se passer de traitement de texte ?

si notre paysage technique se renouvelle, on se renouvelle aussi ?


L’intégration progressive des supports numériques (et même dans leur relation au papier) redonne en effet toute plasticité à l’écriture mentale. Ce qui permet l’expérience d’autres intensités, qui se détachent de la simple prise de notes, de marques, ou sensations. Un peu ajouter un deuxième chaos au rythme plus lent d’un chaos initial.
Sébastien Écorce (commentaire à l’annonce Facebook de ce billet).

 

J’ai tant rêvé d’un traitement de texte qui soit comme le violon ou le violoncelle de mes copains violon ou violoncelle...

Je ne l’ai jamais trouvé, même avec Pages. Et si le site web, en tant qu’écriture permanente, était ce lieu même de l’annulation du besoin d’un logiciel de traitement de texte, à condition qu’on s’éduque à écrire la grille de mise en forme de la même façon qu’on écrit son texte ?

Et qu’alors se tisse une nouvelle continuité, via les bases de données (ou le bassin de bases de données qu’est devenu pour chacun l’existence publique et privée), entre nos différentes formes de publication, le site pour l’espace public, le livre numérique ou imprimé via l’epub ou la compo, le carnet de notes et projets dans l’ordi, ou nos statuts réseaux et notre base mail...

En tout cas une bascule de longtemps discutée, mais dont je m’aperçois aujourd’hui de l’interférence directe avec mes usages...

Je ne m’étais même pas aperçu, c’est ce qui a déclenché l’écriture de ce billet, que depuis plusieurs semaines, quand bien même attelé à de vrais chantiers personnels d’écriture, je n’avais plus ouvert mon traitement de texte...

Photo ci-dessus : Chelsea Hotel, New York, juillet 2008.

 

longue histoire pourtant, via Word et Pages


Ce sont de grandes phases : l’histoire de mes machines à écrire, puis l’Atari 1040 et son traitement de texte Le Rédacteur (1988->1993), puis le passage au Mac portable (PowerBook 145, puis différents Mac fixes et portables) avec Word (1993->2009), et, début 2009, le passage à Pages proposé par Mac, donc 3 ans d’utilisation continue.

Au début, vécu comme une vraie respiration – la possibilité de travailler par blocs, la simplicité de mise en forme des styles, la fin des bugs dont Word était encore à l’époque le spécialiste (ah cette phrase toute bête, que j’ai oubliée, mais qui doit être dans un coin de ce site, et quand on l’écrivait toute la machine plantait). En gros, le concept de Pages : on vous débarrasse de toutes les fonctions bureautiques de Word qui ne vous sont pas d’usage, on ajoute un zeste des fonctions minimum d’un logiciel de compo (les blocs, le reformatage instantané des styles), et vous avez un instrument au plus près de vos pratiques créatives d’écriture.

Je l’ai vraiment vécu comme ça, et les fonctions d’export (PDF, puis epub à partir d’août 2010) ont correspondu pour moi à l’énorme travail que demandait le développement de publie.net 1ère phase.

Sur Pages, j’ai 3 ou 4 mises en forme standardisées, soit enregistrées comme modèle (ce que je faisais déjà sous Word), soit que je les rouvre depuis fichier existant via enregistrer sous, et tous mes documents de travail sont stockés sur Dropbox, donc je les retrouve instantanément sur l’ordi fixe ou le MacAir des ballades. Une mise en page wysiwyg format eBook, qui est celle que j’utilise principalement pour les textes fiction, une autre que j’intitule article pour les docs que je sais devoir être travaillés en commun avec le commanditaire, sur une base A4 (ce vilain concept obsolète) et polices non nativement Mac (ou des Adobe dont je me sers principalement), et un format carnet (écrire petit pour que ça disparaisse dans la masse à mesure qu’on écrit, écriture de stockage mémoriel et non de publication), plus une pour les courriers et dossiers voilà c ’est banal.

Symptome : dans Après le livre, le 1er chapitre est sur le réglage personnel d’un traitement de texte : accordez vos traitements de texte. Et combien de fois j’ai commencé des stages en démontant avec les participants l’intérieur d’un fichier word banal – on peut vraiment aller très, très loin (au point parfois que la conf est terminée et qu’on n’a même pas enfourché le point suivant du plan, sans cesser d’avoir balayé des tas de trucs de tous âges). Je reste persuadé que partir de cet usage le plus élémentaire fait partie des bases d’un enseignement de culture numérique, qui manque assez cruellement en fac, mais aussi pour les auteurs (je n’ai pas fait de mise en forme des détails, m’écrit hier un auteur numérique non moindre, pour un texte important, où les titres niveau 1 sont simplement grossis en 36 et mis en gras, les niveaux 2 grossies en 24 et gras, pas d’insécables, ou ceux qui rajoutent des sauts de paragraphes pour que le suivant commence en haut de page etc... : moi j’y crois pas, camarade, c’est pas un détail, un violoniste ne répète pas sur un instrument fait en série en Chine ou Roumanie).

