textes & contributions #2 | 3 souvenirs

pour chaque contributeur, une mini-trilogie du souvenir de l’image animée et son contexte



le livre issu de cette séance est paru !

ce dimanche 21 janvier 2018, vous avez proposé  69  triptyques-souvenir.

 !


 présentation et sommaire du cycle « écrire-film »

 la proposition 2, avec vidéo et textes supports

 recherche par auteur

 rappel : les contributions reçues sont mises en ligne par ordre chronologique de réception, et un groupe Facebook est disponible pour échanges, discussions, interactions entre contributeurs ;

 envoi des textes par réponse depuis la lettre d’info, fichiers joints au format .doc .docx .pages .odt (mais pas .pdf ni dans le corps de l’e-mail) – merci d’insérer en tête de votre texte la signature souhaitée, ainsi que l’url du site ou blog s’il y a, vous me rendez infini service et évitez les erreurs... Et pensez au titre !

 ne vous laissez pas avoir par la musique des autres, prenez du risque, faite que chaque contribution ait sa musique rien qu’à vous, rien qu’à elle !

.... et super merci à tous ! FB.

triptyque n° [1]

#Nantes #1999
Les masques s’avançant dans la pénombre du grand salon du château. Pénombre qui redouble le noir de la salle 2 du Katorza. Les fauteuils inoccupés n’en sont que plus rougeoyants.

#Marigny-Marmande #1990
Jacques Dutronc laissé en plan dans l’étang dans lequel il plonge tout habillé depuis le début de la matinée. Laissé en plan parce qu’enfin la prise est bonne, la chemise, en prenant l’eau, « n’a pas gonflé » ; on passe au plan suivant. Oubliant là celui qui tient le personnage titre à bout de bras, le peintre inouï qui vient de faillir se noyer.

#Saint-Cloud #1998
Les courts-métrages faits maison avec la bande des amis. Le Super 8 et les beaux jours, ou ceux qu’on voulait tels, en pleine adolescence. Ces « petits films », comme les appelait ma mère, y en avait trois. Sur la pelouse, Au bord de l’eau et Sur le fil. On les a oubliés depuis, mais eux se rappellent de nous.

triptyque n° [2]

#Nice #2000
Le soleil d’hiver joue à être le soleil d’hiver. La rue à la rue. C’est un petit cinéma d’art et d’essai, un dimanche matin dans la ville. On passe Billy Elliot et j’ai la main dans celle de Maman. Les gens attendent devant, c’est parce que c’est le premier film de la journée, et le cinéma est petit, il n’y a qu’une caisse. Ca fait alors, de loin, comme si avant la messe.

#Nice #2001
Collégiens au cinéma, on va voir trois films dans l’année. Il faut descendre du collège au cinéma et aller dans la ville. Le Pathé est dans le centre-ville, où l’on va le samedi avec Maman, et d’y être sans elle, je ne reconnais rien, ni l’immense centre Nice étoile qui fait face au Pathé, ni le grand café de Lyon. Cette fois c’est un film sur la guerre Serbo Croate, et j’apprends le mot no man’s land.

#Nice #2001
Ce n’est pas un cinéma du centre-ville. Ceux du centre-ville, on les connaît, ils quadrillent la ville. Les deux Pathé en enfilade sur Jean Médecin, et l’on se trompe toujours entre l’un et l’autre, si bien qu’on doit, chaque fois, remonter ou redescendre, entre le Pathé Masséna et l’autre, et parce que tous les moyens mnémotechniques qu’on se prescrit s’empilent et l’erreur revient sans cesse, c’est toujours l’autre, et même lorsqu’on se résigne, alors, à se rendre justement à celui des deux qu’on pense être le mauvais, puisque irrémédiablement se trompe, il devrait suffire, pour tomber juste, d’aller contre son intuition, mais bien sûr ces fois-là notre intuition était juste, qui se muait en erreur, et l’on remontait, on se pressait, on arrivait quand même pour les bande-annonces. Les cinéma d’arts et d’essais, étoilés dans les petites rues autour de la grande artère : le Rialto, le Variété, le Mercury. A tous ceux-là, on y allait à pieds en en bus. L’autre, le grand, le Pathé Lingostière, c’était le cinéma comme en Amérique, on devait prendre la voiture, et souvent c’était après les courses, parce que le cinéma était dans la galerie commerciale, les grandes courses du mois d’où l’on revenait la voiture énorme, et le coffre à suffoquer. Au Pathé Lingostière, le grand 8 du cinéma, les cornets de pop corn étaient énormes. Ce soir, c’est Amélie Poulain, et je pense à mon fabuleux destin, à Paris que je ne connais pas encore, aux os et aux âmes de verre, à la vie qui n’est pas un film mais ça ne je ne le savais pas si bien.

triptyque n° [3]

#Villenave d’Ornon #1960
Le premier est lié aux films de Charlie Chaplin que mon père projetait dans la salle à manger, après avoir déroulé l’écran sur son trépied métallique. Les films étaient très brefs, les images rapides. Et mon père riait. Toute sa vie mon père a ri en regardant Charlot.

#Villenave d’Ornon #1963
Le deuxième est lié au cinéma de quartier où mon père nous emmenait, Le Régina je crois. On regardait d’abord les actualités, ensuite, il y avait l’entracte. L’ouvreuse arrivait avec son panier d’osier rectangulaire, rempli de glaces et de bonbons. Mon père ne nous achetait jamais rien. La société de consommation se profilait, il voulait nous enseigner à ne pas céder à ses tentations.

