atelier d’été, 2 | marcher dans la maison vide

arpenter les codes principaux du fantastique : l’importance du lieu


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1, bref retour sur la semaine 1

D’abord, remercier.

Vous avez été plus de cinquante à envoyer votre contribution pour la première proposition, en respectant cette idée de bloc-paragraphe, qui permette de créer un texte à autant de voix, chaque paragraphe étant une de ces voix.

Formidable diversité, qui relance à chaque pas la lecture, et pour chacun des auteurs, j’imagine, à lire les autres contributions, ce qui justifie l’expérience collective de l’atelier d’écriture : chaque texte lu interroge celui qu’on a écrit soi, démultiplie ses potentialités, renforce la perception de sa singularité.

Je pense qu’à mesure qu’on avancera, se franchiront d’autres étapes : se servir des textes déjà en ligne pour accentuer la radicalité de sa propre prise d’écriture – et si constat d’une certaine homogénéité dans les thèmes ou les formes, ne pas hésiter à ouvrir le cercle en prenant écart.

En tout cas, ça fonctionne et il faut s’en servir pour avancer. D’autre part, la page a reçu pas loin de 1500 visites (sont seulement décomptées celles de plus d’une minute, ni les robots ni les erreurs d’aiguillages !), et même si je suppose que plusieurs d’entre vous sont revenus plusieurs fois suivre les mises en ligne, cela a dépassé largement le cercle des contributeurs.

Un espace commentaire est ouvert, je rêve que chacun puisse réagir sur les textes des autres, ou d’un ou d’une autre, ce serait une partie nécessaire de l’avancée – questionner, témoigner du lire.

Grosse alerte de mon côté jeudi matin, pour avoir voulu faire une micro-correction depuis un Starbucks à connexion précaire, effacé la moitié de la page, et cela juste le jour où l’excellent plugin de sécurité TextArea Cache procédait à sa propre mise à jour. J’ai reconstitué comme j’ai pu, avec votre aide, mais je sais qu’au moins un texte manque...

À noter que, pour tous ceux qui me l’ont signalé, en cliquant sur le nom vous avez accès au site ou au blog, l’occasion bien sûr de découvertes et de faire connaissance. Nota : merci de me redonner le lien dans chaque envoi de contribution, ça gagne du temps...

 

2, et en avant pour la semaine 2

Pour continuer, une autre base essentielle du récit fantastique, la spatialisation – mais pas seulement la spatialisation : un lieu évidé, épuré, mentalisé, un lieu prêt à accueillir non pas action ou événement, mais à les déstabiliser par son propre écart (de lieu écrit) avec tout lieu réel.

C’est une sorte de trame obligatoire. Ce qui veut dire qu’on peut prendre n’importe quel grand classique du fantastique (le Golem de Meyrink, L’autre côté de Kubin, ou même Le dépeupleur de Beckett) et ne les ouvrir que pour examiner comment ils traitent – non pas les lieux en général, mais – le ou les lieux essentiels à la marche du récit. Trois suffisent ? Sériez-les dans le Golem... Mais vous disposerez aussi de lieux emblématiques pour le fantastique chez Borges (L’immortel, L’aleph, Le Seuil...)

Dans les « fiches » vous trouverez un texte central sur cette question : Georges Perec, D’un lieu inutile, dans Espèces d’espaces. Chez Wells (La porte dans le mur), chez Dostoïevski (Douce, Le sous-sol, ou tout simplement cet appartement vide que des peintres viennent de rénover au tout début de Crime et châtiment), la description du lieu vide précède et avale le récit fantastique. Mais il s’agit plus que d’un lieu vide, un lieu inutile, cela peut-il s’inventer et se construire ?

Je vous proposerais de relire (dans l’onglet « textes classiques ») une des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe : William Wilson. Chacun se souviendra très vite d’avoir lu cette angoissante histoire de double, poussée à son paroxysme. Mais, si vous ne l’avez pas lue depuis longtemps, relisez William Wilson (c’est très bref, ça file d’un trait), uniquement du point de vue des lieux. Et regardez comment, par exemple, le premier lieu (l’école) est traité avec bien plus de précision que les suivants.

« La maison, je l’ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains étaient vastes, et un haut et solide mur de briques, couronné d’une couche de mortier et de verre cassé, en faisait le circuit. Ce rempart digne d’une prison formait la limite de notre domaine ; nos regards n’allaient au delà que trois fois par semaine, — une fois chaque samedi, dans l’après-midi, quand, accompagnés de deux maîtres d’étude, on nous permettait de faire de courtes promenades en commun à travers la campagne voisine, et deux fois le dimanche, quand nous allions, avec la régularité des troupes à la parade, assister aux offices du soir et du matin dans l’unique église du village.

[...]

« Mais la maison ! — quelle curieuse vieille bâtisse cela faisait ! — Pour moi, quel véritable palais d’enchantements ! Il n’y avait réellement pas de fin à ses détours, — à ses incompréhensibles subdivisions. Il était difficile, à n’importe quel moment donné, de dire avec certitude si l’on se trouvait au premier ou au second étage. D’une pièce à l’autre, on était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à des­cendre. Puis les subdivisions latérales étaient innombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si bien sur elles-mêmes, que nos idées les plus exactes relativement à l’ensemble du bâtiment n’étaient pas très différentes de celles à travers lesquelles nous envisageons l’infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je n’ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle localité lointaine était situé le petit dortoir qui m’était assigné en commun avec dix-huit ou vingt autres écoliers. »

Il ne pourrait y avoir l’intensité et l’ambiguïté, l’angoisse de William Wilson sans avoir préalablement installé le lieu, non pas comme lieu réel, mais comme objet strictement mental, notre architecture intérieure.

Revenir sur comment Breton taxait Balzac d’envoyer ses cartes postales puisque chaque récit ou roman commence par la description d’un lieu vide, parcouru de façon ambulatoire par un narrateur non identifié, mais bien sûr anthropomorphe pour le champ visuel et la hauteur de l’oeil par rapport au sol (il faudra longtemps pour briser ça, Proust y parviendra).

Relisez Béatrix ou Honorine pour mesurer comment le fait d’installer ces lieux vides a une fonction essentielle pour le surgissement du roman.

Et repenser aussi à comment ce texte fascinant de Proust, Journées de lecture, a permis le surgissement ultérieur de la Recherche en décrivant d’abord la maison de Combray vide, le narrateur immobile et lisant, avant que le pas de Swann vienne en faire crisser le gravier.

 

3, maison vide, oui mais comment

En amont, je me dois de repréciser que se donner un protocole pour l’écriture n’est pas un artefact didactique, ou pour faire de l’écriture en jouet. C’est seulement parce qu’on a 8 séances devant nous, et qu’on ne doit pas demander à chacune de tout dire. C’est parce qu’on respectera strictement ce manque, voire cette frustration du récit incomplet, qu’on va se donner progressivement l’élan du reste.

Ce qui est important, c’est que le lieu – qu’il s’agisse d’un lieu d’autrefois, d’un lieu où on revient parfois, d’un souvenir précis mais fugace, ou d’un lieu qui fait encore partie de notre présent, mais transposé la nuit ou dans l’instant où on le vide (maison qu’on prépare pour l’hiver) – soit vraiment traité en tant que tel. Et qu’on soit à l’intérieur. Pas de description du dehors, sinon on n’arriverait pas à entrer.

Mais pas besoin de savoir où c’est, sauf si le nom pour vous est important. Et surtout, pas à savoir pourquoi vous êtes là, ni qui vous êtes. Parlez de la couleur du papier peint, de la lumière tamisée à la fenêtre, de la vieille photo sur le buffet, mais pas de personnage, et rien de vous (je sais bien que je pourrais le dire trois fois ça ne sera pas écouté mais tant pis).

C’est l’arrachement du lieu à son contexte qui est déterminant. Un des textes que je vous suggère de relire avant d’écrire, dans les fiches, c’est celle qui a pour titre SIMON_expansion, un extrait de Leçon de choses de Claude Simon avec description de la maison en démolition. Les lecteurs parmi vous sauront retrouver les textes avec lesquelles ils sont en affinité – un des plus beaux ce serait Les jardins de Morgante de Jean-Paul Goux, ou le rôle des escaliers dans L’embardée : et vous, si vous commenciez par monter un escalier, ce serait lequel ? Et il mène où. Et si on ouvre les portes du couloirs on voit quoi ?

Pour couloirs, chambres et escaliers, pensez à Gaston Leroux, La chambre jaune...

Pensez aussi aux situations de veille, d’attente... (dans Un balcon en forêt de Gracq, ou l’utilisation systématique chez Lovecraft, puisque j’écris ceci de Providence, des situations postées, dans La peur en embuscade, dans La maison maudite, où on s’incruste une peine nuit dans un lieu ordinaire en quête de ce qui ne surgira pas, ou si brutalement qu’on ne verra rien).

 

4, s’aider d’une forme

D’abord, savoir quels lieux ont dans notre trajet personnel valeur transitionnelle. Pas beaucoup pour chacun. En faire une brève liste n’est pas inutile. La maison, l’appartement, la chambre dont on se souvient le moins seront peut-être les meilleurs porteurs pour le texte, qui devra les réinventer.

Bien préciser le temps du récit : le temps référentiel, nos vacances, nos voyages, nos souvenirs, sont dans des temps récurrents, événementiels ou diffus. Le temps de la description est fictif, et ne rend des comptes qu’au récit. Il peut être réduit à presque rien, un éclat simultané, comme la façade ouverte qui sert de départ à Perec pour La vie mode d’emploi.

Ensuite, faire que le récit, qui implique le déplacement mental du lecteur de syntagme à syntagme, d’image à image, induise l’illusion d’un déplacement réel dans un lieu, lui-même fictif ou réel, en tout cas qui ne se construit que par l’écriture.

Chacun aura ses textes fétiches sur la question. Dans le K de Buzzati, on fait des miracles avec un seul palier. J’ai très grande vénération pour Le roi Cophetua de Julien Gracq, où cette notion de lieu vide devient le but entier du bref récit.

Vous savez maintenant de quel lieu précis vous voulez ou allez parler ? On consacrera une des prochaines propositions à la notion d’espace public, c’est un peu délibérément que je ne parle que de lieux privés, maisons – mais bien sûr bureaux, boutiques, ateliers, ruine ou bâtisse abandonnée dans nos souvenirs d’enfants explorateurs, à vous le choix.

Terminer sur une indication formelle encore plus précise : dans les fiches, Danielle Collobert, Dire/Trajet. On n’est pas dans ma proposition, puisqu’il s’agit d’un trajet dans Venise. Seulement, chaque phrase (comme dans Prose pour le Transsibérien de Cendrars) ne voit que ce qui est devant le narrateur à ce moment précis. Pas de chevilles intermédiaires, de à gauche ou à droite, ni de et puis ou de ensuite. C’est ce montage cut qui donne l’ambulatoire, le mouvement du texte pour le lecteur (c’est lui qui mémorise, s’oriente – pas l’auteur).

Et remarquer l’usage de cette technique qu’elle prend aux Illuminations de Rimbaud (dans l’onglet « textes » si besoin de se rafraîchir la mémoire) : prégnance des phrases nominales (sans verbe, ou alors seulement l’infinitif), verbes conjugués seulement présents dans les propositions relatives.

Allez, soyez chou, faites un petit effort pour tenter ça dans votre écriture ! Le résultat n’en sera que plus dérangeant, la confrontation des paragraphes de chaque auteur n’en sera que plus aiguë.

 

marcher dans une maison vide, les textes


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Le papier peint à fleurs fuchsia. Violette la montagne du loup, j’y suis, la tête contre. Sans les meubles, ils ont été enlevés depuis longtemps. Le rectangle imposant de l’armoire démontée a préservé les couleurs d’origine, le vert y est plus sombre et chaleureux, plus tendre, les tiges du lierre très nettes, cernées d’un jaune sec tirant sur le marron, alors qu’ailleurs il a tourné en crème sous l’assaut de lumière (elle n’était pourtant pas si forte). Sur une ligne, juste à hauteur des hanches, des creux, des chevilles dans le mur, cinq, six. Manque la barrette de bois qu’elles retenaient, avec sa rainure pour les craies sous le tableau, qui manque aussi, et l’école inventée pour des yeux de plastique, poupées, oursons, tentatives de Bambis, le nez, la courbe exagérée du front, celle inversée du dos et ses pattes si graciles qu’un seul écart les défigure, rien ne peut plus se voir. La moquette bleue et quatre ronds qui disent le lit, son emplacement. Au-dessus de la porte, la bouche est là, toujours ouverte. Ne soufflant plus d’air chaud ni la nuit ni le jour, elle laisse des toiles d’araignées se tendre, étagées et complexes. Quelle longue attente, les yeux en direction du mur, vers cet endroit qui forme un angle, de la largeur exacte du miroir. Lorsqu’on l’enlève, qu’on le décroche en le soulevant, qu’il glisse le long des pattes de métal, en ôtant avec lui la fontaine et l’oiseau, les images patiemment collectées, ce chagrin. Un chagrin étonnant, bien trop grand, les épaules secouées et la gorge. Trop grand pour la consolation qui vient mais qui ne comprend pas, la cause est si petite, un miroir décroché parce qu’il était piqueté de rouille, une si petite affaire. Ou c’était un chagrin venu de bien plus loin, portant en lui des lambeaux d’autres peines non décrites et incompréhensibles, les trainant derrière soi, les faisant remonter à la surface vers la lumière pour qu’elle les touche, lambeaux noirs qui se suivent, écharpes des peines passées, les futures se tenant embusquées et tout à coup parlant, voix hautes et mugissements, ondulations de larmes, étreignant à l’avance le corps, petit, dans cette chambre c’est tout un resserrement autour du vide, un crèvement, une douleur imprécise et vague, comme si les détails répartis sur les murs tentaient d’encercler et surprendre, au centre de cette pièce sans meubles, une forme brumeuse, une sorte de virgule, une flammèche couleur de suie, toute palpitante et prête à fuir. Quand on ouvrira les volets, une branche cognera la vitre, comme un index qui tapote, en insistant. CHRISTINE JEANNEY.

Il y a eu une pièce. Et maintenant ? En entrant, le poste est là : Un Ducretet-Thomson 1954, placé sur une cantine métallique. Il diffuse en ondes courtes un programme en portugais. Caisse en bois, quatre boutons ronds, le diapason métallique de la marque au centre du tissu, le tissu taché par du café. Le genre de poste qui trônait sur le buffet des gens de peu. Posé sur une cantine contre un mur monté à l’intérieur de cette pièce avec piano à queue où l’on recevait. Elle a été là cette pièce, avant les murs de brique peints en noir, couverts de coulures de peinture rouge projetée à la Pollock. Le Ducretet-Thomson est au centre de ce qui est désormais un couloir. La lumière vient de la Lune par le côté. Elle traverse les hautes fenêtres et frappe les coulures de peinture rouge. En quatre endroits. Quatre ouvertures de ce qui fut une pièce majestueuse avec vue sur le parc. Le mur extérieur est d’une pierre dorée, sèche. De gros câbles longent le mur intérieur, certains posés au sol, d’autres accrochés et serpentant comme du lierre dont les branches traversent le plafond ou plongent dans le sous-sol. De la condensation sur les murs noirs tachés de rouge. Des traces qu’y font les doigts. Les bras écartés, les mains peuvent se poser à plat sur les murs et guider les pas entre les fenêtres jusqu’au deuxième coin qui oblige à tourner. Le corridor s’élargit jusqu’à ce que les mains ne puissent toucher qu’un seul côté, elles suivent le mur intérieur, jusqu’au coin suivant où, à nouveau il se réduit. On marche sur une sorte de coursive de chantier vingt centimètres au-dessus du sol. Chaque fois que le pied se pose sur la marche métallique, ça claque et résonne… Au bout du couloir, un autre couloir, puis un autre, puis un autre. Puis à nouveau le Ducretet-Thomson 1954. Et ainsi de suite. On peut tourner autant qu’on veut. Un couloir avec des fenêtres. Un couloir borgne. Un nouveau couloir avec des fenêtres et le couloir où le poste émet un programme en portugais. Derrière le poste, derrière les murs, une pièce totalement inutile,invisible, dont on sait qu’elle est là, murée, sans aucune ouverture, ceinte d’un corridor qui ne mène nulle part. PHILIPPE LIOTARD..