Bien sûr, j’ai toujours pratiqué, mais secondairement, d’autres traitements de texte. Un faible pour Scrivener, dont le concept est basé sur la gestion de projet (nonobstant interface graphique à tableau de liège et petites épingles à désamorcer avant tout !) – mais compliqué d’aller s’inscrire dans écosystème supplémentaire (Pages au moins est intégré à l’écosystème fermé du Mac). Je reçois souvent des textes en .odt que j’ouvre en OpenOffice qui a rudement évolué même sur Mac, un plaisir maintenant.

 

nuages, bases de données, écriture en ligne


Cependant, j’ai bien vu mes propres pratiques évoluer :
 la prise de notes sur des appareils complémentaires. Ainsi, le plaisir à Dedalus sur iPad... rêvé d’une pareille application sur le Mac, qui pourrait même devenir le bureau par défaut. Seulement là aussi, passer par une exportation spécifique. Au contraire de Things ou Evernote (si excellent), qui permet l’actualisation en continu des carnets. En même temps, sur iPad ou iPhone, mon propre mode de notes et mémo c’est twitter, et finalement une déviation de twitter vers usage de carnet perso, et si on sait très bien que quelques-uns viendront lire sur votre épaule qu’importe.
 de là, le passage à un outil de notes directement sur le Mac avec enregistrement simultané. J’avais déjà iOrganize, mais une fois testé Notational Velocity, c’est devenu le carnet permanent. Rapide, petit bloc, répertoire à URL ou mots de passe, phrases à retenir etc. Et comme il est sur la Dropbox, actualisation permanente sur les 2 ordis.
 la permanence de connexion : longtemps qu’écrire directement sur le site est pour moi un atelier essentiel. Je sais où je range mon texte, quelle cave, quel grenier, partie privée ou partie publique, blog sous pseudo pour certains trucs, ou tout simplement chantier à vue, mais qui se donne comme tel. Ce que je trouve important, à écrire sur site directement, c’est que ce rapport à l’arborescence ou l’architecture est malléable : un nouveau texte modifie la structure des anciens, leurs regroupements, les mots-clés ou liens. C’est la maison générale qu’on modifie instantanément. Mais, longtemps, ce n’était pas si facile de trouver le bistrot pour se connecter, ou être sûr que l’hôtel ou la fac (non, oublions les facs) vous permettra connexion facile. Désormais, l’iPhone comme modem ou la clé 3G, et l’écriture en ligne sera le modèle privilégié en permanence.

Et autres vecteurs :
 la place prise par Dropbox (ou désormais les autres systèmes de stockage cloud équivalents. Savoir gérer ses sauvegardes incrémentielles fixes (Time Machine, sur 2 disques en alternance). Dans mon disque dur, depuis 1993, un dossier /paru/ était divisé en rubriques du genre /livres/articles/presse/projets... en somme un classement papier transféré sur un support d’enregistrement fixe, à preuve qu’il n’a quasi pas varié depuis lors. Avec le stockage en ligne, l’importance de se figurer la base de données générales qu’est votre archive. Rien de nouveau au regard de ceux qui depuis longtemps nous ont alertés sur ces questions (Hubert Guillaud, Jean-Michel Salaün, Olivier Ertzscheid). Et quand je démonte un fichier traitement de texte en stage écriture web, c’est bien sûr sur ces questions qu’on travaille d’abord, séparer les fichiers graphiques des ressources xml et méta – voilà, c’est juste que ça prend un peu plus de temps pour le cordonnier lui-même. Mon travail depuis 30 ans de publication, dont 15 ans de web, est simplement une base de données qu’il convient de modifier, alourdir, restructurer.
 dans l’ordinateur, sont d’autres dépôts de données. L’ordinateur lui-même et son système Unix, et que si vous éteignez votre Mac le soir au lieu de le laisser en veille, au bout de quelques jours il se traînera comme un sac à patates, faute de cette petite séance auto-programmée vers les 3h du mat, où il réorganise et trie les mouvements de données internes. Le logiciel mail est lui aussi une base de données, ce qui lui permet désormais d’être une vaste archive, qui prime souvent (pour moi en tout cas c’est le cas) sur le disque dur lui-même : à quoi bon enregistrer un document reçu dans un fichier transitoire, je suis plus sûr de le retrouver si je l’ai archivé avec sa pièce jointe dans le fond de ma boîte mail.
 que cela joue dans l’organisation même de la machine et de nos logiciels : ainsi, mon logiciel de correction Antidote et son bassin de dictionnaires (synonymes compris) s’applique tout aussi bien à InDesign qu’à Chrome ou aux e-mails...
 côté textes, l’importance justement de cette notion masque graphique (styles, modèle, css) par rapport à nos modes de lecture ou d’affichage. Quiconque a une liseuse (Kobo et Kindle incluses) se servira de Calibre pour s’expédier ses propres textes sur l’appareil. Et quiconque se sert de Wordpress ou Blogspot (laissons tomber les autres plateformes de blog) sait bien qu’à un certain niveau d’accumulation, pas possible de ne pas prendre sérieusement en main les catégories, rubriques, ergonomie de l’affichage. Merci à spip de rester dans la course pour disposer d’une organisation modulaire très simple et assemblable (mais est-on jamais bon juge pour son propre site). Ecrire sur site (donc pour moi ici, spip), permettant d’avoir immédiatement conscience des étages de ressources, qu’on reprendra ensuite, ou pas, dans une compo d’objet fixe, appelons-la livre numérique, qu’il soit destiné à être imprimé ou pas.

