, tout comme les usages des écrivains d’hier. Maupassant est fascinant car il écrivait tous les jours entre 22h30 et minuit. Aux 12 coups, un coursier emportait sa production au journal « Le Gaulois ». Il envoyait le compte rendu de la discussion dans son salon, un souvenir de voyage, une réaction politique... Et, une fois sur quatre, un morceau de littérature. Pour le reste, c’était exactement ce que nous aimons trouver dans les blogs actuels : une sorte de matière première quotidienne. Quand Maupassant publiait un recueil, il ne gardait ensuite que la fiction et cela devenait un livre de contes ou de nouvelles. Alors que son écriture était continue.

Avec Maupassant blogueur, on était donc déjà dans le flux... Mais de l’ancienne culture, il y a des choses à sauver, dites-vous...
Le numérique fait basculer tout ce que nous avons appris, tout ce qui nous a appris à être : le livre, la lecture. Ce qui est à sauver, c’est l’amour de la littérature. Comment faire mordre aujourd’hui les étudiants à l’hameçon ? Je ne vais pas leur envoyer Lautréamont en fichier word. C’est d’ailleurs ainsi que mon travail d’édition numérique a commencé, pour que l’auteur que je leur fais connaître, « via » leur Netbook, devienne un objet qui les happe. Voilà le gros boulot technique à réussir en direction des plus jeunes. Si je veux leur mettre le nez dans Artaud, je vais pouvoir utiliser des tas de ressources intéressantes, « via » Youtube. Les interventions d’Antonin Artaud dans les films de Fritz Lang existaient déjà auparavant. Mais là où autrefois le livre rassemblait les ressources et érigeait la version imprimée comme une référence, on peut désormais inclure l’activité multiforme d’Artaud dans l’enseignement en passant par l’ordinateur.

Il s’agit donc de réinventer l’art de la transmission ?
Oui, il faut réinventer nos pratiques de médiation, de recommandation et de prescription, qui reposaient en grande partie sur l’objet livre, sans plus passer par lui, mais par un usage qui reste intense de la lecture et de l’écriture. Le métier de bibliothécaire, par exemple, ne sera plus de manipuler des bouquins et de les ranger sur des étagères, mais comprendra du conseil, de la mise en avant de contenus, du repérage, etc. La profession commence à prendre le virage. Certains libraires, aussi.

Le numérique vous permet d’aller au-delà du livre enrichi.
Je ne vais pas me priver d’utiliser des images et du son dans un texte numérique. Mais ce qui m’intéresse encore plus, c’est de constater que, quand nous composons un livre, nous suivons toujours le temps linéaire de la lecture. Or, les nouvelles expériences que je vois arriver sur les sites jouent sur le fractionnement du temps. Pendant une année, un jeune auteur de Publie.net, Guillaume Vissac, a pris des photos dans le métro en direct avec son téléphone chaque fois qu’il se produisait un arrêt ou un incident, tout en racontant ce qui se passait autour de lui. Plus tard, il a twitté en différé ces moments-là, fausse expérience en « live », avant de compiler un livre... On peut ainsi jouer sur plusieurs niveaux, entre scène réelle et scène reconstituée.
Lors du festival « Paris en toutes lettres » de juin 2011, j’ai fait pendant une semaine une expérience de « live blogging » dans le quartier de la Défense, présent sur place 24h heures sur 24h : je me suis senti complètement dans mon élément, au cœur de ce quartier ville qui n’est plus un espace pérenne, mais une reconstruction permanente.

Comment marche votre site d’édition ?
Publie.net a été lancé officiellement en janvier 2008. Et je ne vous cache pas que j’ai eu des moments où j’ai failli rendre mon tablier, parce que le site restait confidentiel. Mais, depuis quatre mois, un vrai décollage a lieu. A la fin de l’été, on a doublé le nombre de titres téléchargés par mois. Et des écrivains comme Didier Daeninckx, Olivier Rolin ou Philippe Jauffret se mettent à faire avec nous l’expérience du numérique.

Sinon, votre chantier de travail littéraire permanent est sur tierslivre.net ?
Personnellement, je n’ai plus qu’un livre, c’est mon site.
Pour aller plus loin

Après le livre, de François Bon, Seuil, 18 €. Et aussi sur Publie.net (où l’essai en est à sa 7e version, continuellement remise à jour).


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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 octobre 2011
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