Dans la paume de la main la poignée de cuivre, ronde, froide déjà, lisse, vite glaçante jusqu’au coude. Porte qui chuinte à peine sur des gonds huilés. Peinture écaillée, blanche, qui laisse apparaître ça et là une couche plus ancienne et foncée dont on ne devine pas la couleur exacte à moins de l’avoir connue avant. L’air frais s’échappe de l’ouverture à taille humaine, frappe le visiteur. De l’air frais et humide, aux odeurs de champignons, de feuilles mortes, de terre, d’automne. Les yeux arrêtés par l’obscurité et le silence ample comme un écho bloqué. Du pied chercher la limite de la première marche. Tâtonner de la pointe de la semelle. Accrocher le rebord. Interrupteur qui se dessine sous la main qui se pose sur le côté, vague halo, au loin, plus bas que les marches. Une ampoule nue au bout d’un fil, hors de vue, qui grésille, à deux doigts de s’éteindre. La terre, légèrement molle, qui colle un peu. Cave voûtée, deux mètres au plus haut. Briques qui s’enchâssent en arrondi, celées à la chaux jaunie qui s’effrite. A peine la place de deux pas en avant, deux en arrière avant de toucher du doigt la paroi suintante. Un soupirail face à l’escalier, une ouverture de quelques centimètres, une aération, juste une aération, et de l’air plus froid encore qui vient de plus loin derrière, se glisse et ferait frissonner le plus robuste des visiteurs. Les briques semblent s’enfoncer dans le sol. On a rajouté de la terre, ou la maison s’enfonce légèrement. Qui pour creuser et savoir jusqu’où les parois descendent  ? Retrouver le volume initial. SÉBASTIEN BAILLY

Non, dans la cour c’était la porte dans le coin, la petite. Tout de suite le bas de l’escalier, juste la place nécessaire à l’ouverture de la porte avant les marches de bois lavées et relavées, en biais, courtes et hautes, la rampe de fer, le tire-bouchon étroit et sans fin qui n’admettait pas le port d’un sac important, ou alors devant soi, heurtant les genoux, tire-bouchon éternel semblait-il, jusqu’à ce plat qui était le huitième étage, le dédale de couloirs, des fenêtres à droite ou à gauche, donnant sur des cours, les portes alignées, les coudes imprévisibles, un lavabo, ou une porte jamais totalement fermée sur des toilettes, et au bout, tout au bout, la porte qu’ouvrait cette clé. La main qui tâtonne, ne trouve pas le bouton, un espace court, des obstacles devinés, une raie de lumière qui dit fenêtre. Entrer précautionneusement, une hanche qui heurte un coin, une odeur de renfermé, mais vague, peut-être autre chose que la poussière, comme des fleurs mortes, ou des tissus fanés et un peu sales portant le souvenir de corps, les bras tendus, heurter le bois, mains qui cherchent, trouvent le métal, le grincement, le poignet tordu maladroitement, pousser le volet qui cède brusquement, s’ouvre sur une lumière morte, face à une fenêtre voilée. Le silence du milieu du jour, un lit de fer, un matelas propre, neuf ?, et des meubles sans âge, noirs, quelques moulures ou sculptures gauches sur des formes massives, la petite place laissée libre pour la marche, une table près de la fenêtre, contre le mur, éclairée de biais, une table avec une cuvette près de l’entrée, un grand fauteuil à haut dossier, tapissé de velours usé traversé par une bande de tapisserie. Tourner sur soi, se demander qui avait pu vivre là, où y entasser des souvenirs refusés. Se demander si des vies venaient se nicher derrière toutes ces portes. Ne pas très bien savoir combien de temps cette pièce servirait de cadre à ces jours vacants, le but, l’idée qui m’ont poussée à rechercher un toit dans cette ville, s’étant noyés dans les petits ennuis du trajet, s’étant effilochés – n’était pas bien assurées, juste le besoin d’avoir un nouvel avenir. Laisser le neutre de l’endroit, neutre que la solidité étrange des meubles renforce, me pénétrer. Cesser de guetter des signes de vie. Savoir juste que je devais venir là, que je n’ai pas à amadouer les lieux, que ne suis tenue simplement qu’à y demeurer, et oublier ce qui peut-être dans la ville inconnue, oublier ce que j’ai lu sur elle. M’allonger, dormir pour attendre. BRIGITTE CÉLÉRIER.

La chaleur de l’été couve les murs de la maison. Des coups de poing de lumière frappent les volets de la fenêtre. Une mouche qui s’échine à s’échapper dans les rais de lumière agite la poussière ambiante. Le calme de la sieste est trompeur : tout semble assoupi alors que rien ni personne ne dort. Le parquet craque sous les pieds usés du lit, une armée invisible le ronge du dessous. Des crissements dans la paille du matelas répercutent cette agitation vorace, dévastatrice, qui, tôt ou tard, réduira les meubles en poussière. L’heure est à l’abandon, les forces sont alanguies, mais le sommeil se refuse. Les yeux fermés, sous les ombres des paupières teintées de sang, on perçoit plus nettement encore l’usure à l’œuvre, l’acharnement des mandibules qui rongent la demeure. Une punaise gris-vert escalade l’édredon qui rend sa bourre en plusieurs endroits. Des formes étranges s’ébauchent au gré de l’ondulation des rideaux. La fissure du mur lézarde à travers le papier peint piqueté d’humidité. Les verticales se tordent, en son milieu le plafond semble tiré vers le bas par le poids du lustre drapé de toiles d’araignée. Sur le dessus de l’armoire, une photo émerge d’un carton entrouvert, dévoilant les yeux d’un personnage cerné de noir, des yeux insistants qui surveillent la vacuité de la pièce sans rien perdre de ce qui l’agite. Regard hypnotique bien que lointain, chargé d’un passé inconnu. Il faudrait refermer ce carton, mais comment faire ? La chaleur décourage toute velléité. Fermer les yeux non plus ne sert à rien : ce regard s’est infiltré et nous épie de l’intérieur. SYLVAIN MARESCA.

Le regard au sol. Instinctivement. L’étroitesse et la raideur de l’escalier sans doute. La main gauche sur le mur pour s’aider à descendre. A plat, sur le crépi lisse. Tout le monde a glissé. Malgré la lumière naturelle venue de l’arrière, de la cuisine jaune. Dans la main droite, l’ampoule électrique et son halo jaunâtre qui éclaire à peine. Plonger la vue au plus loin de ce que l’on peut voir. Se dire ce n’est que ça, ne plus y penser, oublier ses pieds, les marches creusées dès la première et l’inégalité de toutes les autres qui suivront, que l’on ne jauge pas d’ailleurs, à première vue. Sur le mur le crépi s’effrite, il manque par endroits, jusqu’à ce que l’on réalise qu’il a quitté le mur, que peut-être jamais il n’a agrippé la pierre humide, l’humidité qui s’infiltre dans les doigts, rafraîchit la paume de la main. L’hiver le froid vous glace. Penser déséquilibre. L’avant du pied trop franc et l’affaissement dans la marche qui surprend le pas. Noir absolu dans le virage. Vous n’aviez rien soupçonné n’est-ce pas ? La cave est traître. Il faut encore s’enfoncer. Tenir la main sur le mur disjoint, par endroits les pierres absentes déstabilisent la descente souterraine dans le ventre de la maison. Impression que le mur se fend, s’écarte, la nuit exacerbe les sensations. Un piètre appui de trous, de niches, d’aspérités glacées par où s’engouffre un murmure, on croit reconnaître le chant sourd d’une comptine, au-clair-de-la-lu, ça ne va pas plus loin, jusque là on ne pensait qu’à ses pieds, à ses mains, tendu dans l’effort de ne pas chuter, de ne pas perdre son maigre recours contre le déséquilibre, de ne pas perdre sa sérénité. Rien n’était audible jusque là. On avançait dans le silence. au-clair-de-la-lu. Comme un chant métallique. C’est ça. On imagine quelque chose qui bat. La dernière marche donne sur un sol dur, une sorte de dallage inégal, de grandes dalles que la pointe du pied heurte à l’endroit des raccords car on traîne les pieds dans le noir encore tout juste troué par le balancement jaune de la lampe. Plus de mur pour se retenir. D’un coup on a quitté l’étroit conduit de l’escalier. A partir de là on est livré à soi-même. L’humidité toujours prégnante, davantage encore, et l’air au goût âcre. Un léger souffle par endroits, comme expiré par la pierre des murs. Et cette odeur de charbon qui remonte, de charbon, de poussière, ça prend à la gorge, n’est-ce pas ? Cette odeur gris foncé, car vous le distinguez dans le noir de la cave, le tas de charbon, les boules accumulées. Il faut encore faire attention. On reprend espoir avec le mur qui réapparaît, un renflement de mur sur lequel s’appuyer, le salpêtre fleurit dans les profondeurs ; malgré le mur, la dernière dalle plonge dans un sol mou, on ne s’y attendait pas, comment s’y attendre dans un noir pareil, on trébuche, tout le monde trébuche et se récupère, les mains en avant, sur le monticule de charbon qui roule, s’écroule un peu. MARLEN SAUVAGE.

Du rouge et du noir. L’ampoule qui détruit l’ombre. Ton visage apparaît lentement dans le révélateur (je repense à une séquence d’Ascenseur pour l’échafaud). Il se révèle dans son apparence. Je t’ai prise en photo et je te fais renaître, je t’agrandis. Le couloir est fermé à ses deux extrémités. Il aurait été inutile si nous le n’avions pas transformé en labo, mon frère et moi. La pellicule a été enroulée dans la boîte magique, une Cuvinox. L’agrandisseur ressemble à une guillotine, j’insère le ruban 24 x 36 sous la glace. Je fais passer les épreuves de bac en bac (révélateur, bain d’arrêt, fixateur). Le silence s’écoute et s’égoutte dans le clapotis des produits chimiques. La pince fait bouger tes cheveux courts comme ceux de Renée Falconetti dans le film Jeanne d’Arc de Dreyer. Je n’ai pas mesuré l’espace où nous opérons. Je l’estime, dans mon souvenir, à quatre mètres de long sur un mètre de large. Lieu de fraîcheur et d’indépendance. Il est devenu pour nous un refuge, un endroit hors du monde et de la maison même. Comme un tunnel vers l’inconnu – quels fantômes vont se dessiner et prendre forme dans la succession des actes cabalistiques du développement photographique ? – et Kodak conduit le bal nocturne. Notre petit royaume est peuplé de silhouettes énigmatiques, les personnages sortent tous d’un liquide amniotique. Les murs blancs multiplient les déplacements en découpages chinois. J’ai retrouvé chez toi, depuis que tu es morte, les images (format 30 x 40) que je t’avais données. Tu les avais gardées. Elles n’ont pas bougé, le noir et blanc est demeuré intact, là tu vis toujours, tu ris à l’existence. Dans ce labo désormais mental, le rouge est mis : personne n’entre ici sans désirer fixer le temps. DOMINIQUE HASSELMANN.

La lourde porte refermée, rester au bord. Pour s’habituer. Accommoder. C’est de plein pied qu’on entre dans la pénombre installée. Elle est ici chez elle. Chaleur sèche de sauna et odeur chimique irritante. Dissolvant ammoniaque acide ? Dans le fond de la pièce, loin, combien de dizaines de mètres ? trois ? quatre ? une fenêtre, non un mur de vitres composé de petites fenêtres carrées. Toutes ou presque rendues opaques par, à l’extérieur, des coulées de salissures dues aux intempéries, et à l’intérieur par une succession de nouvelles couches de poussière sur des couches de poussière ancienne. Chaque petite vitre carrée séparée de sa voisine par un quadrillage métallique. Devant le mur de vitres, un grillage, comme on en utilise dans les jardins pour séparer le poulailler du potager voisin. Du grillage pour protéger de l’intrusion. Beaucoup de vitres sont cassées ou fêlées. Derrière le mur de vitres sales, un mur de béton qui a bien dû avoir mais qui a perdu sa couleur d’origine. Combien de temps pour le moisir, le ronger, le tacheter de noirâtre, le fendiller de haut en bas par endroits et pour qu’il se laisse convertir en mousse dans sa partie supérieure ? Une courte distance sépare la paroi de verre de celle en béton. Juste la place pour le passage d’une ou... deux personnes. Il semble. Comme dans un paysage de plein air, des obstacles cachent en partie l’horizon du lieu qui a pour horizon un double mur. Marcher sur une plaine étale et épaisse de journaux. Crissement d’une page écrite à l’encre noire. Chuintement d’un visage en couleur sur le papier glacé d’une affiche de cinéma. Par endroits les journaux déchirés laissent voir un sol noir, dur, mat. Anciennes taches d’huile séchée autrefois brillantes et sans doute glissantes. Dangereusement. Une colline de cartons à contourner. Certains sont éventrés. De ces éventrations pendouillent des manches de pull, des jambes de pantalons. Déboucher sur un monticule tout hérissé de pics et de pointes ! Reconnaître un établi avec son lot d’outils éparpillés, scie sauteuse, perceuse avec sa boîte de mèches ouverte, leurs fils pendent comme des serpents morts. Ou endormis ? Tournevis pointus de différentes tailles, un tournevis cruciforme. À coté d’un chalumeau un masque de fer de forme plus ou moins ovale, couleur rouille. Ses bords ont la brillance d’une lame affûtée. Buter dans une de ces énormes poubelle noire dégueulant des gravats blanchâtres. Son couvercle gît, ventre à l’air à ses côtés. Zigzaguer dans un enchevêtrement de planches en bois de différentes longueurs et de différentes surfaces. Tentative de classement ou préparatifs ? S’arrêter net devant un caddie de supermarché où une montagne arrimée touche presque le plafond. C’est un géant, d’au moins trois mètres, tout de blanc vêtu. dans la main droite il tient une règle graduée. Son ventre déborde de tiroirs. Son dos aussi. Sur chaque tiroir une étiquette en lettres majuscules, masculin/ féminin enfants/ adultes jeunes/vieux valides/ handicapés autochtones/ étrangers beaux/laids malades /en bonne santé intelligents/idiots parasites/utiles. Certains tiroirs ouverts, d’autres fermés, d’autres encore entrouverts. Pourquoi entrouverts ? Les tiroirs ce n’est donc pas comme les portes ? Une porte doit être ouverte ou fermée qu’il a dit l’autre, le poète...Au cou du géant un collier de moules à gâteaux, un moule à tartelette, un moule à madeleine, un moule à tartelette, un moule à madeleine, enfilés comme des perles sur un gros cordon rouge. Planter là le géant et sa menaçante règle graduée. Se tenir éloigné de ce normopathe en chef. qui nous fera tous et toutes rentrer dans le moule ou dans un de ses tiroirs si... Atteindre une oasis. Table basse rectangulaire en bois brun clair, ronds de verres imprimés en plus foncé dans sa chair. Accueillant, bonne enfant, sur toute sa surface, et à ses pieds, gobelets en plastique blanc, restes de victuailles dans des barquettes transparentes, cendrier débordant de mégots. Poule brune entourée de ses trois poussins canapés avachis, de deux vastes fauteuils jaunis eux aussi et, comme deux vilains petits canards dans la portée, d’une chaise en plastique bleu et d’un fauteuil de bureau à roulettes. L’assise défoncée exhibe son rembourrage en mousse et un pot de Nescafé. À l’évidence, dame Pénombre cohabite ou a des invités. Une pile de grands volumes épais, reliure en cuir vert bouteille, Larousse du XXe siècle incrusté en grosses lettres dorées sur la couverture, tranche elle aussi dorée et finement travaillée, une pyramide de seaux de peinture entamés, de chiffons chiffonnés cachent comme par inadvertance les premières marches d’un escalier. Une araignée, dos noir et velu, toutes ses pattes grises et brillantes accrochées à la balustrade, ses petits yeux malicieux et son sourire engageant sous son haut de forme en feutre orange de peluche araignée, comme une invitation.... ou un panneau Danger Attention à la montée ? VÉRONIQUE SÉLÉNÉ.

« J’ai toujours aimé, depuis mon enfance, sentir autour de moi une maison s’enfoncer toute close dans le crépuscule — toujours goûté le sentiment trouble des eaux basses, la petite mort qui rôde un moment dans les pièces vides avant qu’on allume les lampes. » Julien Gracq — Le Roi Caphetua. C’était un escalier tournant, assez large ; dessous, profitant de l’espace libre, on avait aménagé un cagibi. L’entrée, cachée par un rideau épais, était étroite, mais suffisamment haute pour laisser passer une personne adulte. On avait entreposé là des cartons. Un portemanteau était fixé au mur, à gauche. Au fond, une petite commode, bloquée par la pente que fait l’escalier, et derrière, encore un espace, où j’avais pris l’habitude de me cacher. Le débarras épousait parfaitement l’escalier, et devenait de plus en plus étroit au fur et à mesure qu’il tournait. La faible lumière de la lampe disposée au-dessus de l’entrée ne permettait pas d’y voir grand-chose. Une fois, je tentais d’en percer le mystère avec une lampe de poche, mais, coincé entre les cartons et le meuble, je ne distinguais rien qu’un ultime coude laissant supposer un trou sans fin duquel j’imaginais qu’un jour finirait par sortir un lapin blanc vêtu d’une redingote. Je me réfugiais ici lorsque j’étais seul. Je restais sans bouger dans le noir, et après un long moment, la maison, peut-être se croyant seule, commençait à bouger. Parfois, le vent faisait claquer à l’étage une fenêtre qu’on croyait fermée. Au-dessus de moi, j’entendais craquer le parquet du palier. L’escalier lui-même était en bois, des rayonnages occupaient les murs tout autour de la cage. À gauche de la première volée de marches, il y avait une édition usée, jaunie, des histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, et, dans la collection Marabout, Malpertuis et Les Derniers Contes de Canterbury de Jean Ray, que j’avais lu et dans lesquels j’aimais me replonger souvent (dans mon sommeil, il m’arrivait de rêver chuter dans ces escaliers, sous l’œil amusé des créatures qui peuplaient ces livres, et j’aimais ce vertige qui me prenait alors, mélange d’ivresse et d’effroi, dont je me réveillais toujours trop tôt, avec regret). Le salon, à gauche au rez-de-chaussée, conduisait par quelques marches à la salle à manger et à la cuisine. Il donnait aussi sur une cave longtemps condamnée par une lourde porte en bois fermée à clé. Le sol en terre, les murs en pierres épaisses, il y avait là entreposés quelques meubles effondrés, des plaques de verre, de la moisissure partout, et au fond un espace sombre, un recoin, comme une ouverture. On ne savait pas ce que c’était. Comme sous l’escalier, on ne pouvait y aller qu’accroupi, sur quelques mètres, et puis c’était fermé par un amas de terre. Au-dessus, c’était la forêt qui va jusqu’au vieux château. Les anciens racontent qu’il y avait des passages depuis le château conduisant au village, dans certaines maisons où se tenaient des parties fines. Lorsque la révolution éclata, certains au château tentèrent de se cacher dans les tunnels. Aussi on en mura toutes les extrémités. Les soirs d’orages, il se dit que la forêt résonne encore des cris des emmurés vivants. PHILIPPE CASTELNEAU.

