fictions du corps | notes sur les hommes flexibles

pour en finir avec la vie joyeuse


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On avait besoin de beaucoup d’hommes flexibles. En contrepartie, on ne leur faisait pas la vie méchante.

Là où on en avait besoin, il fallait boucher des interstices, assumer des fonctions ternes ou passives (comme : compter les hommes flexibles, vérifier la présence des hommes flexibles, exprimer le besoin en hommes flexibles).

On se servait souvent de la métaphore de l’appartement : réserve de chaussures dans les placards, de pâte et riz dans la cuisine, laine de verre dans les faux-plafonds, joint autocollant dans les portes et fenêtres pour éviter les courants d’air.

Qu’on regarde la ville, les transports, les fonctions, la production, les bureaux, on remarquait combien la masse des hommes flexibles se faisait sentir pour une bonne continuité de toutes choses.

Les hommes flexibles avaient des devoirs, mais limités. La passivité de la tâche les autorisait à s’en départir lorsqu’ils s’en ennuyaient. Mais les avantages cessaient du même coup – on en voyait donc peu se résigner à en quitter la fonction. Et comment qualifier cette autre masse, tout aussi flexible (mais non pas eux considérés tels) qui attendait, toute prête, à compenser les défections, à colmater les besoins neufs ?

On avait même cessé d’en tenir le registre exact. Combien d’hommes flexibles, occupés à quoi les hommes flexibles, venus d’où et pour un temps combien. À vous, si vous cessiez de vous compter parmi les flexibles, de demander la reconfiguration de votre dossier principal.

Parfois on en parlait, le soir : et si un jour on ne trouvait plus assez d’hommes flexibles ? Et si, pour toutes les fonctions de colmatage, permanence ou régulation de la ville, manquaient les hommes flexibles ?

Les hommes flexibles étaient logés ensemble, dans des dispositifs assez simples pour ne pas égarer leur adresse. Des transports les y ramenaient le soir, les y prenaient le matin. On ne savait plus exactement quand – une fois passé le temps des grandes usines, des travaux qui vous posaient quelqu’un – avait progressivement commencé le temps des hommes flexibles.

Puis ils se transformaient, progressivement aussi : plus malléables, plus souples. Une légèreté aussi, qui favorisait l’emploi vertical (dans les bureaux, on en installait beaucoup plus, disposés par terre, sur les chaises, sur les tables, puis empilés sur eux-mêmes.

Une certaine façon de parler, aussi : plus timide, se contentant des thèmes qu’on imposait, des spectacles et combats avec balle ou ballon, ou chanteurs sur accords déterminés. Les hommes flexibles ne gênaient pas une société, ni ne l’alourdissaient.
Les hommes flexibles ne se plaignaient pas de leur condition, jamais.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 janvier 2014
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