#Paris #Nancy #1970 #1978
A chaque fois qu’il y avait un baiser sur l’écran de télévision, mon père levait les yeux au ciel en soupirant. Quand il y avait des animaux, il disait, le chien (ou le cheval, le chat…) joue bien ; d’autres fois il s’exclamait c’est inepte surtout si la scène se déroulait dans un hôpital, ou alors il diagnostiquait d’un œil clinique, une jambe plus courte que l’autre, un léger strabisme divergent (ou convergent) chez tel(le) acteur ou actrice. A la fin de sa vie, il ne regardait plus aucun film.

triptyque n° [4]

#Valenciennes #1959.
L’un des premiers films qui m’a marqué, avec ma sœur et mon frère, c’était à Valenciennes (Nord), on frôlait les années soixante du XXe siècle. Le cinéma s’appelle « Le Novéac », il possède une façade en arrondi, toute blanche. Les fauteuils sont en velours rouge et une « ouvreuse » – petit métier disparu – vend des « caramels, bonbons, esquimaux » dans un panier d’osier accroché au cou par une lanière.

Avec Les Rendez-vous du diable, documentaire d’Haroun Tazieff (1959), je reçois dans la figure l’éruption inimaginable des volcans du monde entier, je suis tétanisé par les coulées de lave, le magma en fusion, les grondements souterrains, la projection tape tous azimuts, les cendres enflammées volent dans la salle obscure mais rougeoyante, c’est un feu d’artifice qui n’en finirait jamais – pourtant le film ne dure que 80 minutes – il me faudrait un casque sur la tête. Je pense que ce monde est équivalent à l’enfer dont nous parle le curé au catéchisme du lycée Henri Wallon.

Nous avons sauté puis mijoté dans la marmite. La salle est un cratère, je sens comme une odeur de brûlé quand je descends ses marches à damiers noirs et blancs. Bien plus tard, je lirai Malcolm Lowry dont le titre d’un livre sonne comme un écho psychologique de cette fournaise.

#Valenciennes #1958.
C’est dans le même cinéma, dans la même ville, dans le même lycée où travaillent mes parents, et à la même époque, que je découvre Michel Strogoff qui met en scène ou en vedette un des héros de Jules Verne. Vu quelques années après sa sortie, le film (1956) qu’en a tiré Carmine Gallone demeure dans ma mémoire pour ses immenses étendues de neige, l’accent des protagonistes, et les yeux bleu glacier de l’acteur Curd Jurgens et la jolie Geneviève Page.

L’ « ouvreuse » change souvent, certaines d’entre elles (il n’existe pas d’« ouvreurs ») donnent envie de rester à la séance suivante. Je remarque que ce film manque d’enfants. Nous aimons, surtout mon frère et moi, aller au cinéma « comme des grands », sans autre surveillance que notre désir de ne pas faire de bêtises. Le scénario me semble plutôt exotique (les productions étrangères sont toutes doublées en français) et géographique.

Un sabre rougi au feu s’approche des yeux du héros, l’instant est terrible, le châtiment apparaît suspendu à ce geste barbare. Cette scène-clé m’oblige à me mettre à la place du personnage principal : je sens soudain la chaleur de la lame roussir mes sourcils et venir, de manière cruelle et inexorable, m’empêcher à jamais de pouvoir regarder l’enchaînement de l’histoire. Je suis heureux de quitter à la fin la salle et la Sibérie. Pourquoi vouloir ainsi nous faire peur ? Curd Jurgens est-il resté aveugle toute sa vie ?

#Valenciennes #1959.
Le nom même du cinéma était tout un programme : « L’Eden ». J’avais dû demander à mon père ce que cela signifiait, une sorte de paradis sur terre (plus tard, je découvrirai le film d’Alain Robbe-Grillet, L’Eden et après). C’est dans cette salle que nous avons vu, mon frère et moi, Les Mines du Roi Salomon (1950). L’architecture de « L’Eden », si j’ose dire, était moins tarabiscotée que celle du Novéac : l’horizon fil(m)ait droit devant lui. Le bâtiment était carré, sans fioritures. Je ne connaissais pas encore Stewart Granger, acteur de westerns, ni Deborah Kerr.

Le film pouvait être classé dans la catégorie « péplums » (ou « Les Aventuriers de l’Arche perdue » avant la lettre), je n’avais pas fait attention à ses deux réalisateurs. Je m’étais plutôt embêté pendant la projection, le déroulé me paraissait décidément trop long et je me demandais quel était son intérêt. Quand nous sortîmes de la salle, je dis à mon frère – c’est un de mes premiers jeux de mots dont je me souvienne – la phrase suivante : « Ce n’est pas Les Mines du roi Salomon, c’est Les Mines du roi Monsalaud ! » Un parfum de cobalt ou de terre remuée me poursuivit pourtant dans la rue encore animée. J’avais subi un voyage dans le temps mais je me retrouvais enfin à l’air libre.

triptyque n° [5]

#Paris #1957
L’enfance. C’était une première fois. Une fillette de province qui découvre Paris. Paris – la capitale. Il ne me reste de cette première fois qu’une sensation de nuit et une autre de neige, une impression de grands espaces et de profusion de lumières de toutes les couleurs, une odeur de marrons chauds. Je ne saurais dire où était projeté le film mais ce dont je suis sûre c’est qu’il s’agissait des aventures de Peter Pan de Walt Disney. Une certaine confusion existe dans ma mémoire entre les lumières de Londres (le film) et celles de Paris (le cinéma). La neige était-elle à Londres ? A Paris ? Et la nuit ? La poudre de la fée clochette, scintillements merveilleux, déborde de l’écran sur des guirlandes de noël.

