hors-série | dans le métro ce matin

triptyques de personnages vus de trop près, à partir des « fragmentations » métro de Jane Sautière


 

D’abord, je dis dans la vidéo ci-dessus, une sorte de joie physique à avoir vu se développer l’atelier précédent. Le défi, pour moi, c’est en quoi l’immédiate publication web change la narration et l’écriture, en quoi l’interaction devient aussi genèse narrative. En à peine 10 jours, nous voilà avec 30 contributeurs, la page 1500 fois visitée, et ce matin 595 personnages ébauchés en 3 phrases. Il se crée un monde. Très content aussi que le groupe Facebook ait permis d’amorcer un réel échange entre participants, c’est une composante nécessaire, que la forme commentaires sur la page avec les textes ne permet pas si souplement.

Et donc, pour moi, la nouvelle proposition émerge forcément du paysage maintenant construit. C’est ce que j’aime dans l’atelier d’écriture, comment le cycle produit lui-même son exploration.

Alors bien sûr, des tas de rendez-vous déjà pévus sur cette inépuisable notion de personnage, ; mais un voyage qu’on doit organiser depuis ce monde qui déjà s’ébauche.

D’où le recours à ce très fort livre paru il y a 1 an et demi chez Verticales. Peut-être certaines et certains d’entre vous suivent déjà Jane Sautière sur Facebook.

Son livre se construit rigoureusement, et musicalement. Il y a des gares, des attentes sur les quais de gare, un grand chapitre sur les déplacement infra-urbains en RER, puis des métros, avant de rouvrir progressivement sur trolleys, bus, TGV etc. Ce qui veut dire qu’est d’abord produit un espace urbain complexe, structuré cinétiquement sur les déplacements qu’on y a.

Dans le métro ce matin, une jeune femme chute, en soleil, dévalant presque tout l’escalier, sa tête frôlant l’arête grise des marches. Il y a un moment de stupeur. Elle se relève, on retourne à notre réserve, je ne peux m’empêcher de lui demander si elle va bien, si elle ne veut pas s’asseoir, elle ne veut rien. « C’est comme ça en ce moment. »

Ce matin, une folle entre dans le wagon, vieille femme tout empaquetée de vêtements qui pointe son index droit devant elle. Un temps. Puis : « Ta gueule, toi, ta gueule », haut et très fort. Ses voix qui viennent encore faire irruption, la percer, la détruire, mais elle ne se laisse pas faire, elle change de wagon, espérant peut-être laisser les intrus sur place. Entre à sa suite une mendiante roumaine qui débite son discours dans un français approximatif, sans aucun succès.

Les péripéties sentimentales d’un jeune homme au téléphone, ses explications compliquées, les promesses, les démentis, tout cela à voix très haute, sans que jamais il ne semble qu’il ait conscience de la foule qui l’écoute. Nous sommes toujours des absents les uns pour les autres.

Elle, totalement vêtue de cuir noir, pantalon et cuissarde tout-en-un, des nattes nouées en couronne sur la tête. Elle accompagne un très vieil homme, le guide assez fermement. Je les contourne dans l’escalator. Ils attendent la rame, silencieux, lui figé, bouche ouverte, yeux fixes. Il a une très fine natte dans le cou. Il s’assoit. Ce n’est pas à lui que je demande s’il veut la place d’à côté pour sa fille (est-ce sa fille ?), c’est à elle. Qui ne veut pas.

Jane Sautière, Stations (entre les lignes), Verticales, 2015, à retrouver avec quelques autres dans le dossier abonnés « fiches support ». N’hésitez pas à vous servir de ces fiches pour votre propre écriture ou avec votre propre public.

Liens supplémentaires :

 Jane Sautière chez Verticales, sur Facebook

 une autre lecture d’un autre chapitre de Stations (entre les lignes) (dans le début de mes vidéos !)

