Bordeaux, 1999 | Souvenir d’en sciences

réflexions après 2 ans d’écriture à la fac de Sciences Bordeaux 1


Cet entretien fait partie des 32 textes sur l’enseignement et l’atelier d’écriture rassemblés dans Apprendre l’invention, publie.net & publie.papier, 2012.

Il fait suite à une présence de 2 ans à la fac de Sciences Bordeaux 1, incluant un atelier d’écriture obligatoire dans le 1er cycle, préfigurant les cours artistiques optionnels d’aujourd’hui, et un atelier ouvert au Service culturel de l’université, à direction des doctorants, enseignants et personnels.

Il avait été repris dans le volume Le temps des écrivains à l’université publié par Patrick Souchon. Merci particulier à Francine Delmer.

 

1999 | Souvenir d’en sciences


Deux ans d’atelier d’écriture en premier cycle de Bordeaux 1, 1995 — 1997.
Ce n’est pas tant de comment s’y prendre ou de ce qui fut fait qu’il faut parler, mais plutôt de ce que modifie ou désigne la tentative même. Il s’agit donc de deux années successives d’intervention hebdomadaire d’un «  écrivain  », puisque personne appelée depuis le fait d’avoir signé des livres, sous la dénomination contractuelle de «  chargé de cours en technique d’écriture  », auprès de deux groupes d’étudiants en faculté des sciences à Bordeaux 1, sous forme d’un «  atelier d’écriture  », mais dans un contexte favorable de saisie globale de l’univers culturel par les scientifiques eux-mêmes (merci à Francine Delmer, qui a fondé le séminaire Arts et Sciences de la fac), en intervenant donc dans le dispositif même d’enseignement, la participation à l’atelier étant validée comme une des options obligatoires du premier cycle.

Réalité un  : sur la totalité des facs de sciences en France, seulement cinq ou six ont mission d’intégrer dans l’enseignement premier cycle un cours dit de «  français  ». ­Réalité deux  : comme il s’agit d’étudiants en sciences et non pas en lettres, les enseignants qui en sont chargés ont statut d’enseignants du secondaire, mais cela ne nous regarde pas. Réalité trois  : comme on n’instaure pas une unité de «  valeur  » sans en fixer les normes, les cours de français en premier cycle de fac de sciences ont un programme précis, où il est question par exemple de lecture rapide, de rédaction de CV et de recherche de documentation, ce qui heureusement n’empêche pas les enseignants de proposer mieux, et, je l’ai constaté, ils ne se privent pas de le faire.

Tout devant  : comme la pensée de la science ne s’établit pas sur des concepts, la pensée de la science n’exige pas forcément une approche par la langue. Mais les énoncés de la science, en déplaçant notre appréhension immédiate du réel, déplacent aussi la forme de la langue confrontée à une nouvelle description du monde. Enjeu  : si on explore ensemble telle concrétion particulière de pensée, on examinera ce qui y change de la langue qui s’y confronte. Il ne s’agit pas d’amener à une pratique convenue ou plus littéraire de la langue, mais d’ouvrir ensemble la langue pour qu’elle puisse formuler ce qu’ils en exigent.

Paradoxe  : que le plus complexe de la science là où elle change peut se satisfaire de mots étonnamment simples, et donc se moquer justement des prétentions de la langue à lui offrir quoi que ce soit qu’elle puisse s’imaginer dans son sac. Paradoxe inverse  : qu’une logique purement littéraire puisse amener le texte à une description du monde en avance radicale sur la description ­scientifique, qui le rejoindra pourtant, bien plus tard, de son propre mouvement. Que dans cette tension d’entre les deux paradoxes soit un espace longtemps voué à la fiction comme un de ses terrains privilégiés, et qu’il a été asséché par la séparation des savoirs.

Développement du paradoxe  : il suffit par exemple de lire Étienne Klein parler des enjeux du «  temps réversible  » comme outil pour penser l’infiniment grand à la racine du temps (modèle oscillatoire pour penser les premiers instants d’expansion d’univers) ou l’infiniment petit à la racine de la matière (symétrie statistiquement parfaite d’existence ou de non existence des particules à un instant donné dans la matière pourtant formée de cette chaise où pourtant je m’assieds), et la contradiction de ce temps réversible avec notre temps d’horloge, qui contraint à une strate supplémentaire l’idée de «  mort  ». Rien de plus simple et pourtant moins dérangeant pour la langue que d’associer le mot temps au mot réversible. Enjeu pourtant pour le récit  : imaginons seulement un récit à la frontière de cette contradiction, fonctionnant donc depuis une contrainte de réversibilité du temps, quand bien même la lecture en resterait forcément linéaire  ? Mais qu’on lise selon ce principe Odradek de Kafka  : le temps n’y est qu’une occurrence indifférente parmi la totalité des situations provoquées par la lecture. Qu’on lise Le Terrier ou Le champion de jeûne de Kafka  : la dilatation du temps confère là aussi l’instant de la lecture, ce qui fait justement cette qualité d’étrangeté du récit, son fantastique, une réversibilité de principe. Le déplacement induit par le vocabulaire de la science nous offre une lecture renouvelée de textes que nous avions déjà placés de façon privilégiée à notre chevet.