#Paris #1971
Paris. Que je ne connais pas d’avantage. Mais j’assiste à l’inauguration du Gaumont Champs-Elysées avec le film Trafic de Jacques Tati. Je me sens légère. C’est le printemps. Les rues sont animées. Je rentre dans le cinéma. La salle, le luxe ! Marbre et cuir. Elle me parait immense avec ses cinq cents places. L’écran est immense, il a la taille du mur du fond, mais il est légèrement incurvé. La lumière est immense. Tout est immense. Le film aussi. Je parcours les rues et les couloirs avec Jacques Tati, je suis avec lui, dans l’écran, et me retourne ou sursaute comme lui aux bruits incongrus qu’il provoque. Je ris

#Paris #1981
C’est parce que je ne sais pas quoi dire que surgit mon troisième souvenir. C’est un souvenir de sidération. Muette. Je suis sortie de la petite salle du St André des arts muette, glacée. J’étais allée voir Allemagne mère blafarde à cause du titre que je trouvais beau. Et puis c’est un film de femme. Je suis avec un ami. A la sortie nous ne nous parlons pas pendant un long moment. Ce qui n’était pas notre genre. Nous prenons un café… Revient en boucle la violence du mari de retour de la guerre – détruit, et qui se soulage sur sa femme. Revient en boucle le viol subi par cette femme devant sa petite fille. Revient en boucle l’image de cette femme qui se fait arracher les dents, remède trouvé par un médecin pour la guérir de son mal-être. Revient en boucle la petite fille derrière la porte de la salle de bain suppliant sa mère de continuer à vivre.

triptyque n° [6]

#Portugal #1955
Le premier : On disait « on va à la cantine », c’était un grand hangar aux multiples fonctions et utilisations, le cœur battant de ce village minier : épicerie, bistrot des mineurs, fêtes… et pour la première fois cinéma. C’est un soir, Il fait nuit à l’extérieur, à l’intérieur, dès l’entrée on voit un faisceau de lumière qui courre sur toute la longueur au dessus de nos têtes, on entend des crissements et des grésillements. Les parents ordonnent aux enfants de s’asseoir à même le sol en béton, des personnages en noir et blanc bougent sur le mur du fond devenu blanc, de crainte je ferme les yeux. Je me réveille dans les bras de ma sœur ainée sur le chemin du retour à la maison, il fait nuit.

#Dijon #1961
Le second : Sur le pont du canal avec ma sœur, mon ainée de quatre ans, nous marchions oisivement, un garçon nous dépasse sur sa mobylette bleue, pétaradante, il s’arrête visiblement heureux de rencontrer ma sœur, elle sourit, je reste en retrait, invisible, réduite à une fonction de chaperon, je regarde l’eau s’écouler, je regarde au loin, je regarde ailleurs, j’écoute aussi l’air de rien, le garçon lui propose d’aller au cinéma : « voir quoi ? », « Monte là-dessus », « sûrement pas sur ta meule toute pourrie », « mais c’est le titre du film, Monte là-d’ssus »… ils rient.

#Dijon #1967
Le troisième : De l’autre côté de la rue à côté de l’école des garçons, sur un énorme panneau publicitaire, l’affiche du film « La grande sauterelle » fait face à notre immeuble d’habitation. Depuis la fenêtre de la salle à manger je regarde fascinée cette femme immense dans sa combinaison justaucorps couleur noire, libre, moqueuse, mutine, elle semble n’avoir peur de rien. Cette semaine là je sortis souvent dans la rue pour m’en approcher, puis retournais aussitôt derrière le carreau de la salle à manger, de près, de loin, attraction, répulsion…

triptyque n° [7]

#Vichy #1963
Les yeux extraordinairement bleu de Peter O Toole. Lawrence d’Arabie en prince blanc. L’accident de moto, le désert, les sables mouvants, une amitié avec un prince tout vêtu de noir. Au cinéma avec mon père et mes frères, liberté nouvelle sans notre mère. C’est ce jour-là que j’apprends qu’elle attend un enfant et que nous allons avoir un petit frère ou une petite sœur. Vichy d’alors, luxueuse, cosmopolite, brillante et animée. Un hot-dog dégusté à la sortie comme une entrée dans la modernité. Je n’ai rien compris au film, pas même l’époque à laquelle il se situait et il serait faux de penser que l’annonce de mon père y était pour quelque chose. Je vivais le futur annoncé de l’élargissement du cercle familial comme un séisme absolu ; mes frères n’avaient rien entendu ; le désert en couleur, magnifié par cette bande-son de commencement du monde, c’est tout ce qui m’est resté.

