du lieu, 5 |« on ne pense pas assez aux escaliers »

faire un livre ensemble, 2 : à partir de la notion de continu chez Jean-Paul Goux


 

 

du lieu, 5, « on ne pense pas assez aux escaliers »


Au départ, le mystère de cette page dans Espèces d’espaces, la seule que Georges Perec laisse partiellement blanche. C’est à la fin du chapitre L’Appartement, un titre : « Escaliers » et ces 3 brèves incises :

On ne pense pas assez aux escaliers.

Rien n’était plus beau dans les maisons anciennes que les escaliers. Rien n’est pus laird, plus froid, plus hostile, plus mesquin, dans les immeubles d’aujourd’hui.

On devrait apprendre à vivre davantage dans les escaliers. Mais comment ?

Il s’agit donc simplement de reprendre la tâche que Perec a laissé ouverte.

Plan de la vidéo – merci de vous y référer – : il y a une histoire spécifique de la verticalité urbaine, ou de la verticalité de l’habitat, dans la vieille histoire de la littérature. Ainsi, le cinéma, né bien plus récemment, a toujours fait une place bien plus grande dans les films à ces circulations d’un niveau à l’autre, en a organisé la dramaturgie (et pas seulement chez le géant Hitchcock).

Dans la littérature, bien sûr, il y aurait une véritable anthologie à construire, et dans le roman noir pour commencer. L’escalier n’est jamais un monde isolé, il est passage d’un point à un autre. Mais il est le temps de la projection intérieure sur ce point qu’on veut atteindre. Ainsi, tout le temps que j’ai préparé et exercice, j’ai toujours pensé à des escaliers qu’on monte, sans m’en expliquer la raison.

Ces lieux transitionnels peuvent avoir fonction symbolique : je cite, chez Balzac, César Birotteau, La cousine Bette, Gobseck. Chez Dostoievski, juste apès le crime, l’escalier est le moment de la prise de conscience de Raskolnikov, et tout en découlera. Dans la nouvelle L’Aleph de Borges, au début du recueil éponyme, c’est dans l’escalier de la cave qu’on accède à la petite sphère où tout du monde se voit en temps réel. Parmi les escaliers fameux de l’art du roman, la scène où le narrateur d’À la recherche du temps perdu aperçoit de tout en haut, avec l’oeil de boeuf et la fécondation des abeilles, la scène entre Charlus et Jupien. Et, dans le Procès de Kafka, dans un escalier aussi – le placard à balai qui y ouvre – la première scène avec bourreaux. Et relire aussi les fameuses Instructions pour monter un escalier de Julio Cortàzar.

Je m’exclame fièrement, à la toute fin de l’impro vidéo, dans la chambre du mardi soir, à l’hôtel à 30 balles de Cergy, qu’on se retrouve en fait dans une configuration très classique de l’atelier d’écriture.

D’abord une demande formelle : non pas une contrainte de syntaxe, mais l’idée d’un continu de la phrase. On trouvera dans les fiches d’accompagnement un extrait de l’introduction à la Fabrique du continu de Jean-Paul Goux, où il essaye de définir cet enjeu, dans une poétique de la prose, d’une syntaxe qui s’entretient dans le déploiement permanent du continu. Ce développement du continu est même un élément matériel du processus d’écriture de Jean-Paul Goux : grandes pages écrites sans marge, où le recouvrement linéaire, chaque élément gagné l’un après l’autre, laisse peu de place à la reprise ou à l’ajout, la modification. C’est cette idée d’un récit bloc, d’un développement sans coupe (de ligne, de paragraphe) qui sera la signature de cet exercice.

Ensuite le territoire que chacun va décider d’explorer. Précisément parce qu’on sera dans l’escalier, qu’on ne le quittera pas. Ce qui le précède, et ce qu’on cherche à atteindre, resteront hors champ. Mais la projection mentale inclut, elle, le temps de la montée, ce qui la déborde. Ainsi, certain.e.s d’entre vous souhaiteront s’en tenir à un souvenir précis. D’autres, pourquoi pas, assembleront dans un même texte, comme si l’escalier qu’on montait ou descendait, à chaque marche ou chaque palier, se déplaçait dans l’espace et le temps des souvenirs, combinera tous les escaliers qui pour nous, dans les habitations successives, ont compté.

On est en terrain non exploré. Est-que l’idée d’un texte-escalier, qu’on monte ou qu’on descende, ou bien que chaque franchissement dans l’escalier-texte soit un franchissement dans les escaliers-souvenir, permettra d’atteindre un autre univers de sensations, perceptions lumineuses, olfactives, le poids ou la fatigue du corps – et pourquoi pas aussi un ascenseur, on sait ce que Proust en a fait. Cette seule contrainte s’exprimerait ainsi : le texte n’a pas le droit de quitter l’escalier, il se termine à la dernière marche.

Pour cet exercice, je souhaiterais aussi qu’on se donne une autre contrainte : non pas constituer l’anthologie de toutes les contributions reçues, mais les assembler l’une à la suite de l’autre comme un texte infiniment continu. Bien sûr, graphiquement, j’organiserai un discret repère pour que chaque texte, comme à l’accoutumée, puisse être attribué à son auteur. Mais on pourrait lire au terme de l’atelier, fin mars par exemple, un livre entier qui serait une seule traversée de mille escaliers.

Et il vous faudrait un modèle ? je n’aurais pas cette outrecuidance. Simplement, pour entendre la façon dont Jean-Paul Goux construit une narration linéaire, fortement charpentée, lestée d’un monde d’images, d’incises, de dédoublements et de hors champ (j’insiste sur ce mot), sans jamais déroger à cette loi du continu. Alors pas d’escaliers, mais un magnifique passage sur le cousin le plus proche : les couloirs.

Je suis prêt aussi à renouveler l’expérience tentée en septembre dernier, qui a servir d’apprentissage, de constituer un livre édité et imprimé avec les contributions reçues. Il me semble qu’aller au bout de la publication donne un autre poids aux textes reçus.

Et cela permettrait à toutes celles et tous ceux qui n’ont pas contribué à ce cycle de nous y rejoindre, porte largement ouverte. Je me sens prêt même à tenter un geste complémentaire : à mesure que se développera l’escalier géant des contributions, que chacun puisse insérer une nouvelle participation, dialoguant ainsi avec les phases, nouvelles voix, pistes transversales. C’est évidemment un peu plus de boulot, mais c’est aussi quelque chose qu’on n’a pas exploré ensemble. Et j’y insiste encore : aucune prérogative quant aux auteurs, tou.te.s sont bienvenus pour ce défi d’un ensemble en mouvement, jouant de mille intérieurs et réminiscences.

Si pour vous c’est la découverte de la grande prose et de la très singulière entreprise narrative de Jean-Paul Goux, j’en suis aussi le premier heureux. Ce partage depuis la phrase, depuis le chant propre à chaque écriture, c’est aussi une dimension première de ces ateliers.

À vous d’écrire.

 

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 22 février 2017 et dernière modification le 21 mai 2019
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