Autre exemple de développement du paradoxe  : prenons à Stephen Hawking la phrase scandaleuse quand à l’objet qu’elle construit, mais qui reste un objet très simple de grammaire  : l’univers est un objet fermé sans bords ni frontières, et rapportons-la à la proposition du philosophe  : Le monde  : lorsque l’entier nous assiège. Ampleur de l’horizon qui envoûte, brisée par l’instant. La notion de monde uniquement contenue dans ses frontières (Heidegger, 1929). Et ajoutons l’étrange intuition de Kafka, à laquelle il impose détermination totale par clôture de la phrase  : La littérature est assaut contre la frontière. C’est peut-être une révolution récente de la science, depuis Einstein, que les objets qu’elle nous présente permettent certes de penser mieux le monde, mais nous contraignent à manipuler notre univers en dehors de ce à quoi la pensée nous permet d’accéder. Quand à la cantine un physicien s’amuse en disant que penser un univers à quatre dimensions (l’univers recourbé d’Einstein) est effectivement difficile, mais que manipuler des univers à sept dimensions ou plus est relativement plus facile, il y a un peu de leur humour, mais il y a ce franchissement  : accéder à une description non assignée à l’univers du pensable. Le philosophe ni l’écrivain n’aident le mental à approcher plus près ce qui reste impensable dans la proposition de Hawking. Mais ils permettent d’assigner sa hauteur d’impensable à notre description immédiate du monde, et aident à nous le révéler même, peut-être, en tant qu’impensable.

Encore un exemple  : «  invariance d’échelle  » est une ­production de langage qui ne signifie pas par elle-même, indépendamment de la description abstraite de ce qu’elle recouvre. J’ai pu avoir une très grande fierté, avec les étudiants de premier cycle qui m’étaient confiés, à être le premier à leur parler de la vie de Gödel et de son théorème  : inventer à vingt-quatre ans une théorie aussi incroyablement centrale pour la pensée, et n’avoir plus rien à faire ensuite qu’être l’ami d’Einstein, cela peut fasciner, quand on a justement affaire à des êtres de vingt ans, et qu’on peut aussi leur parler du chemin de Cervantès pour écrire à cinquante-six ans le Quichotte, et j’ai pu avoir la même grande fierté, pourtant plus surprenante, à leur parler de l’enfance de Benoît Mandelbrot, à Tulle en Corrèze, et puis les étapes qui le mènent à inventer puis décrire l’invariance d’échelle. Ce qui est surprenant, c’est que si, effectivement, la difficulté du théorème de Gödel, dont l’enjeu touche aussi bien la pensée du politique que la pensée du physique, et l’art même de penser, peut conduire à ce qu’il soit ignoré du lycée, «  fractal  » est un mot presque du langage courant, tarte à la crème de n’importe quel journal illustré qui se pique de technique  : facilité de la science à ne pas emmener avec elle sa propre histoire, à séparer de l’itinéraire singulier de Mandelbrot la singularité de l’objet qu’il invente.

Maintenant, qu’on raconte comme ça, un mardi matin, en trois-quarts d’heure, le fonctionnement d’À la recherche du temps perdu selon ces principes d’invariance d’échelle dans la construction de la phrase, du thème, et du livre, voire même du statut du livre dans la vie de l’auteur, et le fonctionnement en boucle ouverte du livre de Marcel Proust devient un objet mental autrement excitant que lorsque le nouveau mensuel Epok de la FNAC distille les clichés ordinaires de l’avachissement culturel  : «  Demandez autour de vous qui réellement a lu Marcel Proust....  », demande la Fnac : avec ça on règle tout. On peut mesurer assez facilement le danger où une telle proposition langagière peut engager la pensée, on mesure moins facilement le potentiel qui nous est confié, pour peu qu’on mette en relation nos univers disjoints.