 

corollaire sur le rôle de l’auteur


 est-ce le rôle de l’auteur ? On trouvera des tas de prises de position pour dire que non. Y compris dans la structuration fossile de quasi l’ensemble des grandes maisons d’édition, même si elles commencent lentement à comprendre (mais ça vaut bien souvent pour les CV d’étudiants en master édition, je n’écrirais pas là ce billet si je n’en avais pas reçu 3 cette semaine... stages je veux bien, mais une formation cloisonnée dans le monde d’avant, non...).
 en tout cas, maintenant (il est temps, dirons ceux qu’ont pas mon demi-siècle de machine à écrire depuis les premiers essais), c’est dans ma tête que ça s’écrit ensemble, le texte et le code... La réponse à la question est-ce le rôle de l’auteur ? est pour moi aussi claire que le fait que Flaubert n’aurait pas laissé à un autre le soin de tailler ses plumes d’oie : oui, c’est à l’auteur, mais c’est collectivement qu’on doit construire que cette acquisition soit possible (comme l’an passé les stages Livre au Centre mêlant auteurs, blogueurs, médiateurs...).
 il y a un versant sémantique à cette évolution : nous parlons d’éditeurs de textes, qu’ils soient comme LateX, ou petite palette "mode éditeur" d’InDesign, ou la barre d’outils graphiques de mise en page html de wordpress ou spip... alors l’analogie avec le monde des musiciens est productive : y a-t-il eu, dans une quelconque période de la littérature, une non-dépendance de l’auteur à ses techniques de graphie et composition, et que ces techniques n’aient pas été en concordance étroite avec les modes de production et circulation des textes ? – une relativement longue période de stabilité (relire 1ère partie d’Illusions perdues pour la dernière charnière) nous l’avait relativement occulté. Mais comment alors, pour les auteurs, franchir ce saut technique, quand, il y a encore même pas 30 ans, on donnait son tapuscrit à son éditeur qui en faisait faire saisie typo au Maroc avant de l’envoyer en compo ? Je connais peu de musicos qui ne sachent pas se servir d’un enregistreur mp3 ou d’une version ne serait-ce que light de Live ou ProTools – et les étudiants en géographie commencent par Illustrator etc.
 Comment faire passer massivement aux auteurs la représentation mentale de leur écosystème d’écriture ? Ce n’est pas la compo sous Sigil qui est compliquée, c’est de savoir ce qu’on veut faire avec. Faire comprendre qu’on n’écrit pas avec un stylo ou dans un carnet, mais que le volume (qui ne devenait tel que par le livre) commence d’emblée avec la base de données, qu’elle soit dans l’ordi ou dans le cloud, qu’elle apparaisse via une imprimante ou via son téléphone, et que c’est cette base de données qu’en permanence on sculpte, qu’il faut donc en apprendre le vocabulaire (le papier, le livre, l’encre du stylo ou du livre sont aussi des objets technologiques infiniment compliqués et chacun pris dans une histoire mouvante et ouverte, mais qui restait à l’écart de qui les requérait), que ce vocabulaire même est organique de notre geste d’écriture.