Jamais la pluie n’était si lumineuse. Les rues semblaient en verdir et pousser les herbes sur l’asphalte. Alors, cet homme marchait à la rencontre de sa pièce. Entrant dans le corridor sombre (sombre, il le faut) au bout duquel un escalier se repliant sur lui-même montait vers les profondeurs des greniers aux verrières poussiéreuses, il ôta son chapeau. Et, le chapeau à la main, il entreprit de gravir les marches de pierres. Au septième étage, il souffla, s’aperçut qu’il était monté trop haut et redescendit deux étages. Il avait eu le temps d’approcher les lucarnes et l’espèce d’échelle torve qu allait sur les toits. L’agence n’avait pas menti. L’appartement était comme elle l’avait dit. La rue poussait son cri d’eau forte et les châteaux d’Hugo ressemblaient à des chemins inaccessibles. Les murs tendus de damas vert d’eau. Quelques fauteuils harmonieusement disséminés dans la pénombre caressaient les peaux de ces êtres assis. Endormis. A son oreille parvenait un remugle étincelant fait d’une voix unique, pauvre et dévergondée. La cheminée, semblable à elle-même, ne distinguait le marbre du stuc. Un plancher moelleux et sonore absorbait l’air de ses pas. Puis, se penchant au dehors, il pénétra dans une minuscule pièce grise. L’unique fenêtre donnait sur la cour et le lit, un pied cassé, voguait à la dérive sur la poussière. Un lavabo chuintait dans son coin. Et les affiches ne se distinguaient des murs sur lesquels elles étaient accrochées. C’est là tout un souterrain de paille, aux anneaux de fer, aux rats de cire noire, à l’humidité cinématographique, aux cintres raides, aux prisonniers endurcis, aux geôliers absents, à la terre bourbeuse. Tournant la sonnette et déviant la poubelle de palier, il rentra dans cette cuisine déserte où deux bidons de fuel s’ennuyaient faute de pouvoir incendier les murs ou faire exploser le poêle. En tournant sur la gauche, une porte incroyablement difficile à fermer l’introduisit dans une chambre au lit étroit et solide. Bien sûr, une grande planche blanche reposait sur les sempiternels tréteaux de bois. Aucun décor sur le plafond en pente menaçant de s’écraser à tout moment. Seul le rebord de la fenêtre basse semblait accueillant, ainsi que, peut-être, le fauteuil. Un rayonnage de livres et parfois, le soir, une guitare dans son étui. Des pinceaux épars et le matelas par terre. Pas d’excuses pour les coussins jonchant le sol. Soudain une ombre noire sembla se détacher de l’horloge. Il n’y pensa bientôt plus et renâcla. Or il avait faim. Puis il eut envie de pisser et nul ne pénétra dans les W.C. avec lui pour pouvoir dire ce qu’il y fit. Peut-être a-t-il commis un graffiti sur le mur. Peut-être même un graffiti obscène ou bien révolutionnaire – il en est, de ces révolutionnaires de chiottes – ou spirituel. Revenons plutôt à cette ombre détachée. Elle observait maintenant un miroir terni et ne voyait pas trace de vampires. Il la regardait faire avec un amusement teinté de jaune. Quelques murs s’effondrèrent. Des vitres se brisèrent. Des bulldozers apparurent. Reconstruction de logements neufs et salubres dans la périphérie de la ville. En entrant profondément sur le carrelage rouge, le lit bas émergerait des livres accumulés. Un jeu d’échec en cours de partie semblait immuablement installé dans sa position instable. Un jeu de fléchettes amusait l’enfant pendant le soir. Et des livres encore. La cuisine, pièce vide, aux grands bols de faïence bleue et blanche, où, seul, un robinet d’eau froide distribuait avec parcimonie de l’eau froide, mimait un coin de toilette aux démaquillants rangés sans ordre sur la coiffeuse. L’ombre s’avançait. Derrière elle, il erra dans les rues devenues noires, sans figures de rhétorique pour égayer les porches et les trottoirs ; arrivé sur une place ronde, il obliqua sur la gauche et pénétra dans un couloir très large. Des escaliers. Des étages en masse. Devant la porte il frappa. Elle s’ouvrit vers l’extérieur, avec brusquerie, lui écrasant le nez. Encore un rideau indien à lever et il vit un mur ovale en face de lui. D’un côté une grande pièce plate, d’un autre une pièce haute et encombrée de placards, de crème aux œufs frais et de bouteilles vides et pleines. L’Ombre : Où vas-tu, Toi ? HERVÉ-LÉONARD MARIE.

Pénétrer dans le noir de la pièce, sursauter au fracas de la porte qui se referme, dans la peur d’être emprisonné. Hésiter. Se sauver ? Poursuivre, explorer, les mains glissant le long du mur. Avancer vers le rai de lumière qui filtre à travers les volets clos et fait danser des grains de poussière, discontinus, minuscules, vivants dans tout ce sombre et qui retombent sur les meubles. Sur la commode, des traces, deux ronds, des pieds de verre sans doute et une bouteille vide dont l’étiquette poisseuse indique « genépi des alpes ». Un miroir, celui devant lequel elle arrangeait ses cheveux fous. Miroir terni qui ne renvoie plus d’image. Mort comme elle. Quelques photos jaunies, ancêtres figés dans un sourire éternel, petites filles sages jouant au cerceau, bébés nus sur des coussins de satin, qui ont vécu ici, aimé, souffert... oubliés, morts de leur belle ou laide mort, morts à jamais dans la mémoire des descendants. Proche, le fauteuil d’osier où elle se reposait, cousait. Bancal, branlant, coussins éventrés par les souris qui se sont installées dans le logis déserté, son chat n’étant plus là pour les courser. Avancer pas à pas, étouffant dans la moiteur de la chambre. Peur de troubler le silence. Buter sur l’horloge qui rythmait la vie de la maison, l’horloge arrêtée le soir de sa mort et jamais remise en marche. Temps figé, suspendu. Sur la table de noyer, un bouquet de fleurs séchées, ses lunettes, un missel, un chapelet. Découvrir un crucifix en ivoire dans son cadre doré, le christ souffrant, yeux clos, côtes saillantes, plaies sanguinolentes, en détourner le regard. Répulsion, maudire la croyance, la violence meurtrière, la souffrance vaine. Étonnement : elle priait, elle si gaillarde et irrévérencieuse ? Refuser de le croire, garder d’elle une image de liberté et de joie de vivre. Quitter ce lieu, ne plus jamais y revenir. A tâtons, tirer la porte, doucement la refermer. Le ciel est lumineux. CHRIDELL.

Chambre à rayures. Chutes bicolores, longs traits automatiques sur quatre murs, intraitables horizons renversés, alternance rapide de blanc cassé et de peau de bébé. Les droites des murs, des obsessionnelles, à la perpendiculaire des parallèles du plancher. Les plinthes mal peintes qui empêchent les murs et le plancher de se toucher. La plinthe qui délimite (elle est scolaire), sept mètres d’un côté, sept mètres de l’autre. Freiner la monomanie blanc cassé, peau de bébé. Impossible. La plinthe n’y parvient pas. Les murs tracent. Le plancher, lui, dessine des lignes plus approximatives, parsemées d’incidents de bois, il a côtoyé des générations de papiers peints, un morceau de tapisserie déchiré le prouve, y affleurent du liberty, des kyrielles de roses noires et un motif vipère du Gabon ; un plancher qui veille, qui est vieux, gros yeux de chêne, rainures habitées de souvenirs en miettes, planches de bois soumises. Soutenir : l’usure, les pas, le poids, la boue des chaussures, les confettis aluminium autrefois emballage d apéricubes, le silence. Les murs, eux, ne cessent de s’élever, de prendre de la force, de la vitesse, des orgues, des orques albinos, énergie du nombre. Ajoutez dix mille lignes blanches à dix mille droites couleur truffe de chat, cela donne vingt mille flèches côte à côte qui ne se regardent pas (les lignes ont des œillères). Les rayures comme des milliers de guitares déshabillées, plus que les cordes, et qui font la même note. Aiguë la note. Comme une plainte soutenue et surtout sans fin. La porte qui tente de calmer le jeu, qui dit non aux murs, qui fait son rectangle blanc entre les verticales, sa poignée a disparu, subsiste un trou à la place de la serrure, la porte ne ferme plus. Les lignes s’en balancent, elles ont le pouvoir, elles sont la pluie drue, l’image d une averse mathématique. Il suffirait de passer un fil sur et sous les verticales, il suffirait d’un métier à tisser hors norme, énorme, méthodique, à chaque passage, le fil qui resserre le blanc cassé et la peau de bébé, qui ligote de la rayure, une par une, dessus, dessous, avec l’aiguille de tapissier qui pique dans la peau du papier et tout rétrécir d’un coup, étrangler la chambre, faire plier, tordre les lignes, les obliger à se toucher, à se froisser, à s’emmêler, à se déchirer. Défoncer les symétries. En faire une brassée de tiges sans fleurs au bout. Garrotter la pièce. Sous l’effet des lignes désaxées, les plinthes se morcellent, abandonnent leurs appuis, certaines tombent leur face cachée soudain découverte. D’autres hésitent à se renverser sur le plancher, en équilibre encore grâce à une toile d’araignée qui fait office de filin miniature. La plinthe du mur nord se décompose en accéléré comme si elle n’en pouvait plus de maintenir sa forme, en se délitant elle délivre … CLAIRE DIDIER.

Mon pied nu suit une ligne incertaine au sol, béton nu, pied nu. Béton nu fendillé, un chemin pour errer. Jusque-là, la plante de mes pieds sent cette matière brute, rugueuse, rustre, pas encore hostile, certainement pas familière. La plante de mes pieds se souvient des parquets moelleux, craquants, hospitaliers, à la douceur charmante. Le béton est un hypocrite. Il a ses lettres de noblesse, béton contraint. Il a ses modes, quelque villa du coté de Roquebrune, E 1027. Il a ses armes, les côtes normandes en témoignent. Il a ses hontes, S 21, les geôliers l’adorent. Mais bois et verre de l’opéra d’Oslo, la chaleur et la lumière ? Accueillir le son, sans artéfact. Et accueillir la vie ? Modulo 3, 66 sur 3, 66, toute ta vie ? Mon pied s’écorche .La douleur me saisit. Sweet home … Bois, verre, béton, … Meurtrières/ Lumière … S’abriter, se cacher, se lover, se fondre … Disparaitre … Ne pas s’assécher… Panopticon… Petit con ? Un œil te regarde. Tout ça pour ça ? A.N.

La porte en bois massif poussée avec délicatesse pivote sans rechigner. Seul un chuintement anéantit le silence d’une nuit d’été. Ses verrous monstrueux en ferrure, peints en noir, témoignent de son âge avancé. Protection efficace contre les effractions au cours des siècles. Couloir immense au carrelage rectangulaire teinté de rouge et de jaune, assemblé en diagonale, à la mode des années 1920. Des murs de 3,50 m ; à droite quelques reproductions de cartes postales, oubliées sur le mur, où des personnages au sourire figé, vêtus de noir, fixent la caméra avec étonnement. La rue immuable n’a pas changé hormis le goudron sur l’asphalte. 1902 : une date mentionnée à la main sur la photo. Le progrès allait survenir. Tous les espoirs semblaient permis. Et là, à droite sur la photo, on distingue la maison déjà centenaire. Délabrement du mur de gauche, plafond débarrassé de son stuck, l’armée invisible a grignoté inexorablement le charme du passé et continue son œuvre en toute impunité. Ne pas se laisser aller à la nostalgie. Continuer d’avancer vers l’escalier aux marches effritées et à la rampe branlante. Plusieurs barreaux manquants. Poser son pied en équilibre, franchir un cap, aborder le premier étage à la fenêtre entrebâillée, baignant le couloir d’une lumière tamisée. Ne pas se laisser engloutir dans la torpeur aride. Continuer d’explorer l’espace à la lueur des réverbères pour atteindre le grenier. Babillement des oiseaux ayant élu domicile dans les combles. Un pan de mur défie la loi de la gravité ; des gravats jonchent le sol, de la poussière en abondance sur de vieux cahiers d’écolier à l’écriture sage, des médailles militaires et un casque lourd de poilu, des journaux d’époque relatant des faits divers oubliés. S’approcher à pas de loups vers ces voix inaudibles qui nous guident. Être sur la bonne voie, un souhait à l’esprit : pourvu que le plancher tienne encore un peu… LÉA GUERCHAN.

Une porte entrebâillée offre un passage dans la maison. Je pousse le panneau de chêne. Il balaye le sol encombré de feuilles mortes avec un long grincement tel un ricanement. Je ne sais pas où je suis. Un long couloir vide et sombre ouvre sur une immense pièce où résonnent mes pas. L’odeur de poussière humide m’incommode et portant la main à mon nez pour me protéger, quelque chose frôle mon bras. Je me raidis et avance au centre de la pièce. La poussière agresse de nouveau mes narines et j’éternue. Cet éclat grave et profond se propage dans tout l’édifice et sculpte son vide invisible et inquiétant. Des rayons de lune froids et coupants se faufilent entre des fragments de rideaux et dévoilent les lambeaux de tapisserie qui se tortillent le long des murs. De grands carreaux fendus et en partie descellés couvrent le sol. Mon regard tente de trouver un repère sécurisant. Dans un angle de la pièce, un amas sombre et informe et une barre cylindrique pourrait donner vie à la pièce mais seule l’énergie inamicale d’un vide creusé d’incertitude se mêle à l’acidité de l’air. Malgré la crasse sur les vitres, je distingue dehors la ligne impénétrable de la forêt, barrière hostile à un refuge. D.T.

Soleil sous charpente, le grand tilleul voisin fait son cinéma, projette par le jeu de ses branches sur les coussins de velours crème : des formes « à la Rorschach », tremblotantes noires et blanches, dissymétriques. En haut de l’escalier, toit percé de lucarnes : conduits de lumière. Coffre en gommier rouge sur palier minuscule, bordé en bas par deux poutres à enjamber. Pour accéder aux chambres, se pencher, s’incliner. À l’est est la plus grande, la plus sombre aussi. À droite du matelas à même le sol, un bonnet de laine bleu, une boite de kleenex sur le fauteuil crapaud capitonné. Chemise blanche sur cintre accroché à une chaine fixée à une demi-branche brute sortant du mur. Prothèses métalliques de la poutre maitresse dissimulées derrière l’épais rideau de coton beige suspendu à la façon d’un baldaquin. Tomettes au sol, le pignon ouest est éclairé - porte vitrée bordée de zinc noir - Par terre, un petit matelas recouvert d’un tissu cramoisi , des taches, des mouches et abeilles mortes, en abondance - une ou deux en sursis – Une planche posée sur tréteaux , plans tracés au feutre et au crayon, dessins de jardins, de portails. Rez-de-chaussée d’un seul morceau étayé par deux grandes poutres. Intérieur verrouillé par targettes sur des portes fermières vitrées double battant. Accrochée près de la vitre, le long du mur de torchis sombre, une petite famille de danseuses en argile rouge, peintes avec goût, avec exubérance. Un bracelet en caoutchouc vert tient ensemble les deux clés des portes de la penderie en rotin. Des lattes de parquet chevillées aux murs servent de support aux nombreux livres de poche et d’architecture. Le sol est brut, râpeux. Tu as quitté le lieu, un matin de récolte, un matin de juillet. L’odeur de sucs et de chaumes t’a saisi aux narines. Tu gardes de ce lieu de fortes impressions cutanées d’un corps modifié. Tu as tiré vers toi la partie supérieure de la porte d’entrée rose thé. Tu te souviens des bruits : le petit crochet enclenché dans l’anneau de fer blanc, et celui du frisson qui courut dans ton dos. ☺ SMERALDINE.

L’escalier de service, noir, sans lumière des fenêtres cachées du tulle noir du couvre-feu, jusqu’au troisième dans la pénombre et sans vraiment de bruit. Sinon au loin, la musique d’une chanson douce, une chanson de ces années-là, une rengaine, une chanteuse brune les yeux maquillés, « we only said good bye with words… » au loin, comme inaudible, la musique s’éloigne, mais tendre et douce comme un vent qui soufflerait à peine, c’est là : la pièce est dans l’ombre, un lit de fer pour les examens, une commode et une armoire, des ustensiles, des seringues, des objets scalpels ou pinces, les portes de glace ne reflètent rien sinon quelque chose du vert-de-gris des uniformes qui tout à l’heure, dans le coin gauche, une porte à la vitre damasquinée minuscules fils de cuivre, plus loin l’accès à la pièce qui fait salon d’attente, persiennes tirées, ombre au sol, traits de la lumière lunaire, la musique loin au loin tourne sans arrêt « He left no time to regret/Kept his dick wet » qui ne vient de nulle part, ou d’une autre chambre, au sol ces tapis de Perse qu’il aimait tant dans les rouges, dans les oranges presque noirs, malgré la chaleur de l’été, sur le bureau ni bloc ni stylo, seule cette représentation, une panthère noire qui regarde vers sa gauche, vers celle ou celui qui vient s’asseoir parler de ses soins, de ses douleurs, de ses peines, désincarnée et noire sur son socle de marbre, petite inscription illisible sur le rectangle de cuivre, sièges de cuir et accoudoirs de fer chromé, au plafond le ventilateur décidément et à tout jamais inutile et poussiéreux, les moulures de stuc ouvragés passées du blanc au gris crème, les coins noirs sans lumière et déjetés, droits angles coins muets plinthes de bois peint blanc et plancher de hêtre noir, tapis, marques des roues du lit et petit tabouret qui permet d’y monter, l’autre porte celle du cagibi où son frère se cachera quand, de la porte d’entrée retentiront les cris, ouverte à la volée en en brisant la vitre, les cris les pleurs les coups les viols les meurtres un petit panoramique vers la fenêtre ouverte à l’espagnole, les persiennes qui ne s’ouvrent pas donneraient sur la rue de Marseille nuit non encore achevée et en contrebas des autos noires des ombres noires qui surgissent noires HANS BECKERT (392-1905).