En cours de l’impro vidéo, je cite ce poème de Baudelaire, À une passante, le premier à poser dans un contexte délibérément urbain le croisement anonyme de la foule, et l’instantanéité de face à face au plus haut degré d’intensité, choisie ou pas, mais sans prolongation possible dans le mouvement infini de la ville.

C’est pour cela que ce livre est important : si le premier livre de Jane Sautière, Fragmentation d’un lieu commun, explorait son univers professionnel (éducatrice en prison, à Lyon), pou en faire une sorte de puissant poème d’humanité à ses limites, la discontinuité d’écriture n’est pas ici se evendiquer du fragment comme forme.

Le fragment est une composante majeure des formes contemporaines, porté à sa limite par Blanchot (L’écriture du désastre, Le pas au delà) ou Jabès (Le livre des questions) ou Michaux bien sûr (Poteaux d’angle), ce n’est pas limitatif. À quelle frontière quantitative dira-t-on qu’une écriture architecturalement basée sur le discontinu fonctionne comme fragment, ou pas, quand on relit par exemple les Tropismes de Nathalie Sarraute ?

C’est l’enjeu que je pense essentiel dans ce 2ème exercice. Je dis bien « exercice ». On va monter la pression doucement, mais il faut apprendre à se connaître. Il faut que les lancées à venir s’établissent sur un socle solide.

Je considère donc urgent d’attendre avant de consacrer une proposition à un seul personnage. Je vous propose, pour cette proposition, un triptyque : trois paragraphes concernant chacun un personnage différent, et chaque paragraphe un de ces brefs face à face que nous impose en permanence le contexte urbain, sans distance possible. Mais c’est l’intensité même et la brièveté qui sont le défi d’écriture : quelle distorsion de la perception, quel détail emportant tout le reste, comment rendre la promiscuité, l’impossible durée, l’ensemble composite des perceptions.

Bien sûr je triche : pour y arriver, Jane Sautière dispose, sur toute la trame de son livre, d’un outil essentiel : elle écrit son propre corps, en fait un outil perceptif et mobile, une sorte de chambre de réception, pensante et physique. C’est son propre déplacement en tant que cette complexité sensible qui permet d’écrire ce qu’elle capte, et que ces personnages viennent alors la traverser.

Comme d’habitude, vous trouverez dans les « fiches imprimables » du dossier abonnés un extrait du livre. Toujours le souhait, au-delà de nos exercices collectifs, que ces fiches et réflexions puissent servir d’appui à l’écriture personnelle et solitaire.

Donc j’insiste : si on utilise ici le fragment (trois fragments, chacun un personnage différent, dans l’idée de l’inclure tout entier dans le petit dessin qu’on fait de la rencontre, du fac à face), c’est dans l’idée que le livre architecturé, continu, appelons même cela roman, pou construire l’illusion du global, du continu, doit saisir la ville par son anonymat, ses circulations, son éphémère. Comment la tâche humble d’en saisir le plus possible d’un personnage, dans un format narratif comprimé, compact, distord la phrase et l’image, nous contraint à pousser le lyrique aux limites.

Alors faut-il être Parisien pour entreprendre l’exercice ? Une queue à la caisse d’un supermarché, dans une halte d’autoroute, un dimanche matin dans une brocante de village, et revient ce que Michel Lussault nomme hyper-lieu : lieu défini par un arbitraire social (être ensemble en un même point) et temporel (le lieu ne se définit tel que selon le temps de la confrontation ou de l’événement).

Je tiens vraiment à la forme : trois paragraphes compacts, chacun organisé sur un personnage, une confrontation, une circonstance, un face-à-face. Que la matière même qu’on va faire surgir devienne territoire de l’imaginaire collectif à construire. Déjà hâte de la 3ème proposition, on va être dans un élan.

Mais bien sûr à chacun de trouver son rythme, on poussera l’ensemble des propositions tout au long du parcours, et bienvenue à celles et ceux qui nous rejoindront maintenant.

lire les contributions reçues à partir de cette proposition (été 2017)

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 25 juin 2017 et dernière modification le 7 novembre 2019
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