[20] avalant tout le temps comme cela des pastilles Géraudel

c’était parfait contre la toux (mais n’empêchait pas de mourir)


 

« Je ne supporte pas ces pastilles », disait Baudelaire. « Elles sont naturelles, à la sève de pin des Vosges », insistait Proust – « ou bien préférez-vous vraiment les Géraudel au goudron de Norvège ? » C’est l’idée même de pastilles qu’il ne supportait pas, disait-il : «  La voix est le réceptacle de ces vibrations pures que sont les mots dans leur rhythme », disait Baudelaire – « et notez bien que j’écris rhythme avec deux fois la lettre H, ce que vous autres avez aussi perdu. » Proust avait refermé la petite boîte métallique recelant ses pastilles. « Le souffle est un parfum, un éclaircissement du dedans, depuis quoi nous chuchotons nos phrases comme on dessinerait des lignes », avait-il dit. Ses vêtements avaient aussi cette odeur mentholée des fumigations. « Ces pastilles sont pour moi comme pour vous un souvenir d’enfance », disait Baudelaire. « Mais j’ai tué mon enfance », ajoutait-il. « Et le présent seul est l’éclat où jaillit le vers », ajoutait-il. Proust suçait sa pastille. « La sécheresse à quoi dedans nous aspirons, pour que vienne la vibration, disait Baudelaire : comment la sauriez-vous ? » Proust avait mis longtemps à répondre. « Je ne saurais écrire sans manteau : les souffles qu’on reconstruit, accordons-leur de notre chaleur. » Baudelaire l’avait regardé comme interloqué, d’un air à la fois supérieur, compatissant, mais troublé, ou pris d’une vague pitié. Oui, ce type était malade, bien malade des bronches. Mais Proust ne le regardait plus. Baudelaire vit que ses mains (celles de Proust) tremblaient légèrement, ce n’était pas le cas des siennes. Qu’est-ce qu’il regardait, là-bas vers la fenêtre, les arbres d’hiver qu’on apercevait derrière la haute porte vitrée du perron, et le miroir jauni au-dessus de la cheminée. Proust avait oublié Baudelaire. « Donnez-moi une de vos pastilles quand même », dit-il. Ce que fit Proust, comme d’un geste réflexe, sortant la petite boîte métallique de sa poche, reprenant lui-même une des petites pastilles presque transparentes à la sève de pin des Vosges, sans ajouter un mot. « Et à propos de la double lettre H dans rhythme ? », insistait Baudelaire.


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1ère mise en ligne 26 novembre 2012 et dernière modification le 16 février 2013
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