Pas de hall, de dégagement, de couloir. Rentrer directement dans le ventre de la maison. L’endroit où se déroulaient les repas de famille. Une pièce carrée, dans laquelle se découpent deux portes, et une fenêtre donnant sur la rue centrale. Au mur, une armée de médaillons bordeaux et mordorés, alignés les uns à côté des autres, s’imbriquent inlassablement. La lumière du soleil couchant les fait scintiller et leur donne du relief. Selon le point de vue, l’impression est différente. Une baguette dans les tons, délimite la tapisserie, du plafond grisonnant. Au sol, un linoléum façon tommettes, faux semblant. Une plinthe, court tout autour de la pièce empêchant le papier peint de flirter avec le sol. Un cadre dont on ne peut sortir, une prison de motifs. Au milieu de la pièce, sans aucun doute à l’emplacement d’une table, des marques profondes dans le sol. Des pieds ont battu la mesure, des plaques de fer protégeant des talons s’y sont enfoncées comme des griffes, pour marquer l’instant. Une porte blanc cassé donne sur une chambre d’enfant, supposée, d’après la naïveté du décor. Dans un coin de cette salle, la tapisserie où sont éparpillés çà et là des oursons orphelins, a été grattée. Un trou libère le papier tendu, une fente, qui jour après jour a pris de l’ampleur. Pas un délit sauvage, non ! Un travail minutieux, de longue haleine. Une incision discrète, qui n’attire pas forcément le regard. Un détail. Une entaille. Une coupure à vif. Fente mutique qui fut le fruit d’un index d’enfant, centimètre par centimètre. Tout près, une forme arrondie, noirâtre. De chaque côté, des chevilles rouges laissées dans le béton. Une applique sans doute, témoin de lecture. Un éclairage sur l’évasion avant de s’enfoncer dans le rêve. Combien de mots, combien d’histoires ont été lues ici ? À l’intérieur du placard, sur la porte, des bouts de scotch. L’image qu’ils tenaient n’est plus. Attachement. Séparation. Antinomie de la vie. La deuxième porte donne sur une cuisine, ce qu’il en reste. Dépourvue d’odeur alléchante. Laboratoire faïencé. Évier immense scellé au mur, à la vie à la mort, en porcelaine blanche, ébréchée, usée. Un énorme cumulus trône au-dessus. La peinture bleu ciel de cette pièce est écaillée par endroits, le plâtre s’y est accroché. Une porte s’ouvre sur une autre chambre. Au-dessus, un cadre en bois, comme un parchemin. « L’amitié est un joyau dont le cœur est l’écrin » les lettres sont peintes couleur or. Oubli ? Message ? Cadeau ? Obligation de le savoir ? Une chambre neutre, aux murs gris perle. Aucune exhalaison corporelle. La salle de bain coincée dans le fond de la chambre parentale a perdu son miroir. Plus rien pour visualiser l’expression d’un visage. Décomposition de l’être. Le vide emplit toutes les pièces, les déshumanise, les dépersonnalise. Terminer par la véranda juste avant le jardin. Suspicion de plantes vertes, de terreau mouillé, odeur de moisi, pots en terre cuite entassés dans un coin. Rebrousser chemin, sortir mais ne jamais oublier ce qu’elle a été, avant de signer le compromis de vente. SYLVIE DUTOUR.

Sur la route d’Angers… démolition … ne pas y assister… juste faire revivre la maison… la maison de l’enfance. La maison le jardinet le tas de charbon encore la maison le jardin de fleurs le bout de la maison le poulailler les toilettes dans le jardin le potager le cerisier. Revoir sentir ressentir revivre toutes ces années la maison joyeuse…..Sur la route d’Angers… démolition un jour pour toujours… refus de voir la pelleteuse… tout au bout il y a longtemps la dernière maison plus de maison après... juste la maison aux volets de bois… Les volets qui sont de quelle couleur déjà ? Pousser la porte à deux battants aux rideaux à carreaux rouge et blanc. Le grand buffet et le carillon. La table avec ses quatre chaises. La cuisinière à bois pour que chauffe la soupe et mijote la compote de pommes. Le grand évier blanc ébréché. La fenêtre ouverte sur la route d’Angers. Sur la route d’Angers… démolition il y a combien d’années déjà… mal au cœur… pousser la porte en bois qui grince… découvrir la grande table de la salle à manger… s’asseoir sur la chaise à barreaux où les jambes se balancent sans cesse… faire des mots croisés… inventer des définitions… sentir la bonne odeur de la tarte aux pommes… encore un grand buffet. Entendre le carillon Westminster… le quart la demie… la grande cheminée qui était toute noire. Sur la route d’Angers… démolition après la mort, les morts… les jambes qui tremblent… nouvelle porte… le lit contre le mur pour faire la sieste… pour jouer au loup… 1 2 3 loup y es-tu ? 4 5 6 rire jouer pleurer courir chanter 7 8 9 la vie quelle était belle… la buanderie les outils la grande bassine l’eau chaude le linge qui fumait la course autour du poêle. Sortir marcher regarder par la fenêtre le jardin les odeurs courir dans l’allée. Sur la route d’Angers… démolition dans la vraie vie… pas dans le souvenir. DANIELLE MASSON.

Cordon de clé blanc, clé de porte blindée, vitrée, fraîcheur du marbre du hall du petit immeuble. Cris des mouettes qu’on n’entend plus dès la porte refermée. Quelques marches, un demi - étage, porte de gauche. Clé de l’appartement, accrochée au même cordon blanc venu de l’enfance, des clés autour du cou. Noirceur de l’appartement d’été. Lumière venue de la cuisine, sur cour. Cuisine en formica marron, années soixante -dix, jamais changée. Rétablir l’électricité, brancher le frigo, son bruit d’hélice. Fauteuil crapaud dans l’entrée, déplacé pour ouvrir le placard. Derrière la porte coulissante, l’interrupteur du chauffe-eau. Volets encore fermés. Couteau et verre laissés sur la table, pour appeler le retour, contrer les sorts. Couteau du grand -père, léger éclat sur la vaste table rectangulaire. Le couloir, ses masques alignés, venus d’Inde et d’Afrique,les yeux sertis de petites pierres rouges, ou vides, ou peints de blanc. La salle de bains laquée d’orange vif. Derrière la boîte à outils, qui déborde de clous, de vis, d’un marteau, ouvrir l’eau. La maison est bientôt prête. ALICE SCALIGER.

Ne pas remarquer d’emblée l’état de délabrement général. Heurter le soyeux d’une paroi du halo trop vif de la lampe de poche. Balayer la surface brillante du mur jusqu’à l’arrête du plafond. Curieux plafond de lambris dont la peinture gris-bleu se lézarde. Ni suspension ni simple ampoule électrique. Quelques traînées sombres sur les dalles du sol. Des carreaux jusqu’à mi-hauteur de deux murs perpendiculaires à l’émail éraillé d’une longue cicatrice rouillée. Pas d’eau qui s’écoule si on tourne le gros robinet au-dessus de la cicatrice. Une humidité lourde persiste pourtant dans cet étroit cabinet. En sortir. Entrer dans la rotonde immense. L’éclat de la lampe balayé en demi-cercle s’étiole dans la distance, laisse dans la pénombre les bords de la salle. Avancer vers le centre sur une épaisseur de sable fin, peut-être est-ce de la sciure qui coule entre les doigts. S’arrêter. D’où vient ce sentiment, cette intime conviction d’être dans un lieu familier ? Regard circulaire, une vingtaine d’embrasures identiques à celle du petit cabinet (de toilette ?). Entrer dans l’un d’eux, au hasard, (au hasard croit-on), et retrouver la paroi si lisse d’un des murs, les lambris du plafond gris-bleu fissuré, les carreaux d’émail à l’entaille rouillée, le robinet sans eau. Ressortir, hésiter à entrer dans un autre, juste pour une vérification. Un coup d’œil depuis le pas de porte suffit à constater la similitude du troisième puis du quatrième cabinet avec les deux premiers. Se détourner. Une rambarde de bois d’environ un mètre de hauteur encercle la vaste surface recouverte de sciure. La longer de près, s’en servir comme guide pour explorer la pénombre car la lampe torche commence à défaillir. Une lueur incertaine tombe des vitres de la coupole à quelque neuf (dix ?) mètres de haut. A peine assez pour distinguer quelques formes saturées de phosphènes. De ce côté, il n’y a plus de réduits identiques les uns aux autres. Mais un étroit escalier aux marches incrustées dans la paroi s’élève vers la coupole. Une rampe de corde, quelques paliers. Où conduit-il ? Le halo suit en vacillant son ascension jusqu’au quatrième palier où une passerelle le prolonge. La lampe clignote puis s’éteint. Tout retourne à l’obscurité. MG.

Grand et gris. Grand, gris et rempli de formes géométriques toutes prises dans le même grain. Long cylindre horizontal, rectangles en séries, lignes droites, cercles et grilles. Grandes, grises et figées. Des machines. Ponts, goulets, silos sans mesure et tamis suspendus. Plainte de gorge saccadée. Un goéland raille, peut-être deux. Ils font résonner la halle encombrée. Par des portes irrégulières, le son se propage dans les ateliers derrière, les magasins, un appentis, des docks, des tuyaux, un entrepôt dans l’enchevêtrement de la structure sans affectation. Tout ce métal pris. La gangue de ce qui ne coulera plus. Un escalier monte le long de la palissade et court sous des poutres se souvenant dans l’ombre de la charpente de la couleur de leur rouille. Une coursive passe au dessus d’un bassin circulaire. Hélice et axe immobiles. Plateforme imbriquée de chevrons. Un tapis n’y défile plus. Tambour grillagé. Une rumeur sourde se fait l’écho du progrès achevé. Une porte à franchir. Ici. Ici comme ailleurs et pas comme ailleurs. La mer mêlée au soleil. Un haut silo étroit barre l’horizon, flanqué de deux autres plus larges, suspendus, chacun terminé par un godet. Le cylindre en bas poursuit son tracé d’acier avec ses anneaux boulonnés. Des marches en spirales descendent le long de la paroi. Sable, roseaux et ajoncs reprennent leur territoire au sol encore traversé par deux rails de fer. Un grillage enferme, fragile, la bâtisse énorme. Le sens du vent s’est imprimé dans la pellicule de ciment déposée sur les croisillons. Il pourrait s’effriter sous la pulpe des doigts. Mais qui viendrait méditer ici, ici comme ailleurs et pas comme ailleurs, sur les relations de la route au rivage, du béton et de la plage, sur l’existence des matières premières et sur l’absence de passerelle ? ZONE CLAIRE.

La trace de la banquette dans l’encoignure. Du lambris à mi- mur sur le côté opposé. Un cache-misère. Sol plastique brun foncé, imitation parquet. Un passage sans porte aux contours irréguliers surmonté d’un linteau de bois : le regard est aspiré à travers la porte vitrée vers la longue bande de jardin jusqu’au mur du fond tapissé d’un inextricable roncier. Pas la saison des mûres. Un cerisier, un figuier, deux pruniers face à face, un noisetier, un pommier, les bambous, le mimosas. L’évier à deux bacs et l’égouttoir de bois Ikéa usagé. Le chauffe-eau – un Chaffoteaux et Maury – et sa tubulure inox jusqu’au plafond. Une cheminée noircie bricolée dans le conduit, du plancher, des planchettes clouées pour masquer les trous. Une lézarde irrégulière sur toute la longueur du mur blanc face à la fenêtre. La chambre, avec lambris à mi- mur sous la fenêtre, des dalles en polyester au plafond. Certaines décollées. Une odeur de tabac froid persistante. Dans le coin, sur le plancher des traces très noires, comme des marques de semelle. La porte en bois plein, gauchie, impossible de la fermer correctement. La salle d’eau, bac à douche aux parois carrelées de haut en bas. L’humidité visible sur les joints. Lavabo de faïence banal avec robinetterie vintage. La cuvette des WC avec lunette en bois clair. L’armoire à pharmacie au-dessus. Du lambris gondolé au plafond. Là, un sol plastique blanc imitation bois. Une prise électrique brûlée pendante. Au plafond des pans de tissu jaune agrafé, ballotant. Du vide entre le montant de la porte d’entrée vitrée et son dormant, surtout en haut. Nez collé en ventouse sur le carreau : deux peupliers carolins – ça casse comme du verre, le peuplier – un laurier, un arbousier, un forsythia avec quelques fleurs jaunes, l’enfilade du chemin qui mène à la rue. Devant le portail de bois déglingué, la flaque en forme de cœur. BÉATRICE D.

Si usée la moquette que la couleur indicible. Tapis épais, dominante bordeaux. Papier peint tissé, avancées de petites boules beiges le long des fils. Bois du secrétaire acajou sous la lumière frangée de l’abat-jour, kaki du vase en céramique aux fleurs séchées, orange, soucis. Fissures sur l’encadrement de la porte. Le ciel panoramique par la baie vitrée, les nuées d’oiseaux lentes sur la longueur, en contrebas vert un coude de la Seine. Et la couleur toujours indéfinie de la moquette sous la lumière du jour, seulement l’irruption de la toile mise à nue çà et là, petits orbes blancs près des plantes alignées sur des tabourets de bois ou aux plateaux de métal. La guirlande verticale de trois têtes de chats noirs aux yeux de verre, transparence obstruée par la poussière collée. L’électrophone au couvercle de plastique en haut d’un meuble en tubes métalliques, rangées de 33 tours selon couleur de tranche, le cube de plexi aux photos jaune passé, soleil de plage, mer, cheveux longs. Le fauteuil profond au tissu rêche, limite corde sous la peau, couleur de corde d’ailleurs ; sur l’accoudoir le petit cendrier de cuivre suspendu à une bande de cuir noir, l’odeur encore, peut-être. Les tableaux aux lourds cadres, aux pâtes épaisses, ogive grise d’un portail d’église, effilées silhouettes sur une place, chemin. Blanc de la couverture polaire pliée à la va-vite sur le canapé de la même corde, brillance opaque de la télévision grand écran, la table rectangulaire aux courts pieds de métal et au plateau miroir qui reflète : sous-bocks en tas instables, crayons, pots à crayons, fleurs séchées, plumes de paon, livres blanchâtres sous papier cristal, coupe-papier, mots croisés, paquet béant de pastilles vichy, pastilles vichy, lampe de poche, photos d’enfants, horaires de trains. Une pile d’agendas et, contre elle, en carte postale, le regard inquiet d’un enfant de chœur de Soutine. E.L.

L’oeil rond de la fenêtre, cinglé par les branches du saule, laisse filtrer une lueur d’aquarium. Il scrute la pièce sur laquelle il veille. C’est une pièce immense, cent mètres carrés qui s’étirent, corps de cyclope. Le sol de ciment n’est qu’à moitié recouvert de dalles, jointées de gris. Trois voûtes de pierre délimitent les espaces : le renfoncement où le lit devait être tapi, l’énorme cheminée à la bouche noire de suie, un évier décharné dressé là-bas, à l’opposé de l’oeil. Une seule pièce pour, dormir, manger, brûler. Il reste un masque africain fiché au mur. Non loin de l’évier, une tenture cache en partie un palier, une coursive en forme de L et le trou sombre des escaliers. Si l’on pousse l’étoffe, l’obscurité ; la douille suspendue au fil électrique est nue. Une ampoule permettrait de constater qu’ à gauche, il est périlleux de monter les trois marches sans rembarde qui mènent aux toilettes – sur la porte quelqu’un a tracé, encre presque effacée : Entrée des artistes – . Quiconque raterait une marche se romprait le cou dans les escaliers qui plongent vers le rez-de-chaussée. Sur la coursive, trois portes en enfilade. Les poignées ont disparu. Derrière chaque porte, une échelle de bois scinde l’espace en deux. Au sol, des livres de poche empilés par dizaine répandent une odeur âcre de poussière et d’encre. Les pièces sont minuscules mais ne sont limitées en hauteur que par la charpente apparente du toit, loin,très haut. Impression de verticalité, mais bancale, comme s’il avait fallu accoucher cette partie de la bâtisse aux forceps. La même architecture est reproduite quasiment à l’identique derrière les trois portes, chaque pièce semblant l’exact reflet de la précédente. L’échelle cernée par les livres s’élève jusqu’à une première mezzanine puis une seconde, deux mètres plus haut. Les planchers paraissent flotter l’un au-dessus de l’autre. Etrange kapla-cathédrale. Des câbles en métal transpercent le bois pour l’arrimer aux pierres du mur. Plus haut encore des panneaux de mousse isolante jaunâtre, rongés de moisissures, encognés négligemment entre deux chevrons, s’effritent à même l’ossature du toit. Il fait une chaleur à crever. GAËLLE G.

La maison est familière, bien qu’elle semble perpétuellement en fuite. Dans le salon, la lumière faiblit quand j’y pénètre. Un petit fauteuil, bois craquelant et assise humide, quelques livres, couvertures toutes identiques bien que le contenu me semble différent, une fenêtre enfin, sur laquelle il n’y a pas grand-chose à dire si ce n’est qu’elle apporte seule la lumière dans la maison et est en cela coupable de ces variations inexpliquées. Le salon est vaste et démuni. Pas de décoration, ni de caractérisation. Des murs blancs, parfaitement lisses. On y ressent agréablement le sens du vide. Il y a tout de même quelques fissures et quelques tâches, pour se distraire ou pour y projeter sa solitude. Par la fenêtre, on peut apercevoir des collines verdoyantes et monochromes, et plus loin les entrelacs étranges des bâtiments qui forment l’immense complexe d’une usine de pneus. A côté, une porte entrouverte. Sur la cuisine. Gorgée d’humidité. Les tapisseries gonflent et s’étiolent. Des bêtes grattent derrière. Un grand évier, céramique blanche et écaillée. En sort parfois un immense chahut de glougloutement, de suffocations et d’évacuations périlleuses. Très inquiétantes. J’y pénètre peu. On accède au salon par un couloir étroit, au sol un parquet jaunâtre que je m’efforce de ne pas faire craquer, ne pas alerter la fenêtre de ma présence. Dans ce couloir, rien, hormis une horloge qui me rappelle que le temps passe et qu’alors je dois penser. C’est terrible. La dernière pièce de la maison, mais aussi la plus importante, est ma chambre. Difficile à décrire, une pièce globalement dans la pénombre, du fait des caprices de la fenêtre. On y perçoit la moitié d’un lit, armature métallique, couette bleue ou grise. Des lattes de bois abimées sur le palier. Des lattes plus ou moins nombreuses selon l’heure. Une suite de meubles, hypothétiques, qui appartiennent à la zone située toujours dans le noir, découverte à tâtons, une commode branlante, une table de chevet, la deuxième partie du lit. A la frontière de la pénombre et d’une bien faible lumière, l’encadrure d’un tableau, que je n’ai jamais vu entier, seulement le coin inférieur gauche, une peinture à l’huile, du rouge et du vert, et un mur d’une maison qui pourrait bien être la mienne. Si la fenêtre me le permettait, était plus généreuse, je pourrais en avoir le cœur net. MATTHIEU HERVÉ.