#Clermont-Ferrand #1969
Le Clermont-Ferrand de Ma nuit chez Maud, en exacte conformité avec le Clermont-Ferrand où je vis alors et dans lequel j’éprouve cette toute neuve (et bien limitée) liberté des années de prépa. Aller au cinéma avec une amie et y voir ce qui pourrait ressembler à ma vie, aux choix qu’il faudra faire, aux hésitations des amours indécises, aux infinies interrogations sur le sens de la vie et jusqu’au noir et blanc de la pellicule qui résonne avec le noir et blanc de la pierre de volvic sous la neige et élève pour moi Clermont-Ferrand au rang de grande ville. Une nouvelle vie commence loin de la vie d’interne et de la petite ville campagnarde dans laquelle j’ai grandi.

#Paris #1971
La jubilation d’avoir vu La vraie nature de Bernadette, seule dans une salle du quartier latin. Le retour à la campagne d’une citadine, la liberté sexuelle, l’irréverence face à la religion, l’infini désir de révolte contre tous les conformismes et toute l’extraordinaire inventivité du Québec de ces années-là. Aucun souvenir précis ni des acteurs (non, il n’y a pas Carole Laure), ni de la bande son, ni du réalisateur (c’est pourtant facile, c’est Gilles Carle) mais la joie tenace jusqu’à aujourd’hui, d’un récit qui peut servir de ligne de vie. Il m’est resté une tendresse infinie pour la force joyeuse qui se dégageait de ce film oublié. Je l’ai recherché partout pour comprendre ce qui m’avait tant émue ; je l’ai revu depuis sur un écran d’ordinateur dans une version dénichée dans une bibliothèque de Montréal. Aucunement déçue, le film a gardé sa puissance et même retrouvé une extraordinaire actualité.

triptyque n° [8]

#Unieux
Pinocchio culotte courte bien sûr le désarticulé bien sûr le nez allongé bien sûr les grands yeux bien sûr le bonnet rouge ? - enfermé dans la roulotte-cage du cirque – il a suivi les deux autres railleurs devant - costumes rapiécés et canne - un renard ou un maigre loup dégingandé chapeau haut de forme cabossé et puis l’autre – son acolyte - son compère avec un monocle ? (railleurs compère et acolyte pour écrire trois fois le pire en mots savants d’école) – la méchanceté qui les réjouit et le triture – car l’est menteur mais pas que de bois mérite pas ça - lui jettent des quolibets (un autre) se moquent – rewind - je vois ses doigts de pantin crispés aux barreaux ou je ne sais pas ce que je vois des couleurs vives des larmes serre-gosier ou alors je ne sais pas. Alors je cherche à fouiller retrouver où j’ai vu ça et

#Unieux #1967
ça serait années primaires je crois ? - l’instituteur et la classe grise rideaux tirés le projecteur cliquetis la lumière clignotis les bobines de film en oreilles de Mickey l’écran sur trépied métallique devant le tableau ? - plutôt déroulé d’en-haut et crocheté devant la règle au jaune épais ? - ou peut-être il raconte l’histoire d’un renard d’une poule rousse qui ouvre son ventre à ciseaux et à couture et alors

#Unieux #1972
salle de cinéma amicale laïque – patronage ça veut dire quoi ? – fauteuils de vert et d’obscurs pelés aux accoudoirs feutre élimé noirci ou bien de bois - Pinocchio tu crois ? - dehors grandes flaques d’eau boueuse quand il pleut sur le sol sablonneux tout tassé tout collé roule encore un peu sous les pieds - parfois la fête foraine tourne lumineuse et sale dedans - autour les vitres et les tiroirs des machines « servez-vous » - les précieux souvenirs triste pacotille bidouillée : « servez-vous ».

triptyque n° [9]

#Manosque #1992
J’avais déjà entendu parlé du cinéma mais je ne savais pas très bien ce que c’était. En y repensant, j’ai du mal à me figurer ce que ça fait de ne pas savoir ce que c’est un cinéma. La seule chose que je savais c’était que les films y passaient avant de sortir en cassettes (qu’on achetait pas) et avant d’arriver à la télé (qu’on regarder beaucoup).

#Manosque #1998
Pourquoi avais-je autant insisté pour aller voir ce film ?

#Manosque #1998
À l’école on nous avait dit qu’il fallait absolument voir ce chef d’œuvre immortel du cinéma. Pourquoi ? Parce que. Ainsi, on avait le choix : partir en bus avec un pique-nique passer l’après-midi dans la ville d’à côté ou bien de rester à l’école.

triptyque n° [10]

#Sainte-Marie-sur-mer #1966
Le cinéma, c’était rare. Quelquefois le dimanche, des films tout public projetés dans la salle du patronage qui passaient longtemps après leur sortie mais ça n’avait pas d’importance. Le plancher descendait en pente douce vers une scène qui servait pour les représentations théâtrales. Au fond, le grand écran blanc. Appliques sur les côtés et fauteuils en bois recouverts de velours rouge. On regardait les nouvelles du monde, un ou deux courts métrages, enfin il me semble. Et puis l’entracte avant le grand film qui allait nous tenir en haleine sans doute, film d’aventure genre Docteur Jivago ou film de guerre. Je me souviens surtout de l’entracte. Dans une galerie latérale s’ouvrait le stand des confiseries réservées dans des boîtes rondes en métal. Je choisissais invariablement des sucettes au caramel. Je les adorais, les suçais tout en fixant l’écran où se mouvaient des personnages héroïques.