Je parlais donc toujours, c’était la contrainte que d’un mardi à l’autre je me donnais, à la fois d’un scientifique et d’un livre. Comment Planck met en calcul la courbure de l’eau dans un seau qui tourne, à condition de cette révolution  : qu’elle soit décrite par un sujet lié à cette surface, et on peut donner le goût de lire William Faulkner. Ce qui m’a mis en rage ces deux ans, c’était qu’il me fallait leur parler de Planck en même temps que Faulkner, au lieu de m’appuyer sur leur univers, qui aurait dû comporter Planck, pour leur instiller mes propres venins, de lectures susceptibles d’autres récompenses, mais qui ne sont accessibles que moyennant ce premier franchissement  : savoir pourquoi nous disons que Faulkner a modifié radicalement la littérature universelle est une question qu’on peut considérer ne concerner que la littérature, et encore  : ceux qui sont déjà acquis à Faulkner pour en avoir surmonté l’accès abrupt. À rapprocher les savoirs, malgré les dischronologies, on donne au même et double franchissement sa teneur d’universalité. On voit partout ce poster d’Einstein qui tire la langue, mais raconter à partir de Planck et Poincaré un peu de la spécificité de ce qu’Einstein avait à franchir ne réduit pas la difficulté extrême à penser aujourd’hui l’univers en tant qu’objet courbe, et permet au moins de poser cette difficulté à penser dans ses propres dynamiques de franchissement  : à qui de s’en charger, et quand , dans la tâche d’éduquer  ? Or, un retournement aussi décisif pour penser aujourd’hui, et qui date de la première décade du siècle, l’université préfère ne l’aborder avec les étudiants qu’au second cycle  : c’est son problème. L’université ne juge pas utile, pour enseigner les sciences, de parler en premier cycle d’Aristote et Newton  : c’est son problème. En littérature les dégâts son largement similaires, alors taisons-nous modestement  : pour le bac français il y a un programme, et après on est débarrassé de la lecture. Après tout, sans doute, si on veut lire des livres, on n’a qu’à faire fac de lettres. Ça veut dire aussi que lire Borges, langue espagnole, ou lire Kafka, langue allemande, ou lire Carver, langue anglaise, ne dispose d’aucun vecteur scolaire, puisque l’enseignement des langues étrangères est encore plus véhiculaire. Alors, tout au long de ces deux ans, j’ai pu fantasmer sur les possibles de la rencontre, ce qu’on faisait ensemble, les étudiants et moi, c’était plutôt comme mettre quelques cailloux au milieu d’une rivière  : on ne remontera pas si facilement les dégâts. Je ne dispose pas de savoir scientifique, seulement d’une curiosité qui s’étaye difficilement sur plus compliqué que les excellents livres d’une collection comme celle de Champs (Flammarion). C’est cette notion de culture d’honnête homme, au pays de Montaigne et Montesquieu, qui servait de partage  : l’éloge de la curiosité, l’enjeu philosophique de l’étonnement, ne peut suffire à consoler de ce qui, des deux côtés, désormais manque radicalement.

Le plus précieux de nos mardis était cette dérive qui nous prenait  : je n’aurais pas eu droit à telle écoute avec mes seules armes littéraires. Je n’aurais pu parler d’Artaud comme ça, sans justifier. À s’interroger sur la science en elle-même, quand bien même je n’avais pas qualification pour, l’écoute existait parce qu’elle concernait de façon endogène leurs pratiques. À raconter comment Gödel à vingt-quatre ans invente son théorème et ce qui s’en induit, qu’un type décide au même âge et les mêmes années de s’engager, sous le titre du Pèse-Nerfs, dans une écriture uniquement vouée à la description des processus du mental, et Artaud devient nécessaire. Il est évidemment fascinant de raconter le double franchissement de Gödel et d’Artaud à des garçons et des filles qui approchent cet âge, quand on en a exactement le double, et qu’on a été soi-même étudiant, à cet âge qui est le leur, dans un bâtiment qui m’était visible de la fenêtre d’où je leur parlais.