Et une porte, blanche, des traces presque invisibles, là où était collée autour de la serrure une garniture rouge. Rouge comme une tenue d’apparat, un uniforme de hussard napoléonien, qui sommeille allongé dans la bibliothèque. Chevaux de plastique pour héros qui glissent dans une parade immobile et se mirent sur un pavé marqueté, drôle de Champs Élysées, la musique, le fracas des bombes et parfois jusqu’au cliquètement des couverts, à l’ombre des colonnes de lettres raides comme des codes de justice dorés sur tranche. Vue, imprenable, par-delà les vitres sur des convives, autour de la table ronde trop petite pour ce vide. Faux design des années 70, vitrine d’un magasin de province qui se croit à la mode de Beaubourg en train de sortir de terre, même pas encore Pompidou. Et posé quelque part, le fauteuil, plastique, blanc immaculé, assise instable sur un pied effilé, comme une métaphore trop évidente d’une vie faussement confortable. Comme le lustre, ancre vissée au plafond pour ne pas racler le fond, phare éphémère, des éclats sur une salle qui a oublié d’être de bal mais bien plus souvent reflets gris puis colorés avec l’apparition de la première chaine en couleur. Tube cathodique, caprices des transistors entrelacés, irruption quotidienne du monde qui dilate la petite pièce. Du monde, de la musique et surtout des livres moins sages que ceux qui font face à l’écran et s’y contemplent quand les électrons cessent de frapper le verre bombé, dans un déchirement de blanc accompagné d’un soupir. Du blanc sur deux murs, scènes de chasse sur papier gaufré, répétition de motifs sillonnés depuis le coin du canapé d’angle. Des murs comme un tableau noir, défilement d’algorithmes à vitesse variable qui ne trouvent aucune solution à des problèmes qui n’existent pas encore, même pas sur les couvertures de magazines, éparpillées comme pour inviter à la rêverie ou au cut up. Deux fenêtres aussi, espagnolettes et tablettes, airs de vieille demeure à bon compte, décor suspendu à des cintres invisible qui permettent de l’escamoter, bois qui s’écaille dehors comme dedans, seule immixtion d’un extérieur soigneusement contenu. Et toujours une porte, blanche, des traces presque invisibles, là où était collée autour de la serrure une garniture rouge, plastique strié, comme une empreinte, une trace de main qui se serait posée là par mégarde. JEAN-MARIE FLEUROT.

C’est le temple de la poussière, ici. Par des interstices entre les volets, les rais de lumière zèbrent les murs, rappelant que dehors, il fait encore jour. On pourrait en douter, dans cette vaste pièce que la crasse a colorée d’un gris uniforme, épais, tenace. Une poussière que l’on dirait vivante, lourdement posée sur tous les meubles, sur le plancher, sur les murs, mais qui volette aussi dans l’air, dansant dans les trous de lumière. Une poussière qui a su conserver sa jeunesse. Elle crisse sous les pas, un crissement qui accompagne le grincement du plancher. La même sensation désagréable qu’au retour de la plage, quand en rentrant chez soi, on répand par maladresse du sable sur le sol. Difficile ici, pourtant, de songer à la plage. Ici, la poussière prend à la gorge, se pose sur les visages, s’insinue dans les narines, dans les oreilles. On ferme la bouche. La tapisserie devait tirer vers le saumon, à une époque. Sa couleur a pris la même teinte de cendre que tout le reste. Elle tombe en lambeaux, mais elle le fait discrètement, sans perturbation chromatique : les crevasses dans la tapisserie se distinguent à peine sur le mur, comme un psoriasis sur une momie. Au coin d’une imposante bibliothèque désormais vide, un rideau reste pendu à un crochet, un peu loqueteux, un peu ridicule. Les meubles, ici, ont l’air de trop. On les sent gênés. Une table aux dimensions très honorables, faite d’un bois qui a dû être luxueux, s’est transformée, comme le reste, en pauvre chose oubliée. Autour d’elle, les chaises ne la ramènent pas. Au plafond lézardé, un lustre a perdu une bonne partie de ses dents : des débris de verre sur la table et le sol témoignent de ses blessures. Au fond, un escalier mène à d’autres pièces. Le brouillard de poussière semble se dissiper, par ici. Les marches les plus hautes sont baignées de lumière, le pan de mur qu’on aperçoit au premier étage rayonne presque : il y a un trou dans la toiture. RAPHAËL JULDÉ.

Il faut pousser une lourde porte en bois coulissante pour entrer. Une porte peinte rouge sang avec des renforts en Z. A l’intérieur l’odeur saisit, un remugle de fumier séché, de foin éventé, de lait caillé. Sur la droite, le long du mur pendent des harnais au cuir racorni couvert de poussière. Très haut, une longue fenêtre étroite à petits carreaux envoie une lumière tamisée par le lierre qui envahit la façade extérieure. A l’intérieur, les toiles d’araignée épaisses obscurcissent encore davantage les lieux et s’étendent d’une poutre à l’autre. Au fond face à la porte, un reste de paille qui crisse sous les pas et des fourches aux manches usés qui sont plantées dans une botte éventrée devenue royaume des mulots. Une rigole court sur la gauche et mène à la fosse à purin dans la cour. Le sol en béton est abimé, creusé par endroits, témoin du passage lent et immuable du pas lourd des bêtes. Au fond parallèle à la rigole, les mangeoires en ciment avec des restes de luzerne et de grain, les lourdes chaines que l’on passait au cou des vaches, les abreuvoirs en métal rouillé où les museaux poussaient pour que l’eau arrive. Au milieu de l’étable, incongrue une charrette à chien en bois un montant cassé et deux bidons en attente. De l’autre côté de la mangeoire, un passage étroit pour venir distribuer le foin, des fourches encore et une longue niche creusée dans le mur remplie d’ustensiles rouillés dont l’utilité s’est perdue. Une autre porte tout au fond à gauche ouvre sur une pièce basse de plafond, très sombre qui s’enfonce dans le sol de terre battue. L’air est frais, l’odeur de lait caillé et de beurre ranci encore plus prégnante. Dans un coin le fourneau, dans l’autre un énorme bac en ciment surmonté d’un gros robinet. Au centre, une large planche posée sur des tréteaux. Et sur les étagères de bois vermoulu des pots, des bidons, des bouteilles en verre épais, des ficelles, des entonnoirs, des moules à beurre, des tamis, des tapettes à rats, des mousselines toutes mitées, des piles de toiles écrues et au sol des tabourets, un amoncellement de bidons de toute taille, des couvercles renversés et au plafond traversé de poutres sombres pendent d’autres ustensiles des gros ciseaux, des louches, des spatules, des fouets, des garde-manger déglingués, des rondelles, des ficelles, des tabliers de drap bleu. Et seul un soupirail grillagé laisse passer quelques rais de lumière. Et une autre porte dans un coin sombre permettrait bien de sortir à l’air libre mais il y a un gros verrou tiré et plus de clef… ISABELLE VÉ.

Le piano dans l’entrée. La vision de la rue. Des troènes. | La porte refermée, d’entrée. Volume d’ombre, longueur, un piano, du couloir. | Sans transition. | L’entrée dans le séjour. Le coup d’œil. Le séjour d’entrée. Un croisement de rues. L’espace à vivre. Venez comme vous êtes. | Piano droit dans le couloir. Plancher couleur du piano sombre. L’heure de midi. Le parquet profond. Deux moutons perdus. | La lumière naturelle. L’appartement en rez-de-chaussée. Les passants dans la rue - les regards qui passent, les vitres. | Transition minimale, blanc des murs. Le fond d’écran, un coin de rue. Vue d’ensemble. L’exposition plein sud. Les baies coulissantes, un filet d’air, le son filtré. | La rue, un vivarium. | La vie, éparse, de la rue. | Signes de vie. La rue au nom d’explorateur, ou de chimiste. L’immeuble en cours d’édification, béton, balcons. | Les palissades. Les troènes. | Les placards encastrés. Le mur de placards - niche de l’évier. La finition. De l’entrée en scène. | D’office, la cuisine, vue d’ensemble, l’appartement. En intégralité. | Tout l’appartement d’entrée. | Des portes de placards, le mur. | La lumière étale, baigne, l’entrée dans la lumière. | La cuisine accueillante - spacieuse. Vitrine d’entrée. - La vie intégrée. | Les placards intégrés. Les poignées inapparentes. — Laque noire. Des tiroirs, longueur, et profondeur. Piano fermé. Les tabourets de bar. | Banque d’accueil. Les solutions intégrées — Le lave-vaisselle ne se devine pas - silencieux. Le four reflet noir à hauteur d’yeux. Réfrigérateur de la hauteur d’un homme dans le coin. La hotte aspirante escamotable dans le plan. | Le silence coulissant. Le plan que le jour inonde. | La pièce maîtresse. Le plan de travail au centre. En son milieu. Come as you are. La cuisine intégrale. Cht.

Sous un amas filandreux de sécrétions animales, à l’oblique du mur, morceau d’ombre jaune paille à peine granulé de poussières. Au creux de chaque rainure du bois d’encadrement de la toile, la frange du pinceau a drainé jusqu’à l’arête un trait couleur or antique, chaque ligne glissant vers une tentative de paysage, ici rappel du moulin à auges vendu. Ombres déplacées et floues d’une hure de sanglier, d’un corps de belette patte droite postérieure maintenue par ses griffes à la branche factice, les trois autres levées, léonines. Le sol : de la terre battue, d’un marron sombre au granulé semblable au café vite moulu et passé. Grondements. Echelle de Richter : magnitude 4,8. Résonance accrue dans le goulot d’une série de marches que la pénombre dérobe au calcul. Sur la jetée tremblante de l’ultime palier roule une lumière, qui reflue et tente de regagner son lit originel. Répliques, magnitude 4,2. Hors de ce mouvement de balancier sismique distendu sur le siècle, miroir souterrain des retours de lunes et de marées dont l’épicentre serait au nadir, obéissant à d’autres grandeurs, un piège à rats suspendu au plafond, rouillé de pénombre, une vieille bouée qu’un cordon de chanvre bruni maintient sur la saillie d’un clou. A hauteur de la sixième marche d’un deuxième escalier. Les premières gardent la marque de la récente décrue du fleuve. Une obscurité alourdie, une loupe y décrypterait un crépitement sourd de l’eau prisonnière des amalgames de pierres et de briques, absorbe le peu d’air disponible. Des étages supérieurs, odeur de légères et rassurantes moisissures, pareille à celle des tonneaux aux bois vermoulus. Accostant sur la sixième marche, vue sur la salle commune. Un poids de balance à fléau maintient la porte ouverte contre l’inclinaison du plancher. Là aussi, perception nette, comme un lavis sur une paroi lisse, du déplacement -de la longueur d’une petite main- de toute chose. PASCALE GARREAU.

Il aura fallu ce temps, de la maison laissée aux vents entre les deux routes qui mènent aux plages, ce temps de l’abandon, de l’oubli. Quelque chose cogne là-haut, une pulsation, un pouls grinçant – un volet de la chambre jaune ? Ce bruit dans l’escalier. Du sable dans l’entrée s’accumule en bas des murs et contre la première marche – gris, si fin ce sable qu’ils rapportaient de la plage, soyeux entre les doigts. Une branche de l’if griffe le carreau cassé de la fenêtre à gauche de la porte d’entrée. La lumière joue avec la branche sur les grands carrés blancs et noirs du sol de cette entrée autrefois belle, sans doute ; carrelage ciré et meubles sombres – il n’en reste que les marques sur la toile aux reliefs imprégnés de poussière qui recouvre le mur. Là, l’empreinte d’une armoire. Ici, un guéridon peut-être, la marque est moins sûre en-dessous du seul objet qu’ils ont laissé à cet étage, un miroir ovale, glace piquetée de tâches sombres. Bois léger de la porte vers la pièce entourée de fenêtres donnant sur une nature pâle et sur les dunes. Tamaris, pins, buissons d’épineux et ajoncs derrière les vitres poisseuses de sel et de sable mêlés. Toujours la même latte grinçant dans le parquet sans apprêt (probablement recouvert de tapis à l’époque). La lumière de part en part de la pièce, cette proue s’avançant aux vents, aux pluies, au soleil couchant. Toujours ce même bruit à l’étage. Courbe encore luisante de la rampe. Ils ont laissé le tapis qui épouse la forme des marches vers le pallier et là, les quatre portes autour du ciel qui fraye par la fenêtre qu’ils ont fait ouvrir dans le toit. La porte entrebâillée de la chambre jaune geint et cogne, geint et cogne, cogne. Derrière, sol jonché de débris de l’if propulsés entre les lattes des volets par la fenêtre restée ouverte côté mer, plein ouest. Bois gonflé de la fenêtre, impossible à fermer désormais. Odeur de jonc montant dans la pénombre. Les lettres sont toujours là, empilées derrière la porte. CLAIRE LECŒUR.

Son futur salon était vide et blanc, et il réfléchissait à l’agencement des meubles. Il avait emmené avec lui un grand tableau, une belle œuvre abstraite qu’il aimait particulièrement, autour de laquelle il souhaitait organiser le reste de la pièce. Il le plaça sur le mur principal et se recula pour évaluer l’effet produit. Il lui sembla que toute la pièce avait changé de teinte et il en refit le tour et constata que des sortes de paillettes rosées ou vertes étaient accrochées aux murs. S’il enlevait le tableau, il pouvait retrouver ces paillettes, qu’il n’avait pas remarquées au départ, mais elles étaient plus ternes. Il mit le tableau sur un autre mur. Aussitôt la pièce changea de dimensions, sans qu’il puisse comprendre en quoi. Aucun bruit n’avait accompagné la modification d’espace, à part la perception des bruits extérieurs, plus nets, comme s’il avait ouvert une fenêtre. Il voulut placer le tableau sur le troisième mur, mais cette fois en faisant lentement le déplacement. Il tenait le tableau devant lui, avec ses bras tendus, il marchait doucement, et observait au fur et à mesure comme un changement de mire dans la pièce. Il voyait des aberrations apparaître et disparaître. Il vit des murs se gonfler, d’autres portes, le sol se courber, le plafond se relever, tout cela éphémèrement. Arrivé à destination, tout était à nouveau vide et blanc, il ne restait que quelques reliefs de poussière sur le sol, comme si des matières s’étaient secouées. Il n’osa pas essayer le dernier mur, mais il préféra se pencher sur cette poussière, indice de formes aperçues, comme s’il pouvait y trouver un avenir, ou un code secret ouvrant des portes dérobées. Mais il ne trouva rien. Il revint le lendemain. ISTA POUSS.

Tu clenches et tu pousse en même temps. Refaire le geste et ..ça marche..ça bloque un peu, un caillou fait crisser le carrelage, ça grince aux dents, mais autrefois aussi. Le dallage est toujours aussi moche, bon dieu, qui avait choisi ses carreaux de ciment ? Quatre carrelages bruns rouilles forment des carrés répartis régulièrement sur un tapis de petits carres jaune. Au sol des traces noires dessinent l’emplacement des anciens meubles. On pourrait jouer à la marelle. Allez, je lance le caillou.Je saute à cloche-pied dans la case numéro un gazinière blanche (près de l’évier en Inox encore en place), ,porte du four qui ferme mal, l’odeur de sa teurgoule soudain. Vite, ramasser le caillou, et sauter à la case suivante, une petite case, un petit rectangle au sol, trace du frigo, rien à dire.Là, les marques des quatre pieds du meuble, basque en bois foncé. Sauter de l’un à l’autre en faisant de grandes enjambées, les règles de la marelle prennent leurs aises. La porte gauche du meuble s’ouvrait sur la boite à sucre. Sauter vite sur les autres traces, quitter cet espace, ne poser ses pieds que sur les carres bruns rouille, comment faire pour traverser la pièce en utilisant que ces carres là ? , ah, oui, un, deux trois, hop.Voilà, trace du banc sous la fenêtre. Ne pas s’asseoir sur le vide laissé, ne pas appesantir sur le souvenir. Hop, traverser de nouveau la pièce, cette fois en évitant les carres bruns rouilles, interdiction de marcher dessus, attention à ne pas se cogner dans l’étagère murale qui n’existe plus, juste les trous aux murs. Les trous aux murs..ah quoi bon vouloir emplir ce vide. Trois enjambée vers la porte restée ouverte, ne pas se retourner. Le présent m’embrasse. Liberté. ISABELLE JAUNET-PERROTTE.