# Nantes #1970
Sorties en ville hors pensionnat. Espaces libres tant espérés après les contraintes de l’internat, sa vie stricte dénuée de joies. Je faisais partie d’une petite bande d’adolescents, des copains de plage d’été retrouvés en contexte urbain. Lycéens comme moi. On se retrouvait dans un café et ce jour-là on était allés au cinéma pour voir West Side Story. Le cinéma m’avait paru immense et ses fauteuils incroyablement confortables. À mes côtés un garçon à qui je plaisais, enfin je crois, il pratiquait le rugby. J’étais sauvage et très inexpérimentée. Je ne me souviens que des danseurs, de leurs claquements de doigts.

#Nantes #1971
C’est une ou deux fois par trimestre. Cinéclub pour les classes terminales. Il y avait des drôles de bruit au lancement de la bobine. Je me souviens de celui-là en particulier, il y avait une fille blonde très belle qui s’appelait Cléo. J’ai tout oublié de l’histoire, j’ai seulement conservé en mémoire la pureté du noir et blanc. Je m’aperçois aujourd’hui qu’il s’agissait d’un film d’Agnès Varda.

triptyque n° [11]

# Dax #1982
c’est là que tous les enfants d’ici et tous les enfants d’ailleurs ont appris à pleurer, à chaudes larmes, à gros bouillons, même ceux qui n’avaient jamais pleuré avant et celles qui ne pleureraient plus, la course-poursuite dans les airs en vélo puis l’extra-terrestre si attachant qui s’en va en tendant son doigt absurdement effilé, alors on je pleure on pleure alors je pleure je pleure sans alors pleurer pleurer ne pas arriver à autre chose que pleurer encore fiévreux le lendemain et le surlendemain encore ce n’est même pas moi c’est l’image qui chiale

# Saint-Paul-lès-Dax #1980
je me lève et bien histrion déjà bien histrion me lève du fauteuil défoncé mais qui en fait n’est pas défoncé et danse me dandine car j’adore cette scène on regarde tous en famille un soir de froidure ou plutôt de pluie il pleut dehors forcément s’il pleut à torrents dans le film on regarde en famille le film mythique la comédie musicale alors comme vraiment fou de cette scène je m’y lance et danse sur Make Them Laugh, c’est un souvenir très précis et bien sûr tout à fait faux, en dansant sur le carreau je suis aussi dans l’écran entre les matelas et accroché au porte-manteau là et ici partout à la fois

# Saintes #1986
voir 2001 en noir & blanc condamne à ne vraiment rien comprendre à la fin de sorte qu’on se dit plus tard que ce n’est pas la couleur qui aide et seulement que 2001 sur un timbre-poste cathodique en noir & blanc ce n’était pas la meilleure idée du monde (avec les grands-parents qui ronflaient au bout du couloir exigu) quoique avec la grande toile blanche sur laquelle mon grand-père projetait les films muets faits à la Super 8 (certains en couleur, d’ailleurs) cette maison était tout de même une maison d’images peut-être la maison de l’image (noisettes, cerises, fruits imaginaires) où l’on réinvente chaque geste car chaque microlieu semble si différent qu’il faut s’y projeter, alors l’ordinateur pris d’effroi qui dit en français « que faites-vous » on l’a déjà joué et rejoué des dizaines de fois dans ce décor si réel longtemps avant de voir 2001.

triptyque n° [12]

# Charnay # 1964
Pique-nique dans le jardin, un dimanche de septembre. Un orage soudain oblige la famille à réintégrer le salon. Mon père décide de projeter les Film super 8 des vacances précédentes en attendant le retour du soleil. Le rituel se met en place, installation du projecteur sur la grande table de bois, branchements des rallonges, déploiement de l’écran blanc devant la grande porte fenêtre bringuebalant sur son trépied comme un échassier au réveil, fermeture des volets, installation de la bobine Super 8 sur le projecteur en guidant le film dans la fente. Silence, extinction des lumières. Le plaisir commence avec le son caractéristique de l’amorce du film défilant devant l’ampoule qui va s’accrocher à la bobine arrière. On se croirait dans un cinéma muet des années trente. Défilé de taches de couleurs et signes cabalistiques sur l’écran, et soudain l’océan remplit l’écran. Sur fond de sable inondé de soleil, une enfant brune, hilare, descend accrochée à une tyrolienne. Elle saute avant l’arrivée et court vers la caméra, lui offrant le sourire édenté de ses six ans. Une femme brune arborant des lunettes noires, aussi élégantes que celles de Sophie Loren la prend dans ses bras, se retourne vers le caméraman et lui envoie un baiser du bout des lèvres. La scène tourne en boucle derrière le filtre de mes larmes, et je suis sûre qu’aucune actrice n’a jamais eu plus de charisme que ma mère en cet instant.

# La Bourboule # 1967
Séjour thermal entre pluie et brouillards. L’Auvergne cache ses beautés dans les nuages qui enlacent les sommets de ses volcans. L’après-midi, il est préférable de rester à l’abri. Le grand théâtre municipal est un palais peuplé de colonnes où l’on imagine les crinolines des comtesses glissant sur les parquets aux reflets rutilants. La salle de cinéma est immense aux yeux d’une enfant de neuf ans. Les sièges de velours rouge dont on baisse l’assise pour s’installer sont les plus confortables que l’enfant ait vu jusqu’ici. Elle disparaît au fond du baquet, et sa mère lui fait un coussin de son manteau pour qu’elle puisse apercevoir l’écran. On donne L’extravagant Docteur Doolittle qui restera gravé dans sa mémoire comme un spectacle grandiose où les animaux sont bien plus merveilleux que ceux qu’elle admire chaque semaine en regardant la « Piste aux étoiles » sur son petit écran noir et blanc.