Retour à ce paradoxe inverse  : que la littérature, selon ses logiques de franchissement propres, ne soit pas à la remorque des avancées les plus radicales de ceux qui construisent les modèles de représentation du monde, mais puisse les construire d’elles-mêmes sur sa route, comme l’invariance d’échelle dans la spirale ouverte de Proust ou le sujet lié à ce qu’il décrit chez Faulkner, ou le mental retourné sur sa propre diction chez Artaud. C’est fascinant chez Edgar Poe, par exemple dans Descente dans le Maelström comment le passage à un repère circulaire permet le rebroussement du temps, et dans Manuscrit trouvé dans une bouteille comment le mouvement vers le pôle sud inconnu dilate les temps relatifs des protagonistes, le narrateur et les marins, en même temps que se dilatent les vagues et le navire comme le corps de celui qui raconte. Mais fascinant aussi comment dans Eureka la démarche proprement littéraire de Poe le conduit à formuler, même si nous la reconnaissons rétrospectivement à partir de notre savoir, l’expansion de l’univers, conscient de l’importance de ce qu’il énonce, et conscient aussi de ce qui s’opposerait à ce qu’une telle idée, ainsi née de sa passion pour la «  déduction  », soit reçue. La fiction comme projection par delà le déjà pensé brosse à frais l’urgence propre du littéraire. Ceci acquis sur Edgar Poe, on peut bifurquer sur L’homme des foules et d’où Baudelaire démarre pour écrire autrement la ville  : alors on aura une base pour qu’ils écrivent leur ville, ou le trajet du vendredi soir pour retrouver Bergerac ou Oléron ou Libourne. Mais au passage, on aura aussi parlé des études de droit et de la passion pour le football de Edwin Hubble à leur âge, qui formulera cette expansion d’après le décalage de spectre des objets qui s’éloignent, et surtout on aura parlé de sa sœur Henriette, qui en fit tous les principaux calculs, quand bien même aujourd’hui le télescope ne porte que le nom du frère  : il y a beaucoup de filles en fac de sciences, mais de la vie exemplaire de Sophie Germain, 1776-1831, géniale mathématicienne de la théorie des nombres aux temps troubles de notre histoire, c’est moi qui en parlais le premier et ça n’aurait pas dû.

On en arrive donc plus à un univers de questions qu’à la formulation victorieuse d’une expérience  : enjeux évidents pour un système de formation qui ignore massivement l’historicité de ce qu’il transmet, enjeu aussi en ce que, formant aussi des enseignants (proportion en IUFM, et donc parmi les futurs enseignants de collège et de primaire, de ceux qui ont effectué un premier cycle de sciences), cette séparation étanche des pratiques de savoir est évidemment caduque et dommageable. Enjeux évidents pour la pratique littéraire  : la curiosité des aînés passe la nôtre. Fascine autant, chez Edgar Poe, qu’il puisse formuler une hypothèse tellement en avance qu’elle est irrecevable, que sa curiosité pour les travaux de Herschell ou Lagrange, et son culot de se les approprier ainsi. C’est de ce culot que peut-être nous manquons.

La littérature sort ragaillardie du dialogue, et fière d’elle-même  : par exemple, un texte comme Mal vu mal dit de Samuel Beckett peut se révéler immédiatement recevable par des étudiants de premier cycle de sciences, au nom même de ce qui les passionne. Simplement, on avait laissé en friche que leur intérêt pour la lecture a tout à gagner à passer par la voie étroite des sommets, Borges ou Kafka, plutôt que par les rois fainéants de la lecture divertissement. Nous avions quatorze séances dans chaque semestre, chaque fois cela a passé bien vite, puisqu’à mesure qu’on avançait le chemin était pavé de plus de matière. Je suis reconnaissant à ceux qui m’ont permis cette expérience du travail personnel qu’elle m’a contraint à faire, et qui m’était peut-être d’approche moins naturelle que ce dont immédiatement on dialogue avec des étudiants en Beaux-Arts, par exemple.

Il faudrait parler des lectures à voix haute dans le hall à midi, de l’intérêt pour le livre de Jacques Roubaud Mathématique, de ces étudiants de deuxième année qui la nuit faisaient gardien de nuit dans tel hôpital psychiatrique, de ceux qui aimaient la mer, des fous de maths aux textes bizarres, des fous de lecture aux manuscrits plein les poches, du prof de biologie qui théorise l’art ou du mathématicien à bicyclette, parler des fois où, au lieu d’écrire, on passe deux heures à parler, ou de la fois où j’envoyais chacun rôder dans les couloirs, les labos ou amphis, avec pour consigne de travailler uniquement et en temps réel sur l’environnement auditif et les paroles captées, et du portrait de la fac qui s’en dégage. Parler de comment on a évalué, sur la base de la présence (mais tous étaient tout le temps présents), en attribuant une note collective aux deux-tiers de l’échelle globale des notes dans les autres unités de valeur en option, s’étonner encore qu’à un groupe décidé arbitrairement on propose de passer un semestre à écrire chaque semaine sur un thème plutôt que s’en tenir à ce qu’on dit «  apprendre  » et que tous, effectivement, ont écrit chaque semaine.

C’était il y a deux ans, il y a rarement une semaine sans que par courrier électronique j’aie des nouvelles de ceux qui ont avec moi traversé l’expérience  : que la littérature ait à dire dans le dialogue, qu’elle ait à s’exercer hors de ses chemins de solitude, c’est à eux que j’en dois une vérification en des terrains qui pour moi étaient neufs, eux que j’en remercie. Reste cette impression de goutte d’eau dans la mer.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 avril 2013
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