L’odeur de peinture qui ressurgit, un fantôme d’odeur ancienne, depuis longtemps passée, murs blancs grisés, ternis, et pourtant, il fallait bien qu’elle soit restée tapie pour s’exhaler ainsi par bouffées, comme la porte s’ouvrait après un long sommeil. La grande étagère noire dans l’entrée, laquée, démodée depuis toujours sûrement, avec les livres d’arts dessus, taches colorées, la poussière épaisse, les stylos-billes, papiers déchirés, prospectus et un téléphone, le modèle relié à un fil, qui ne bouge pas, la chaise-fauteuil en velours râpé devant, un peu défoncée, crevée – un chat qui avait fait ses griffes – , mousse jaune bouffée, pour s’asseoir si ça venait à sonner, grande étagère noire adossée à une porte double, vitrée – mais qui donnait sur quoi ? Le parquet qui craque, les moulures inutiles, une grande pièce ouverte, des gonds peints en blanc disent qu’il y aurait eu une porte un jour, mais, au fond, une étagère fine condamne une autre issue, livres de poche usés serrés autour d’une poignée immobile. Le couloir bifurque en coude tordu, longé d’une porte qui ne ferme pas – un verrou posé sur l’extérieur – , de même le placard, deux portes entrebâillées, retenues par une clé insuffisante. La chambre pas plus carrée que le reste, trapèze ouvert, cheminée réduite à un décor, et dans le coin, une marche, une porte pour un cagibi carrelé, triangle étroit avec radiateur et grande double fenêtre sur la rue, impossible à meubler, à définir, alors des dossiers, des classeurs et des mauvais livres qui s’entassent sur des rayonnages en aggloméré. JENNIE GELLÉ.

Marches raides, éculées d’avoir portées générations de gens de maison puis d’étudiant(e)s jusque sous le toit. Au droit, petite porte de bois amochée. La partie gauche biseautée pour coïncider avec la soupente. Gros autocollant triangulaire « danger » au centre. En dessous, punaisée de guingois, photocopie photo noir et blanc, Élevage de poussière , Man Ray-Duchamp. Pousse, entre. La chaleur te souffle à la gueule. Odeur douceâtre et sirupeuse. Porte ouverte sur ta droite. Water-closet à la turc, grossièrement carrelé de clair. En hauteur, sous la chasse d’eau, pomme de douche. Rabattre le caillebotis posé contre le mur et le chiotte devient douche. Tire la porte. Serviette éponge tombe au sol. Sur le mur, face au water/douche une reproduction de LHOOQ . Au sol, derrière quelques rouleaux de papier toilette, bombé sur le carrelage, gros rat noir. Ses yeux, rouges, te regardent. Sortir. Grosse mouche vrombit et te frôle. Reprendre le couloir entre mur des chiottes d’un côté et charpente de l’autre. Gaffe à ta tête. Penche à droite, avance un peu. Tu vois le centre de la chambre, poussière floconne sous la lumière du vasistas. Ton œil file vers l’angle gauche. Cantine de fer blanc, piquée de rouille, bouts de vêtements dépassent. Poêle à pétrole, bidon de combustible, moitié entamé. Sac de couchage sur matelas, douteux. Ton regard longe le mur du fond. Cabas en plastique multicolore, comme on en voit au peuple des « sans », craque de livres. Sapin de Noël squelette, tablettes usagées de médicaments pour les boules, bouteille de bière retournée pour l’étoile. Châssis moyen format tendu de toile blanche. Au marqueur noir épais, un personnage têtard au nez porcin t’observe. En bas à droite, inscrit Fanthomme#1. Angle droit. Boîte à chaussure déborde de portraits photos. En gros, sur le couvercle mal ajusté : « A sauver ». Au dessus, sur le mur jaunâtre, feuille A3 scotchée : Le Buffet-Arthur Rimbaud . Adossé au mur des chiottes, coin cuisine. Petit cumulus en surplomb. Bac évier en alu terni encastré dans plan de travail. Tout encombré d’ustensiles et d’un réchaud un trou sur bonbonne de gaz. Poubelle et deux rayonnages de provisions en dessous. En appui contre, balais dans un sceau. Reviens au centre de la pièce, tu ne peux plus l’éviter. Un tabouret, deux tréteaux et une planche de mélaminé blanc. Au dessus, gros chevrons à échardes de la charpente. Bombages noirs serpents s’enroulent autour. Petits personnages rupestres avec lances et haches, courent sur la structure. Les chassent ? Autour d’une des poutres, une corde enroulée et coupée. Net. Tu n’entends plus la grosse mouche. La vie a vidé les lieux. JÉRÔME C.

La pièce : un carré de un-cinquante par un-cinquante avec une porte ouvrant sur le jardin. Le bas de celle-ci a été découpé pour laisser passer les chats, un morceau de tissu en jute définitivement gris foncé y est punaisé. Chats blancs qui filent échine basse sur le plancher à larges lattes inégales et foncées. Leurs croquettes sont rangées sur l’étagère à côté du riz et des épices – sel, poivre, cumin carry et souvent de la sauce tomate-. La verrière au-dessus est constituée d’environ dix panneaux de verre verticaux –largeur environ douze centimètres chacun- tenus par des fers plats. Sur le bas, tout le long une mousseline blanchâtre y est glissée et froncée. En dessous des croquettes, de la vaisselle posée verticalement et retenue par un tasseau, l’étagère est étroite. J’y vois six grandes assiettes, deux assiettes à dessert en grès blanc avec motifs stylisés ocre rouge de personnages peignant des urnes, des mugs, un gros saladier en bois, de la ferblanterie. Au-dessus contre le tissu sont plantés dans un bol fourchettes, couteaux et couverts à salade. On fait de la cuisine dans ces presque quatre mètres carrés et tout y est à portée de bras ; bras gauche vaisselle. Bras droit, une plaque électrique deux feux un peu rouillée et une bouilloire sont posées sur un rectangle en marbre noir souvent gras contre la cloison en contreplaqué qui sépare de l’atelier. Sous le plateau est fixée une grille plastique pour suspendre les verres. Au sol court un câble blanc qui alimente les appareils ainsi que le mini four posé sur une caisse en bois. Malgré l’importance qu’on accorde à l’acte de cuisiner et les travaux qu’on y fait, curieusement il n’y a pas d’odeur particulière. Le lieu est généralement silencieux à part le bruit du moteur du réfrigérateur placé à l’angle de la porte et du mur de l’escalier, la résonance des marches de l’escalier quand quelqu’un y passe. Aucun bruit de l’extérieur et pourtant une quatre voies y passe tout près. FRÉDÉRIQUE HERVET.

Moquette bleue nuit et baguette de laiton ternies sur les marches. Le palier, à côté du coffre de bois, son d’une VHF qui crachote à vide. Grand tapis tissé de laine, pourtour en guirlande de feuillage d’un vert tendre sur le fond rouge, motifs géométriques emboités de bleu, l’or pâle d’un feuillage particulier ici et là, clin d’œil labyrinthique. Salle de bain jaune, repose savon brisé sur la faïence blanche de la baignoire. Une grande porte de bois sombre, clenche résistante, la volée de marches étroite, grenier. Odeur de soleil chaud et sec. Tabatières étroites, colonne de lumière, jeux de poussière suspendue. Sur la tomette usée, grand tapis violine uni. Caisses alignées au ras de la pente du toit, livres de poches serrés, dos offerts. Au fond à droite un théâtre de guignol, dans la caisse, l’amas de marionnettes. Puis une marche, une porte, l’atelier. Odeur de pommes sur les clayettes. À gauche, une pièce. Murs clairs. À main droite un lavabo, une glace ovale dans un cadre doré, deux lampes tulipes. À main gauche un lit bas, pente du toit. Face à la porte, petite armoire peinte en bleue avec bouquets champêtres, air de folklore. Opposé au lit, table avec chaise sous très grand carré du Velux. Debout sur la table, dehors à portée de genoux. Chambre de clarté. 
#POMME.
Le portail en bois immense, lourd comme un secret. Sentiment désagréable d’être mis en demeure de rentrer. Je prends de l’élan, rentre dedans l’épaule en avant tel un taureau traînant derrière lui un martyr. À peine le temps de passer qu’il se referme violemment derrière moi dans un bruit sourd. J’ai froid. Ça ressemble à une grotte au beau milieu de la ville. Peut-être une salle d’attente. Lieu sombre et sans secours où mon nom semble condamné aux oubliettes. Sûr qu’ici personne ne m’entendra. Derrière l’église sonne le glas. La voix de Dieu est terrifiante. Ça sent la pierre. Jusqu’à l’asphyxie. À chaque pas les craquements du vieux plancher. De faibles rayons de soleil traversent les volets, transpercent l’obscurité poussiéreuse. La lumière rappelle qu’il existe un monde dehors, un monde dont ce lieu clos semble exclu. Ici le jour se fait discret. Les volets sont clos. Il me faudrait une torche en flammes pour explorer le noir de la pièce. Je n’ai qu’un briquet. La flamme à la main, je découvre une dizaine de statues alignées sur la cheminée comme une armée de regards prêts à m’envahir, deux masques accrochés aux murs ; eux aussi me suivent du regard, d’un regard noir comme un couloir dans la nuit. L’un grimace d’ironie, l’autre de tristesse. Plus loin la photo d’un homme barbu à deux âges différents me fait face, l’air aussi austère que pénétrant. Dessous un vieux divan défoncé. On peut encore apercevoir la silhouette, les postures de ceux qui un jour, une nuit, s’y sont allongés pour ne rien dire, pleurer, faire la sieste et rêver. Le sol est recouvert d’un grand drap sale comme une nappe de fin de repas. J’y devine des taches d’essence de térébenthine, d’huile d’oeillette, de couleurs sèches, probables restes d’un chaos de peintre perdu dans ses toiles en bazar. Certaines sont déchirées. Toutes sont le portrait d’une seule et même personne. Ici quelqu’un s’est lavé les mains d’un soupçon. Le lavabo s’en souvient encore. Une tache de pourpre imprègne la vasque blanche. Est-ce de la peinture ou du sang ? ANH MAT.

Pieds marchent et comptent 27, peut-être 28 (l’odeur est trouble). Descendre les marches sans la main, rambarde rouillée agrippe la chaire et coupe. Quelle dentelle. La porte massive n’est pas si lourde. Rien que le noir. Y’a rien à voir là dedans. Les yeux s’agacent. Les yeux s’acharnent, aimeraient bien vous dire. La voix hésite. Un son pour voir matière ? Comment ça vibre là dedans. Claquer des mains et voir comment ça revient. Le son s’engouffre. Avancer lentement poser mains du bout des doigts là , sentir tenture molle, douce comme champignon. Et cette fois lancer la voix franchement et marcher pieds haut levés. Ça se rétrécit. On respire plus court mais on y va bras en croix paumes rafraîchies par la pierre humide. Et 14, peut-être 15 (l’odeur est trouble) on ne chute pas on monte et, face, une porte. Un trou grand comme un oeil dans le bois patiné par l’usure. Entrer mais ça ne s’ouvre pas alors on s’y colle de tout son corps dans le trou grand comme un oeil. Peut pas tout voir. Mais ça. Le lit en fer. Le lit est fait (comme on dirait). Millefeuilles de couvertures et draps comme des peaux mortes. Et table (suppose) ne voit que deux pieds mais feuille. Un rayon blanc. FRANÇOISE SZEVELENYI.

Derrière la porte vitrée, fermée par une serrure dont le pêne s’accroche à une cassure noircie du carrelage comme à une dent pourrie, le rideau de fer grince et craque sous la poussée du vent. De l’intérieur de la boucherie-charcuterie, en tendant l’oreille, il ne serait pas impossible de deviner la texture et la matière de ce mouvement, de ce flux et reflux qui anime la nuit : froissements de papiers d’emballage, bruits creux de gobelets en plastique rebondissant sur le bitume crevassé, raclements sourds de feuilles de platane dont la sécheresse de l’été a eu raison, crépitements infimes de cette terre sablonneuse qui déborde du bois de pin pour venir s’accumuler sur les allées du centre commercial. Mais ces roulements et tournoiements de détritus se heurtent à cette pièce claquemurée sans la pénétrer. Prisonnier du verre et du carrelage blanc qui couvre le sol et les murs, l’air y reste immobile, statique, comme figé dans une gelée glauque, un suintement, comme contaminé par l’épaisseur surie de graisses oubliées. D’ailleurs, des pâtés, des terrines, des morceaux de viande sont là, dans le présentoir, qui n’ont pas été rangés, comme c’est pourtant l’habitude, dans les réfrigérateurs plus puissants de l’arrière-boutique. La lumière bleue du tue-mouche électrique leur donne une teinte maladive. Ils semblent déjà noircir. Sur le plateau d’une balance à l’ancienne, un papier de boucherie a été posé, sur lequel sont entassés des rognons de porc étoilés de gras blanc. L’aiguille indique 3,4 kg. Sans altérer la mesure, une unique mouche, de petite taille et parfaitement inaudible, se pose et redécolle sur cette pyramide de viande douce et ronde, inlassablement. On pourrait l’observer pendant des heures, cette petite graine noire, tant ses arabesques sont absolument contraires à l’esprit du lieu, aux arrangements coquets des boîtes plates de confis de canard, des bocaux de foie gras dans leur panier rempli d’une imitation de paille, des bouteilles de vin alignées par une main prévoyante, pour ces rares fois où les clients du supermarché hard-discount, tout proche, un « Mutant », se heurtent à une porte fermée. La caisse est restée allumée, la clef dans la serrure, qui affiche, en lettres rouges, un prix exorbitant : « 6666666666,66. » Qui ne connaîtrait pas le propriétaire et ses manières douces et ternes pourrait croire à une facétie. LUCIEN NOUIS.

L ’espace de quelques secondes - là - une infinité de pièces se superposent, se fondent à d’autres pièces, disparaissent, se métamorphosent - là - un vêtement suspendu, une lettre sur le vêtement - tout est sensible , tout est vivant - la porte s’ouvre - la porte s’ouvre sur - des murs hauts très hauts trop hauts - la porte s’ouvre et la couleur des murs accentue leur hauteur - vous pensez à A . - vos yeux se laissent capter par la lumière - la lumière épuise la blancheur des murs - vous oubliez les lieux communs de l’intérieur d’une maison, degré de confort, agencement des pièces, disposition des meubles, beauté actuelle des objets, beauté démodée des objets - vous franchissez le seuil - la porte s’ ouvre sur une chaise - et autour des livres en piles inégales vous avancez entre deux piles de livres un pied puis l’autre pied un pied puis l’autre pied puis une pile de livres s’écroule puis une autre pile de livres s’écroule puis une autre pile de livres s’écroule puis - vous quittez la pièce du désordre là où toutes les langues sont possibles - la porte s’ouvre - une pièce s’éloigne d’une autre pièce - d’un coup la lumière tourne - vous marchez maintenant sur un sol pavé comme une rue - les murs dessinent les frontières des pièces / temps - la pièce à l’arbre la pièce aux fleurs la pièce aux larmes la pièce aux pères la pièce aux mères la pièce aux enfances la pièce aux désirs la pièce au mort la pièce aux questions la pièce aux animaux la pièce aux rêves la pièce aux attentes la pièces aux déceptions la pièce aux bruits la pièce aux bruits violents la pièce aux couleurs la pièce aux voix la pièce aux voix chantées la pièce aux voix étrangères la pièce aux passages la pièce aux mensonges la pièce aux rires la pièce à l’ aquarium la pièce aux instruments la pièce aux projections, et bien d’ autres encore - je ne me souviens pas de tout - vous remarquez une fenêtre, un grand caisson lumineux - et en face sur le mur une suite d’objets noirs fixée- vous contournez six chaises une table, vous vous approchez du mur de sa porosité fine, vous levez la tête sur la ligne d’objets noirs - vous voyez vous devinez maintenant des formes de lettres - vous lisez – vous lisez quelque chose - au printemps les oiseaux portent nos plaintes plus loin - vous marchez maintenant sur un plancher noir et lisse de danseurs - au centre de la pièce un arbre - et au pied de l’arbre les restes d’un rituel - vos pieds claquent sur le plancher de danseurs - la porte s’ ouvre sur - une chambre dans la couleur du Blue Black Fox. ANA NB.

Odeur de cire, teinte orangée. Dans le coin sombre et un peu gras de la première marche de l’escalier, moutons dansant avec l’air chaud qui s’est invité juste avant que la porte ne se referme dans un claquement sec. Pomme de pin sculptée dans du bois foncé, amorce d’une rampe aux lignes carrées. Côté mur, extrémité des marches enchâssée dans du plâtre laqué d’un blanc cassé et terne formant une pente d’une trentaine de centimètres de large qui a peut-être une fonction et un nom. Quelques marches striées de bleu sous l’effet du soleil passant au travers du vitrail de la porte d’entrée. Palier intermédiaire. Mur sans porte, plinthes disjointes. Une autre dizaine de marches, un autre palier. Fenêtre entrouverte sur des volets fermés. Peinture écaillée, métal rouillé, traits de lumière plus ou moins nets. Troisième volée de dix, voici la porte. Simple porte d’intérieur datant du temps d’avant le morcellement de la maison en appartements. Fine poignée dorée. Entrée, sol de lino gris, trace d’un tapis, chaise à accoudoirs. Un radiateur encadré par les deux doubles-portes vitrées fermées d’un salon endormi. Volets clos, meubles massés sous le drap d’ombre. Léger reflet sur l’un des carreaux. Une lumière oubliée dans la petite chambre du fond ? MARGIE AMELOT.