# Arcachon # 2009
Trois jours de séminaire au Palais des congrès, en bord de plage. En morte saison, Janvier déserte les plages. Après deux jours de rage, la tempête Klaus a dévasté les forêts de pins, coupant les routes principales, aucun avion ne peut quitter la région. Pour faire prendre patience aux congressistes naufragés, on ouvre le cinéma du palais. Pourquoi pas, après tout une bonne comédie permettra d’oublier la nuit d’enfer à entendre se briser les vitres de l’hôtel. Les sièges sont confortables, seule une trentaine de personnes est venue tenter de se changer les idées en attendant des nouvelles de l’aéroport. Le film commence, surprise ! On donne L’échange où Angelina Jolie essaie de sauver son jeune garçon kidnappé par un pédophile et se bat seule contre le sexisme et la corruption des autorités de la ville. Je n’oublierai jamais la sensation d’oppression qui m’écrase alors le cœur pendant deux heures , comprimé entre l’horreur défilant sur l’écran et les hurlements des vents déchainés autour de la salle. Depuis j’ai tenté d’oublier la tempête et le film, préférant me souvenir seulement de la suavité de leurs cannelés. Il semble que je n’y sois pas parvenue…

triptyque n° [13]

#Joinville-le-Pont #1964
Il apparaissait, on était, je me rendais compte, on était sur le trottoir, dans un groupe, ou peut-être en rangs. Je voyais une file de garçons sur le trottoir, j’étais dedans. Après on était dans une grande salle avec beaucoup de sièges rangés. Il y avait un grand coté avec un très grand drap tout blanc, et aussi derrière de très grands rideaux. Sur le drap est apparu des groupes d’hommes, des hommes tous gris. Sur le drap tout était gris, tout bougeait, terne, difforme. Les hommes se poursuivaient, se chassaient, se heurtaient. S’ils parlaient, c’était sur un ton bizarre, artificiel, dans un son qui ne venait pas de leur ventre. Je désirais que, derrière le grand drap, derrière les très grands rideaux, il y ait un vide infini. J’avais peur qu’il n’y ait qu’un mur, ça je ne voulais pas. Je m’imaginais dans ce vide infini, j’avais envie d’y flotter, de me balader, de marcher. Je croyais que ce vide infini était habité. J’avais peur qu’il n’existe pas. J’imaginais quand il existait, j’imaginais quand il n’existait pas. Quand il existait je comprenais l’existence, et quand il n’existait pas je ne la comprenais pas.

#Athis-Mons #1969
Alors c’était à la récré du collège. Un copain est surexcité. Il a vu un film, c’est le festival de Woodstock. C’est de l’anglais. C’est de la musique géniale. Et si géniale que dans le film il y a des femmes nues. Des femmes nues qui jouent au tennis et qui écartent les jambes en sautant au-dessus de la caméra. Et le copain nous mime la scène, le vécu. Il est une femme nue. Il voit, hurlant, ébloui, terrifié, arriver la balle de tennis sur lui. Parallèlement il repère la caméra, qu’il montre, en contre-plongée : au cinéma on peut filmer par-dessous. La balle arrive. Il prend l’élan avec sa raquette, simultanément frappe la balle et saute au-dessus de la caméra tout en écartant ses jambes, sans slip même. Le copain-femme-nue écarte les jambes. Et un autre copain de préciser qu’il ne faut pas confondre le trou du cul avec le sexe féminin. Tout le monde acquiesce. Tout le monde sait. Pas si idiots. Malheur pour qui ne saurait pas. Tout le monde a vu. Tout en musique. Le sexe projeté à l’écran. La femme est vivante… il ne reste plus qu’à lui parler, sortir du cinéma, et quitter la récré.

#Athis-Mons #1970
Le premier film que je vais voir en décidant d’aller le voir et en sachant que je vais au cinéma tout seul : « Il était une fois dans l’ouest ». Cependant, pourquoi toute cette violence ? De quel droit le cinéaste joue-t-il avec la violence ? Il n’y a pas de violence gratuite. Il n’a pas le droit. L’esthétique de la violence n’est pas une esthétique mais une lâcheté. Il n’a pas le droit. C’est trop facile. Filmer la mort d’enfants ?… En quoi cela donne-t-il de l’importance, est-ce que ça donne de l’importance à ce monde des adultes ?… Ça ne lui donne rien. Il n’a pas le droit, l’auteur n’a pas le droit, pas le droit. De toutes façons je n’ai rien compris. Ce film est une devinette permanente. Il faut deviner qu’il y a un rapport entre le train et la ferme, deviner qui est amoureux de qui… devinez ! Ah ! Ça, les paysages sont beaux, les acteurs sont bons, les actrices à tomber, et la musique, la musique, la musique… ok, pas de rancune… j’achète le disque 33 tours de la musique du film, mes premières économies, chèrement gagnées contre le flipper, mais ça ne doit pas se reproduire, c’est la dernière fois… Premier film, premier 33 tours, et Dieu n’a pas permis de séparer le bon grain de l’ivraie.