 

je ne m’étais même pas aperçu que je n’ouvrais plus mon traitement de texte


 dette cependant à Pages : d’être à l’intersection d’un traitement de texte simplifié (pas de réglage des césures, chercher/remplacer très limité en options), et d’un logiciel de compo simplifié (gestion des bas de page très sommaire, fonctions très limitées d’équilibrage fin, insécables à chasse fixe etc). Je ne me vois pas revenir (mon blocage vis-à-vis d’un retour à Word, OpenOffice ou Scrivener, mais décidément non, je n’ai plus besoin d’un traitement de texte – ce qu’ont déjà souvent affirmé ceux qui viennent à l’écriture depuis une pratique ordi approfondie, Christian Fauré ou Karl Dubost par exemple) à un logiciel qui se contente d’un export PDF ou epub sans pouvoir écrire à égalité le masque graphique, ou template (ce fichier css comme enjeu même de l’écriture).
 là c’est l’epub qui m’a fait évoluer : j’ai pourtant résisté tant que j’ai pu. Mais Apple a volontairement laissé se fossiliser son export epub (probablement pour promouvoir son logiciel iBooksAuthor avec format propriétaire ?), et, de toute façon, on en est là pour l’epub : il n’existe pas de convertisseur automatique – aucun, nulle part –, qui dispense du code comme poésie (lire Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, vraiment beau et important). Encadré comme je suis à publie.net de 2 codeurs d’exception, j’ai bien compris que l’enjeu pour nous du livre numérique, c’était de considérer le rendu, qui dépend de chaque appareil, comme une construction non seulement artisanale, mais artistique en tant que telle.
 enfin, la récente découverte d’InDesign. Des années que je tourne autour, que j’en dispose sur ma machine, mais je n’arrivais pas à franchir les étapes de base. Là, depuis 4 mois, la fin des epubs réalisés via export Pages, l’obligation pour rester autonomes de maîtriser Sigil, enfin la proximité géographique de Gwen (depuis la Thaïlande, mais vu qu’il ne dort pas et surgit dans l’écran dès qu’on l’appelle), avoir pigé qu’InDesign était conçu pour ceux qui s’en servent 10 heures par jour, logiciel à jouer comme d’un piano, suite d’automatismes de doigts qui ne sont même pas dans les menus. S’y repérer dans les 5 palettes en permanence ouverte, faire un bloc, couler du texte, apprendre des expressions comme coller sur place ou tiret conditionnel, enfin prendre en charge les templates tout réglés de Gwen... Mais voilà : écrire dans InDesign me semblerait une aberration, on est à distance du texte, qu’on sculpte comme matière, une fois donc que cette matière est établie comme telle...
 avec évidemment des tas de corollaires et de prolongements : côté sites et blogs, possible prendre en main Wordpress ou Blogspot sans aucune formation préalable, quand spip est très dissuasif aux premières heures, et idem InDesign, comme tout logiciel pro (Final Cut ou ProTools par exemple). Par contre, en train de réviser et augmenter mon Rolling Stones, une biographie pour mise en ligne publie.net le 12 juillet prochain, ça se passe directement sur InDesign, et à quoi bon passer par l’étape traitement de texte si j’écris directement en ligne, sachant qu’ensuite j’importe directement dans InDesign pour l’export print ou epub ?

Je suis donc dans une phase un peu perdu... Mais quand advient un nouveau projet, le premier réflexe n’est pas d’ouvrir un cahier ou un dossier traitement de texte, il est d’ouvrir le blog du projet.

Et, quand je démarre un texte, si je visualise son état final, là où je l’inscris, je visualise dès cette première phase en amont quelle structure doit avoir le site, et ça fait partie de l’écriture, quelle allure il aura sur l’iPad – et donc quelle structure l’epub, enfin ce que ça donnerait dans le print, et ça c’est InDesign, en zappant l’étape de finalisation sous word, ou Pages, ou autre, sauf s’il s’agit d’un texte destiné à un commanditaire particulier, auquel cas le format rtf restera le passe-tuyaux (et ça aussi, encore rare chez les auteurs dont nous recevons les fichiers : à nous de savoir tout ouvrir !)

Alors, quoi de neuf ? Rien de si spécial, et ce que devait dire ce billet est dit ci-dessus. C’est un moment de rédaction en ligne, journal intérieur. Depuis deux mois environ, sans m’en apercevoir, et hors tâches administratives précises, je ne me suis jamais servi d’un traitement de texte, et c’est la première fois de ma vie depuis 1988 exactement, quasi un quart de siècle... Je n’aurais pas à m’en étonner ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 17 mai 2012
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