La porte d’angle gris métal, vitres opaques, art nouveau, frein mal réglé. Le carrelage 10x10 gris antidérapant, traces de pas et de neige fondue. Le hall immense, lambris de chêne clair, larges bancs de chêne plus foncé, pour servir de parloir. Vague souvenir d’une odeur d’encaustique mêlée à celle des détergents. Des petits bureaux triangulaires asymétriques, nom oublié de l’architecte des années 30, son souci d’utiliser l’espace et le dénivelé. Un corridor coudé vers les cuisines et les pièces de service. Couloir plus solennel en face, accès aux lieux menaçants, bureau de l’économe et de la supérieure. Pousser encore la porte du fond de dimensions identiques à la porte d’entrée, mais en chêne clair. Un ascenseur aux grilles métalliques noires, art nouveau toujours, le hall peint en gris, immenses placards aux portes sans poignées, fermées par des clefs restées invisibles. Lieu de passage vide vers le perron où se faisaient les annonces et les semonces. Dans l’escalier à double palier qui enserre l’ascenseur des lianes rouges et blanches – rubans de chantiers, des panneaux jaune vif à lettres noires. Le désamiantage déjà dans les étages. L’attente, les engins de démolition dans la cour. CHRISTIANE MANDIN.

L’été ici pour la première fois. Les loirs, et les scorpions. Le vieux buffet sombre, sculpté, au plateau de marbre, surmonté d’un panier en fer qui contient clés, fragments de bois, canif, allumettes et bouts de ficelle. Par la porte de la commode qui ne ferme plus, un livre de contes anciens à la couverture poussiéreuse, aux pages jaunies. Un ours en peluche couché, dur et sale, la patte avant gauche en moins. Le museau décousu, l’oeil vide. Le frigo marque Frigidaire dont on a oublié la couleur, couvert qu’il est de salissures de loirs et de chauve-souris. Le pierre nue fissurée sous la bâche translucide, froissée sous le pied nu. La porte d’entrée jaunie trop mince, l’espace entre la porte et le sol qui laisse passer aiguilles de pin craquantes et petits insectes luisants. Le petit volet qui bat. La nuit immense dehors. Le bruissement des branches dehors quand dedans tout est immobile, fixe dans la nudité électrique. La lumière crue de l’ampoule au milieu de la pièce, les taches de lumière qui s’étalent sur les murs, les crevasses, les anfractuosités, les cicatrices, les imperfections, les trous, les plis : révélés. Morts. Une malle en métal bleue, la cantine du douanier. Le canapé-lit Ikea si blanc déplié sur la bâche. Le double plafond crevé, gueule béante et noire. Dedans les cris des loirs. Vivants. LOUISE MULLER.

L’école était bruissante d’enfants. De toutes les encoignures, ils jaillissaient par grappes entières, couraient dispersés à en perdre haleine avant de se raccrocher par deux ou trois. Il y avait toujours beaucoup de bruit dans cette petite cour de récréation : des cris, des rires, des pleurs, le crissement des vélos et les cordes à sauter claquant contre le ciment. De toute part, la cour était dominée par de hautes fenêtres. Elles sertissaient les vieux murs comme des joyaux les bagues d’un évêque et demeuraient opaques à tout regard. Certaines, au sud, donnaient sur les classes. Les autres, au nord, je ne savais pas vraiment. L’école, ancien pensionnat, n’était aujourd’hui occupée qu’au tiers. Le reste ? D’innombrables pièces vides : classes, chambres délaissées, débarras, grenier, utilisées pour certaines à des fins de stockage. La salle de fourniture était de celles-là, petite pièce claire encombrée de papiers colorés. Je ne la fréquentais que rarement. La porte de cette réserve donnait sur un long couloir : à droite la salle de musique, sas intermédiaire situé avant les locaux ordinaires de l’école ; à gauche, au bout d’une volée de portes un escalier de bois sombre qui desservait les étages. Sur le premier palier, un appartement. Peu de pièces : une cuisine répugnante au sol souillé, une salle de bain où le carrelage arraché laissait apparaître des écheveaux de laine de verre, des toilettes, béantes, au bout d’un vestibule jonché de gravats. L’unique chambre enfin, dont la porte était entrebâillée. A l’intérieur, un lavabo, des murs lépreux, dont la peinture, un bleu glauque, s’émiettait. Une douille inutile au bout d’un fil électrique noir. Au centre de la chambre, une vaste fenêtre aux vitres translucides qui déversait dans la pièce une clarté limpide. Un peu partout, les contours salis de cadres disparus. Une clef glissée dans la serrure du verrou intérieur ; au bout d’un fil à coudre effiloché, une étiquette un peu noircie et le mot débarras, comme écrit à la hâte. Sur le palier, à nouveau les marches sombres qui descendaient vers le couloir et, juxtaposée à la rambarde, une cloison de bois. Pour une raison inconnue, l’escalier menant au second étage avait été muré. CAROLINE.

Le bois gauchi, forcément, par des hivers d’oubli. Une poignée bon marché que l’un fait jouer à bout de bras, une porte que l’autre débloque à grandes tapes du plat des mains. Un assemblage précaire de pierres des champs, de planches et de bûches cariées pour se hisser jusqu’au seuil. Attention au cadre, aussi menaçant que les ronces et les framboisiers alentour. Concentration de gravillons, traces de terre séchée. Bref comptoir d’un bois aussi nu et décoloré que celui des planchers, des murs, de la charpente. Rangée de conserves encore intactes sauf pour les étiquettes, illisibles. Deux bouteilles de bière trapues, vidées. Les éclats d’une autre. Une seule capsule. Le carré dépouillé de la pièce unique interrompu par une truie aux allures de coffre-fort. Ne pas oser une attisée. Zone noircie sous un jour qui a dû permettre à la neige au printemps et aux pluies rageuses de juillet de s’infiltrer. Deux fenêtres mouchetées de poussière de route qui filtrent une lumière languissante. Grondement affaibli d’un camion peinant dans la montée, bruissement d’un épais rideau d’érables, de merisiers et d’épinettes encore maigres. Échelle incertaine qu’on gravit les yeux écarquillés. Mezzanine étroite ; à peine la place pour s’y étendre à deux. Crépitement de la tôle qui se dilate. Odeur de tasserie, le foin en moins. Près du faîte, un rameau de Pâques et une image du Sacré-Cœur épinglés comme des papillons. ANNE-HÉLÈNE DUPONT.Et pourquoi ne serait-il pas entré ? Oui, pourquoi ? Ses jambes douloureuses causent kilomètres. Combien ? Les chats . Nourrir les chats. Appliques en marbre blanc. Murs de brique à la romaine. Au sol, deux séries de losanges. Deux teintes mêlées : vert-bouteille et turquoise. Motif déroutant. La perspective du couloir s’emballe. Voûte surbaissée. Effet tunnel. Et ce foutu escalier. Se méfier mais quoi ? Comment ? Pourquoi se méfier d’un escalier ordinaire ? Il se pose en tailleur. Au centre de la pièce. A droite une porte Devant une porte. A gauche une porte. Derrière une porte. Trois coches déjà. Repartir à gauche, à droite, devant, derrière ? Retrouver la salle ! La salle aux huit fenêtres. Tout en haut de l’escalier. Le premier ! Au bout du long couloir d’entrée. A la fin du si bizarre carrelage. Six paliers. Huit fenêtres ! Six , sept ou huit étages ? Il ricane, hausse les épaules. Des montées, des descentes. Courtes la plupart. Des salles, des salles. Des salles vides, vides, vides, vides. Un gruyère immense. Une géométrie à la Escher. Des salles. Toutes pareilles sauf deux. Une octogonale à huit portes coiffée d’un dôme et la première. Celle aux huit fenêtres ! Immenses fenêtres à croisillon. Flash frontière ! Turquie-Iran ! Une fulgurance. Sa montre indique vingt heures six minutes et six secondes. Depuis combien ? Disque d’or. Gramophone blanc. Nappe blanche. Guéridon blanc. Siège blanc.. Lit blanc. Murs blancs,. Sol blanc. Costume blanc. Revers noir des manches évasées. Lunettes noires. Vinyle noir. Dans la maison vide dans la chambre vide les oiseaux qui passent comme des menaces. Remettre le 33 à sa place ? Mais devant laquelle ? Huit portes ! Strictement pareilles. La batterie du mobile faiblit. C’était l’automne à la maison. Le plafond s’éloigne. Le temps se met au violon. LAURENT SCHAFFTER.

Seule source de lumière, exceptée celle que laisse passer la jointure imparfaite du volet, la lucarne haut placée dans le mur du fond. Rectangle allongé de la pièce, et de la table. Si longue. Six chaises autour, espacées large. Une seule assiette disposée. Et une bouteille de vin rouge étoilé. Soleil lointain d’Algérie. Toile cirée où, d’un carré l’autre, des canards s’envolent, et un chasseur vise, fusil levé. Couteau encore fermé sur une serviette quadrillée. Un boîtier à lunettes sur le buffet. Formica blanc. Le Courrier de l’Ouest qui titre sur le Tour de France. Une fourchette et les éclats d’un verre – dura lex sed lex sur le fond gardé intact. La porte fermée du cellier. L’odeur de fruits quand l’ouvrir et ramener une bouteille. Jus de pommes pour les gosses, coup de blanc pour les hommes. Café pour les femmes. Du Nescafé depuis que tu es veuf. Un étroit rai de soleil sur l’écran télé. Partagé dans sa longueur, comme le portrait au fusain de ton chien mort – lui n’a jamais eu le droit d’entrer dans cette pièce. Ses aboiements quand on descendait de voiture, tirant sur sa chaîne devant l’étable. Entrouverte, la porte qui mène aux chambres – jamais je ne l’ai franchie jusqu’alors. Deux si j’ai bien compris : la tienne. Et celle de ton fils perdu si jeune. Le silence que toi et ta femme gardiez. Mystère de l’enfant mort. Pas même un prénom dans la bouche des adultes – leur ptchi gâ. Dehors, l’après-midi d’été. MICHEL BROSSEAU.

Dans la maison vide – une platine de disque – un vinyle – un 33 tours – Breaking Glass everywhere people pissing on the stairs – un courant d’air – dans le hall huit boîtes aux lettres toutes un peu défoncées. Une brûlée. une écrite – Mort au flic – merde à celui qui le lira – Dans le salon salle à manger un papier orange légers losanges guirlandes de fleurs. Dans le hall l’escalier qui va dans les caves. Les murs de la cage d’escalier - Un souvenir jaune pisse ou bleu vieux glaviots séchés. L’escalier qui mène aux paliers. Deux portes par palier. Un œil de bœuf par porte. L’œil est derrière la porte et regarde est derrière la fenêtre et regarde est dans la serrure et regarde. LÉA TOTO.

L’escalier qui y mène n’a jamais été fixé, il ouvre sur un perron troué où le ciel se reflète. De bois, il n’y a que le palier, le reste est de marbre ; il pleut devant la porte, le portail est ouvert, et les volets bien clôts. La tapisserie est jaunie et déchirée par le vent coulis qui entre et sort à son gré ; chaque poignée grince, quelque chose -ou quelqu’un- couine fort à l’étage dernier. Dehors, les branches des frênes lèchent les barreaux rouillés, ceux qui tiennent encore aux fenêtres. Cette nuit est limpide et bleue, dans la cave quelques ossements marquent le temps, il y a eu des habitants… SYLVICHO.

le pire serait de croiser un visage connu, et d’y voir l’effroi causé par la vue du votre. mais aucun risque, il n’y a personne. l’endroit est vide, devenu vide. un vide qui défigure. n’y rien reconnaître. comme si l’espace, en soi, n’était rien, sans tout ce qui le meublait, l’occupait. ce n’est plus la maison portée avec soi derrière le front, celle où revenir, même quand on ne le pouvait pas, par la simple opération de la pensée. des murs gris remplis de cicatrices. des défauts. une injure aux proportions et à l’harmonie. tout était donc masqué par le décor. ici, il y avait cela. ainsi de suite. tout semble n’avoir pas existé. marcher dans des souvenirs brisés. ça ne raconte plus rien. le sol est dévasté. des gravats, tessons, du verre. les pieds saignent pour avancer. le rouge s’étend par terre, lentement, à mesure. une seule couleur, qui coule lentement de vous. ne plus savoir à quoi correspond la douleur. ne rien ressentir. que l’écho très lointain de ce vide. l’oubli comble tous les creux par d’autres creux, plus profonds. rien à saisir ni à renverser. on se souvient par bribes d’une vie passée là. plus rien à décider puisque c’est juste un souvenir. un souvenir-effraction. entrer par le biais. par le miroir vide en son centre. ne pas s’arrêter car alors une sorte de souffle tourne autour de vous et fait trembler désagréablement la couche de vêtement qui vous distingue encore de ces murs. ne même pas pouvoir jouir de la destruction. traîner les pieds, de plus en plus lourds, tirant derrière eux les débris. sentir son propre visage dissembler à chaque nouvelle seconde, se perdre et se diviser de lui-même, devenir corrompu et méconnaissable. GABRIEL FRANCK->http://www.gabrielsf.net].

Escalader le vieux mur. Tomber dans le parc. Silence plusieurs fois centenaire. Tiges des rosiers comme des troncs de jeunes pins, épines comme des ergots de vieux coq. La fleur à hauteur de visage. Sous le saule pleureur, le retable, visage et doigts du Christ amenuisés par le temps, léprosés par la mousse. Longue façade blanche ouverte par une série de portes-fenêtres. Gravier de bonne qualité — dominance du gris perle — longé par la pelouse. Un cèdre du Liban, qui, interminablement, s’y assoit. A l’angle de la maison, un magnolia, ses fleurs d’ivoire, puis un cèdre bleu, d’un volume monstrueux, terrifiant de vieillesse. Ses branches comme de lourdes ailes. Partout des sapins, du lilas, des ronces, jusqu’à l’étouffement. Par la porte vitrée de la terrasse, s’introduire dans les murs. Poutres blanches dans la pénombre. Dans un angle, le couvercle luisant d’un piano, un vieux rouet planté au milieu de la pièce, au centre d’un dallage concentrique, comme en attente. Gris, le dallage, mais comme s’il y flottait une couche nuageuse blanche. Une table de ferme, longue, épaisse, bois presque noir, le plateau — couturé d’entailles profondes — juste posé sur les pieds, son poids — peut-être une tonne — suffit. Un des angles recouvert d’un large coude en métal, ancien lieu d’exécution des volailles. Sur la gauche, en contrebas — trois marches — un salon. Au fond, loin mais toute-puissante, qui règne, qui abolit, qui dévore de sa bouche obscure le reste de la pièce : une cheminée haute et large et profonde. Un rai de lumière sur un chenet, poudroiement presque rouge qui danse continument — branche lointaine dans un vent monotone — sur la tige de bronze, et rampe le long de la barre de feu, jusqu’à ensanglanter un triste angelot. Au plafond, poutres encore, mais brun foncé, qui dirigent, qui veulent emmener vers un couloir interminable et noir. Ne pas y aller. NATHALIE FRAGNÉ.

Code d’accès à l’immeuble, entrée à clé, ascenseur. À chaque étape, c’est la ville qui s’éloigne. Elle se perd derrière toutes ces mesures de sécurité. Que reste-t-il de la ville sur le palier du sixième ? Le béton armé des quatre murs, le vrombissement de l’ampoule pendue au plafond, les portes blindées. Malgré son poids et sa taille, la porte blindée glisse et s’ouvre doucement dans la pièce principale. L’épaisseur de la moquette étouffe les pas. Canapé, table basse, meuble télé, télé, papier peint tissé. Intérieur dépouillé. Comme les étagères de la bibliothèque. Les séparations laissent des traces. Elles créent du vide. Les fenêtres donnent sur la rue, mais une fois sur le canapé c’est un découpage du ciel qui occupe le regard. Il suffit d’éteindre la télé, de s’affaisser sur le canapé, désœuvré. À droite de la porte d’entrée, le couloir mène aux chambres. Au bout, une pièce aménagée en bureau. Mais les études étant loin derrière, la surface de travail n’accueille désormais que des factures et quelques dossiers bien rangés. Épinglées sur un panneau d’affichage en liège, quelques photos témoignent d’une vie d’étudiante, d’une vie de couple. Déclenchés par des photographes amateurs, les flashs trouent les joues, les nez, les mentons, les fronts bronzés du couple qui pose bras dessus bras dessous à contre jour devant un soleil couchant. C’est dans cette chambre que l’aide hebdomadaire au ménage installe sa planche à repasser. La chambre à coucher est juste à côté. Un sommier à même le sol et son matelas occupent un coin de la pièce, une commode en occupe un autre. À coté, la fenêtre. Deux dessins de Sempé sur les murs, la seul décoration. C’est dans cette pièce que l’acte dernier s’est joué, un parmi la série d’actes derniers le long d’une vie. Les déménageurs avaient déjà tout emballé. Ils étaient, par discrétion, descendus en premier. Lit et cadres partis, le vide s’y installait déjà. C’est sans doute la curiosité qui avait mené le couple dans la chambre. Le temps d’un dernier état des lieux, mais guidés par cette lumière surnaturelle de pleine lune de décembre. Leurs ombres ont occupé la nudité du mur un instant. Unies. Désunies. SPYROS SIMOTAS.

C’est toujours un peu sombre dans l’entrée, mais il reste visible, sur le mur aux hanches fortes, le canon vise la porte en noyer entrouverte sur la cuisine ou la poignée ballante ; la table qui fait l’âne se dessine incurvée sous le lent cliquetis des gouttes dans l’évier et la mouche bien grosse a déjà signé sur le frigidaire, la porte de l’armoire à vaisselle, l’étagère à bouquets, le journal bras ouverts, l’écran de la télé, la porte du four, l’enveloppe des impôts, le globe de verre de la danseuse à l’abri dans la liqueur ; les deux bottes coupées sont restées sous les quatre pieds de la chaise avec sa galette défoncée, son dossier occupé par un fichu frangé et ramassé dans le coin sous la gravité ; le tas de journaux empilés comme les journées, sur deux étagères, de part et d’autre de la boîte à couture courante comme qui dirait ; les rideaux à jours s’affaissent sur la tringle ; la fenêtre tait le champ disparu, l’arbre a tout effacé. ALISIER BLANC.