triptyque n° [14]

#Paris #1968
Un nom à rallonge – 6 syllabes - écorché plusieurs fois avant d’être syllabé/prononcé clairement : le Ki-no-pa-no-ra-ma ajoute à la merveille de cette première fois. L’écran géant, panoramique, le son, tout est grand. Paris, on n’y habite pas. On y vient pour le dentiste et les courses. Cette fois-ci, la mère a décidé pour ses filles : « Le livre de la jungle » au Kinopanorama. Me gargarisant de ce nom – pas trop de souvenir du cinéma en lui-même – ne pense pas y être retournée, je me cale dans ce grand fauteuil. Il en faut peu pour être heureux… Pas sûre… seulement consciente du privilège du moment et du moelleux du siège. Aie confiance… l’immensité des cercles dans les yeux de Kaa.

#Beaumont-sur-Oise #1970
Le Palace dans la ville de banlieue où l’on habite. Le seul cinéma de la ville – façade rouge - fronton blanc - cercles dorés – plus tard Eddy Mitchell y tournera La dernière séance où ma sœur fera de la figuration. On va y voir – encore avec ma sœur cadette – c’est la condition pour avoir le droit d’y aller – Peau d’âne de Jacques Demy – mais à l’époque on ne sait pas que c’est Demy – on va voir Catherine Deneuve, ça oui, comme on ira voir un film de Bebel « Le Magnifique » ou un autre « Le ». Souvenir émerveillé de la robe couleur du Temps, je revois encore le magnifique bleu vert moiré de cette robe ( lorsque je lisais le conte, j’avais justement du mal à me l’imaginer contrairement aux robes couleur de lune et de soleil). Le cinéma de mon enfance-adolescence sera bientôt taxé de ringard et nous préfèrerons aller en bande au nouveau complexe multisalles à Cergy.

#Paris #1977
Découverte d’un petit ciné rue Monsieur-le-Prince, qui ouvre ses portes à 10h pour les premières séances. Erreur d’aiguillage post-bac (école de tourisme par défaut), je sèche les cours (sauf les cours d’histoire du cinéma) et passe mes journées à regarder plusieurs fois d’affilée des films comme The Phantom of the paradise ou Les Indiens sont encore loin avec Isabelle Huppert et Christine Pascal. Qu’est-elle devenue Christine Pascal ?

triptyque n° [15]

#Toulouse #1982
Dans le salon austère de mes grands-parents, je regarde Heidi le téléfilm suisse de 1978. Identification à l’adorable « petite fille des montagnes » aux cheveux courts châtains et frisés et aux yeux bleus, dès avant de lire le roman jeunesse de Johanna Spyri un peu plus tard, offert sans doute à Noël. « Heidi » sera regardée ailleurs aussi, je ne me souviens plus où, les lieux se superposent, brouillés sur le palimpseste de la mémoire. Premier feuilleton d’enfant, premier rendez-vous d’images sur écran où se projeter avant de connaître soi-même plus tard l’irrésistibilité de l’attraction alpine.

#Nice #1985
La toccata et fugue en ré mineur de Bach, c’est d’abord pour moi la musique d’l était une fois l’homme, les notes édifiantes et si impressionnantes pour l’enfant que j’étais du destin de l’humanité en dessin animé. Au générique de début, la partie finalement la plus intéressante et marquante par sa récurrence quotidienne à la première des cinq minutes chaque soir avant d’aller se coucher, le bonhomme traverse les époques en se métamorphosant de la préhistoire à la conquête spatiale. Imprégnation de l’horloge-compteur-historique en haut à gauche de l’écran avec ses yeux et ses bras. Mise en abyme vertigineuse de la conscience du temps qui passe à l’échelle des siècles. Découverte effarée et légèrement incrédule. Au générique de fin, les personnages faisaient une ronde rassurante autour du globe terrestre. Oubli total du contexte du fait de la prégnance répétée et de l’immersion immédiate dans la série.

#Nice #1987
Avec la prof de français de 3ème qui animait aussi le club journal du collège, sortie scolaire à la cinémathèque abritée dans l’ultramoderne et gigantesque bâtiment « Acropolis » pour y regarder Les Temps Modernes de Chaplin. Je me souviens du rire tonitruant de la prof quand on voyait Charlot sur ressort devant son tapis roulant à la chaîne de montage maniant son tourne-vis. J’étais étonnée qu’elle puisse rire sans retenue, aussi fort, plus fort même que tous les élèves réunis.

triptyque n° [16]

#1992
D’aussi loin que je me souvienne, le mouvement m’a donné la nausée, du va-et-vient de l’ascenseur au sillonnement du train, des hoquètements du métro aux virages de la voiture. Les images en mouvement également. Je me détournais par nécessité de la télévision et même des bandes dessinées. Seule la lanterne du soir faisait exception à la règle, projetant des chevaux rose et bleu entre nos lits rose et bleu surmontés de nos noms brodés et encadrés rose et bleu ; et la peluche de mon frère s’appelait justement Fleurosebleu. Lorsque la lampe s’éteignait après avoir achevé ses tours de manège, le noir régnait, complet, inimaginable mais plus familier que les images, dense au point que j’essayais de le toucher sur mes yeux. C’était doux comme un pelage.