Fenêtre ouverte sur le jardin blanc, image du dehors si éblouissante qu’elle disparaît. Les murs grisés par les années de cigarettes, par contre-jour, encore plus sales. Tirer les volets métalliques vers soi, en grincements et résistance, pour laisser le clair de jour atténuer les ombres intérieures. Rouille saupoudrée dans le mouvement. Les fleurs sauvages, qui courent sur le papier peint en lourds motifs assommants. Une parcelle arrachée, minuscule plaie blanche avalée par la végétation. L’odeur du parquet, de la cire ancienne, le craquement sous les pas. Des traces plus claires, rectangles de toutes tailles, disséminés sur les lattes : anciens emplacements des meubles, comme fantômes. L’armoire en chêne, la commode et son marbre, la table de nuit de la grand-mère. Ces meubles posés un jour à leur endroit définitif. Tout est encore là. Et rien n’y est plus. NatLab.

Ce sera ici. Pieds nus sur la tommette. Les murs ont remplis l’air de leur respiration : plus d’odeur humaine. Variations de l’humide et du froid. Voilures exsudées des profondeurs de la pierre et du sable, piquetés de l’exhalaison poussiéreuse des cadavres d’insectes. Un organisme contracté sur ses rythmes propres, toute trace de ses anciens occupants expulsée. Entrée comme par effraction dans ce qui résiste encore aux projets d’installation. Fenêtres qui ouvrent sur la lisière de forêt, dominent le jardin clos dix marches plus bas et son vieux cerisier penchė. La nuit le ululement des grands ducs ou des hulottes pénètrent par les ouvertures dans le toit. Poser chaque pied sur les marches du vieil escalier tournant et apprendre les craquements de la deuxième et de la suivante. Sentir la hauteur de chacune et l’inscrire dans le mouvement élastique des pieds. Le cagibi peint d’un rose ancien, longuement cherché ;la salle d’eau derrière le chien assis concentre les violences dont on m’a fait le récit, comme une crispation à dénouer par des parfums et des vapeurs propitiatoires. Deux petites portes basses, mansardes secrètes qui ouvrent côté poterne. Un héron passe comme une flèche lancée du château voisin. S’allonger. Comment orienter son corps, se faire boussole, la maison tournoie autour de soi. Chercher le pôle magnétique. Renoncer. Pénétrer dans les combles : un abandon que l’on veut animer en priorité. C’est ici passer la première nuit. Tout en haut. Deviner les espaces inférieurs, jusqu’aux caves où logeaient les chevaux, jusqu’à la crypte ronde comme une caverne qui s’étend jusque sous la chaussée et dont les tentacules souterrains ont été condamnés par de lourdes pierres. Des sifflements en montent qui se glissent sous les portes, par les cheminées refroidies : première conversation nocturne dans une langue étrangère et pleine d’allusions cryptées. LILIANE LAURENT.

La cave : carrée. Au centre du sous-sol, sans fenêtre. Des étagères devant tous les murs. Ce qui est rangé, ce qui est en réserve. Les deux caisses de bois remplies de pomme de terre. Les cubes de bois des enfants grandis. On tiendrait à trois debout et serrés dans l’espace libre. En sortant, la bouteille de gaz bleutée et au-dessus le téléphone de bakélite. À main gauche, le garage, le tas de bois, le poste à souder, le congélateur allongé, la porte n’est pas fermée à clé pendant toute la journée, ou alors la clé est dans le jardin, sous un pot à fleur retourné. À main droite, le couloir des chaussures, une autre porte et l’atelier, les établis, les étaux, les vis, la sciure, l’odeur de graisse, la citerne contre le mur, et jamais l’espace en dessous ou derrière n’a été vu, l’évier pour l’impur, et à main gauche, la chaudière, tirer la porte, le foyer est assez grand pour accueillir un enfant, vide excitant les flammes et au-delà, l’espace pour rien, le plafond comme ailleurs nu, les travées de béton et entre elles les parpaings, pourquoi ne tombent-ils pas, et les fils pour pendre le linge. Au fond de la pièce vide, traversant le mur, la chambre aux deux lits, l’armoire et sa glace, et comme ailleurs, un vasistas, long et étroit, en hauteur. À main gauche, tirée la porte, un passage entre le mur et l’escalier, mais en face de la porte exactement, c’est le noir. Derrière un rideau, tous les livres des enfances rangés, en dessous de l’escalier qui mène à l’étage. Mais il y a une porte en haut. TRISTAN MAT.

Voilà des années que cela ne s’était pas produit. Il commence à se le représenter, lentement, tirant derrière lui la porte de la chambre. La chandelle tenue d’une main balance, dans un même mouvement, un halo sur le mur lambrissé. Il se souvient, à présent, de cette chose, qui ne veut pas finir, et qui s’annonce cette nuit, reprend son cours. D’un geste un peu trop ample, il éclaire – précaution inutile – les objets alentours, qui retrouvent leur place, celle qu’ils n’ont jamais cessé d’occuper. Puis il marche. Voici le buffet défraîchi, semblable, dans sa grisaille, à quelque large pierre d’un haut plateau, surmonté d’un soliflore en verre, vide. La poussière s’y est longuement déposée, comme une neige, comme le vivifiant secret d’un lieu que l’on croirait invivable, où sédimentent, naufragent, les signes de la vie passée. Ca recommence, s’entend-il dire, tout bas, car il les reconnaît, des images l’éblouissent comme autant d’éclairs zèbrent le ciel : sans crier gare, chassées par l’immensité de la nuit. Elles quittent la gangue longtemps retenue d’une mémoire assoupie, sans rien signifier de plus, que leur lumineuse évidence. Ses pieds ont quitté la moquette, et il s’avance sur le parquet, là où le couloir se rétrécit. Un grondement sourd, lointain, accueille sa progression. Les traces de cadres qui recouvraient les murs, par un étrange jeu de lumière, semblent remuer, comme si les murs tremblaient. Ne serait-ce pas plutôt sa main, que l’on accuserait de trembler ? Il est comme une mouche agacée, livré depuis peu à cet acouphène puissant, qui ne manque jamais de se montrer durant les moments d’angoisse ou d’exaltation. A ses oreilles, c’est comme si la terre roulait, en cette nuit, vers la plus inconnue des destinations … Vérifiant toujours, à la lueur de sa bougie, que rien n’entravera ses pas, il dépasse un salon, dont il prévoit souvent de fermer la porte, avant de se coucher. Une très faible lueur dorée s’étale jusqu’à lui, venue de la fenêtre à l’opposé de la pièce. Les arbres, au dehors, sont très agités et cette vue soudaine est comme un signal. La tempête n’explique pas entièrement ces bruits, ce roulement qui est devenu infernal. Il n’y a plus de peur. Il ouvrira une à une les portes, celles de longs corridors, le menant vers l’aile Ouest. Son pas est décidé. Lui vient la vision d’un ange doré, immense, siégeant au milieu du couloir, et qui, d’un mouvement gracieux, lui coupera la tête à l’aide d’une longue épée. C’est la fin, n’est-ce pas ? pense-t-il, avec un espoir qu’il ne comprend pas. Le roulement infernal se poursuit. Comme si un gigantesque navire s’élançait de la mer dans les terres, poussé par son élan initial, brisant dans un fracas épouvantable forêts et roches, défigurant le paysage. Dans l’escalier qui doit le mener à l’aile, une fenêtre d’où il n’y a jamais rien à voir. Pas cette fois, où il ne s’étonne pas de la grande masse percée de lumières qui progresse, très loin, comme un géant courbé entre les collines. Il gravit les dernières marches, abandonnant son poste d’observation dans un sursaut, le souffle court, et ouvre grand, sans avoir médité son geste, la double porte de l’aile Ouest. ALBERT NAUDIER.

Longue et imposante par la hauteur de ses plafonds, c’est une bastide provençale majestueuse dans une vaste propriété abandonnée l’hiver, bruissante quelques jours seulement, l’été. Elle possède d’innombrables ramifications. Les murs crépis de blanc, vieillis et sales sont recouverts de tableaux anciens sans valeur marchande et d’une multitude de cadres-photos. Tout est gris et poussiéreux. La décoration disparate et négligée reflète l’abandon et le semblant d’effort de ses habitants occasionnels. La poussière s’y est déposée au fil du temps et sur chaque objet, elle a laissé par endroit des traces compactes aux lignes épaisses révélant le tracé des doigts, le déplacement des matières. Des coussins sales éparpillés occupent les divans bruns délavés et usés par des années de passage. Chacune de ces pièces ouvre sur d’étroits couloirs. De l’un à l’autre, circulent de petits ou grands escaliers qui mènent, labyrinthe mouvant, à d’autres hautes pièces. L’obscurité des alcôves s’allie les fantômes des nuages qui passent derrière les vitres. L’accès principal donne sur une vaste cuisine à l’ancienne, avec son vieux fourneau et son piano large à plusieurs feux. Au centre de la pièce un large plan de travail au-dessus duquel pendent les salaisons et les aulx. Lieu où s’effectuent les confitures et les grandes conserves d’été, la table est encore encombrée d’épluchures de fruits et légumes abandonnés, lambeaux de pourriture, composts odorants et écoeurants que les mouches et les fourmis investissent allégrement. L’escalier de corde mène à l’étage principal et l’accès à une autre cuisine plus spacieuse se fait par contiguïté à la pièce centrale, la plus grande des pièces, aux larges baies vitrées habillées de tentures aux textures vieillottes. Accès unique sur un jardin extérieur verdoyant, une des fenêtres est restée ouverte et les branches du grand chêne s’y sont glissées et installées sans gêne. Les ombres de leur ramification se reflètent sur le sol délavé. Elles dessinent de longues lignes noires qui se glissent jusqu’à la porte entrouverte sur le couloir donnant accès à trois escaliers. Le plus large, sans rampe, fait de hautes marches inégales descend dans l’obscurité. Les deux autres montent aux étages supérieurs. D’infinis pièces biscornues aux plafonds hauts, immenses, des chambres nues avec salle de bains et encore des chambres, des petites et des grandes, des qui ont vue sur le jardin et d’autres sur l’obscurité d’un couloir, une bibliothèque, une autre bibliothèque faisant office de salon avec sa télévision d’un autre temps et son piano droit abandonné. Tout cela compose l’ensemble des salles négligées – sans fard, sans faste, puantes pour certaines à cause des draps oubliés, des salles d’eau salies et pas nettoyées – des étages qui se confondent et se perdent dans un dédale de couloir. L’escalier central monte au premier niveau et propose à nouveau des pièces et deux escaliers de quatre marches pour l’un, plus long d’au moins vingt marches et en colimaçon pour l’autre. Tout en haut, la salle claire, la seule dont les plâtres à l’abandon déversent leur poussière blanche sur les tommettes à l’italienne. C’est une pièce a cinq portes, chacune ouvre sur une deuxième partie de l’enceinte. Là, on ne sait plus distinguer les niveaux. Il flotte dans l’air un parfum de violette au goût suranné où se mêlent les odeurs de moisissures des plâtres à l’abandon et celles, plus anciennes, que l’humidité de lieux qu’on ne chauffe plus depuis longtemps ont développées. Elle vibre sous ses vestiges de vieille dame dont le charme a demeuré longtemps et dont nulle réfection ne pourra effacer le caractère noble. Une pièce reste dans le noir, sans fenêtre. Derrière une porte, entrouverte, ou plutôt un grand placard dont on aurait perdu la clé, un escalier sans rampe descend, serpentant jusqu’aux entrailles de la demeure. Tout est calme, un peu trop. L’escalier aux marches biscornues en ces lieux imposants arborent une tenue aristocratique jusqu’à la porte de fer noire, lourde, épaisse. Avec son ouverture grillagée et son loquet médiéval, elle a toutes les allures des cachots d’épouvante. Quand la clenche retombe dans le mentonnet avec un bruit sec et tranchant, le son remonte retentissant comme un son de cloche jusqu’au sommet de l’édifice. Sous le carrelage vieilli et sale, descellé par endroit de l’avant-salle de la cave, une terre rouge vibrante et chaude abrite les larves et les insectes polymorphes des mondes souterrains. Sous la voûte de la cave immense faite de terre et de moisissure, grouillent à profusion, les crapauds et les rats. M-J DESVIGNES.

Les chats restent sur le perron, à la porte de le cuisine, fragile porte de verre, gardienne apeurée du manoir de l’enfance. Pour entrer, on écrase des poires pourries. Sur la table de la cuisine, il reste des biscottes et du chocolat, on y mange à la va-vite, il y a tant de livres à lire. Un salon à l’ horloge sonne le glas et les fauteuils clubs sont endormis. La télévision est éteinte. Des tableaux grimpent jusqu’au plafond. Dans le petit salon, languit un piano désaccordé et derrière une vitrine des photos d’une époque ayant à peine existée s’effacent. La salle de bain à la baignoire antique donne sur une rue muette et un commissariat qui récupère parfois les fils incorrigibles. Le long d’un immense escalier, des tableaux arborent des oiseaux en cage, une petite fille endormie et - bien sûr - la femme au chignon. Au premier étage, trois chambres. L’une est silencieuse. Sur le buffet, traînent des bijoux chics mais de pacotille, deux photos en noir et blanc, sur l’une nous regarde un militaire triste, sur l’autre c’est une bigote austère qui donna son prénom à sa fille, la femme au chignon. Un paravent vert. D’autres grains de biscotte, un dentier, des chiffons. Dans la seconde chambre, des statuettes et les cendriers rappellent quelques voyages en Inde et en Afrique, le lit est si haut qu’aucune petite fille n’oserait y monter. La troisième chambre est toute petite, malcommode, jamais aménagée. C’est la chambre d’une des filles, oui mais laquelle ? Au dernier étage, il y a des combles transformées en chambre. Dans la chambre du Prince, on trouve une couverture mexicaine, des peintures et le tout sent la marijuana. Dans le grenier, du linge sèche, des malles s’oublient, ça ressemble aux greniers des romans - mais ici, on a toujours plus vécu dans les romans que dans le grenier. Par la fenêtre, on a vu, paraît il, un enfant qui aurait voulu en tuer un autre. JALIE BARCILLON.

Pas de fenêtres. Là, aurait pu être la seule particularité de cette chambre, elle n’en était malheureusement pas dénuée. Les trois matelas qui la composaient semblaient jaunis par l’usure du temps. Chose dont on ne pouvait avoir l’assurance puisque l’unique ampoule de cette pièce éclairait très faiblement et diffusait elle-même un faisceau de beiges passés, permettant tout juste de distinguer les limites de l’espace. Hormis ces lits, Rien. La pièce était vide. L’air qu’on y respirait semblait pourtant revêtu d’un lourd voile opaque, dont les drapées aurait refermés plus d’un sombre secret. Une odeur de mousse forestière emplissait les lieux, sans qu’on n’ait jamais pu en apercevoir la moindre trace. Le lieu semblait exister par lui-même. Et c’est souvent avec soulagement que l’on en sortait. Un long et lumineux couloir faisait suite. Ici s’étaient disputées bien des courses de petites voitures, genoux au sol. Au sol, juste des planches, encastrées les unes aux autres, irrégulièrement sur toute la longueur. Les voitures s’y heurtaient quelques fois, et ralentissaient du même coup leur propriétaire qui perdait la course. On y marche rapidement maintenant, l’ongle du pouce heurte encore, parfois, le bois, mais il n’y a plus de gain en jeux. Seulement l’escalier, au bout du couloir. On avait pris l’habitude d’appeler celui-ci « escalier » mais personne ne savait bien si c’est de cela dont il était question. La seule chose certaine, c’est que l’effort nécessaire à son utilisation s’assimilait à la descente et à la montée de marches. Une fois engagé dans « l’escalier », l’arrivée restait invisible. Certes l’action mécanique des pieds était évidente, mais autour, rien ne s’offrait au regard comme preuve de descente ou de montée. Pris par le bas arrivait bien l’instant où l’on arrive au sommet et prit par le haut arrivait l’instant subit où le pied quittait la dernière marche. Cependant, peu importe le bout choisis, la trajectoire restait inconnue. La conscience quittait le corps et une sensation de flottement se faisait sentir. Il n’était pourtant pas bien long. Dix secondes devaient suffire à joindre les deux bouts. La première marche était neuve et la dernière usée. Si bien qu’il était fréquent d’emprunter l’escalier en oubliant si le corps l’avait remonté, ou descendu. Mais c’était ainsi. La première marche était neuve, la dernière usée, des autres marches ne subsistait même pas le spectre d’un souvenir. Les deux côtés adjacents semblaient horizontaux. Du côté droit on croyait apercevoir la forme d’un mur, couché, toujours côté droit. Côté gauche, le vide, toujours côté gauche. Beaucoup évitait de regarder côté mur. Une légende disait que quelquefois s’y était dessiné une forme, un cadre, un tableau, un visage lointain, appartenant à un temps reculé… Il m’était pourtant arrivée plusieurs fois, me semble-t-il, de voir justement côté vide, se dessiner les contours d’un homme, aux traits sévères. Il m’est impossible d’en dire plus. Je n’ai toujours eu qu’à peine le temps de questionner la réalité de ce que je voyais. La marche usée se présentait brusquement sous mes pieds et de l’apparition ne me restait alors que la brumeuse impression d’avoir rêvé. MAUD NARFIN.

Au fond du couloir, derrière la porte, la chambre, propre : les murs blancs ; une fenêtre, qui donne sur le parking ; à gauche, un fauteuil ; au plafond, un néon ; à droite, une petite armoire, qui soutient un téléviseur ; au centre, un lit réglable, inclinable, avec des roulettes – et puis, à côté, un petit objet vert, qui ne paie pas de mine, mais inestimable, « que du bonheur » : la pompe à morphine - bien inutile désormais ; je cherche, j’observe, je voudrais ajouter quelque chose, j’ai l’impression que je n’ai pas tout dit, qu’il manque quelque chose, mais il n’y a rien de plus, non, plus rien de plus, et je n’arrive pas à m’y faire. F.D.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 juillet 2015
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