#1994
Le dimanche était un carrousel. Nous allions au cinéma deux fois par jour. La rue s’appelait Rennes et le cinéma Arlequin. C’était comme emprunter le traîneau du père Noël pour rendre visite à Pierrot et Pinocchio, mais ils ne venaient jamais et nous faisaient attendre indéfiniment devant des films, dans leur salon de velours rouge, une fois traversées leurs galeries de miroirs où j’étais jumelle de mon frère et de mon reflet et du reflet de mon frère. En fin de matinée, nous voyions un dessin animé pour enfants, en français, et en fin d’après-midi, un film pour adultes, sous-titré, où j’apprenais à lire. Entre-temps résonnaient les cloches de Saint-Sulpice et de Saint-Germain, le clavecin ou l’orgue de mon père, et le soir pour dîner on goûtait.

#2000
La première fois que ma petite sœur est allée au cinéma, nous l’avons tous accompagnée pour fêter. À la fin de chaque séquence, elle croyait que c’était la fin du film et se levait aussi lestement que le ressort de son siège qui se rabattait derrière elle, courant dans l’allée centrale pour se précipiter vers le monde qui l’attendait dehors impatiemment. On a dû la rattraper à chaque fois et à chaque fois lui expliquer qu’il fallait rester. À cette époque, elle était aussi dissipée que j’étais sage, ce qui me permettait de disparaître comme je le désirais. Par la suite, je l’ai emmenée voir d’innombrables films, ses préférés deux, trois, quatre fois de suite, sans jamais m’ennuyer. Sa joie était la mienne ; et puis le cinéma, c’était rêver et souvent rêver d’autre chose que ce que je voyais. Ma sœur, elle, est devenue cinéaste.

triptyque n° [17]

# Bruxelles # 1976
Le cinéma s’invite peut-être dans ma vie. Pourquoi et comment je me retrouve dans ce grand hôtel chic du centre-ville à auditionner pour un film de Bertrand Blier ? D’où m’est venue l’information ? Ma mère ne s’en souvient pas, pourtant c’est avec elle que je réponds aux questions d’un homme barbu fumant la pipe, il y a deux ou trois personnes dans la pièce, on me filme, le barbu dit que sans doute je ne ferai pas l’affaire pour le rôle principal mais que je conviendrai bien pour faire partie du groupe d’enfants de la colonie. Quinze jours de tournage en août. J’ai une semaine pour me décider. Je sors déçu et ne ferai pas fait partie de cette bande de mômes. Je raterai quinze jours de tournage avec Patrick Dewaere et Gérard Depardieu.

# Bruxelles # 1978
Avec ma grand-mère, je vais au Ciné Plaza. Nous allons voir Mon nom est personne ce qui me vaut pendant deux trois ans, une véritable fascination pour Terence Hill dont le regard bleu affronte l’autre regard bleu de Henry Fonda. Je ne sais pas encore que ce film léger m’amènera à adorer le western, à remplacer Terence Hill par Clint Eastwood, à retrouver Fonda le cruel face à Bronson le placide sous l’œil lent de Sergio Leone. Que ma grand-mère ait dormi pendant le film ne m’a pas dérangé. On était entre hommes dans la poussière et sur la toile, les femmes offraient de vertigineux décolettés dans de grands rires sensuels et Claudia Cardinale, qui n’était pas de ce film-là, se préparait à m’impressionner définitivement lorsque, quelques années plus tard, elle occupera tout l’écran rien que pour moi.

# Bruxelles # 1985
La cinémathèque propose des cours sur l’histoire du cinéma. Hadelin Trinon, professeur à l’Université libre de Bruxelles, officie tous les dimanches soir dans la petite salle inconfortable de la rue Horta, le long du Palais des Beaux-Arts. Un copain m’y emmène, parfois nous sommes quatre potes à y découvrir Welles et Mizoguchi, Godard et Eisenstein, Hitchcock et Cassavetes. Trinon n’articule pas toujours bien, digresse tout seul dans son semblant de barbe mais nous file choc après choc. Son introduction au montage alterné avec les films de Kurosawa m’est resté et son extase devant Le Mépris de Godard sera communicative. Ma cinéphilie reste associée à ces rendez-vous récurrents et chaque bonhomme maigrichon en veston élimé, cheveux parsemés sur les épaules et vague odeur de bière m’évoque cet hurluberlu passionnant.

triptyque n° [18]

#Ugine #1966
Cinémasalledesfêtes blanc tout neuf. Enorme gâteau de plusieurs étages en O majuscule mais non refermé sur une étroite bande de fenêtres. Derrière la jolie maison au bout d’un chemin plein d’ornières creusées par le passage des camions de travaux. Rempli de flaques lorsqu’il pleut. Gâteau blanc posé sur une cour goudronnée avec des lignes tracées à la peinture blanche. Parking. Le Docteur Jivago, dimanche après-midi avec ma mère. Pour changer du cimetière. L’odeur de peinture, de tissu neuf. La bouche remplie de bonbons au miel. Les fauteuils en velours rouge qui basculent sous les fesses tandis qu’on s’y appuie. Le noir. Et la musique et les images où je vais sûrement tomber dans la maison de glace. Omar Sharif, un géant très beau. Son visage envahit tout l’écran. Sa toque noire très haute. Son sourire à moustache noire et dents très blanches, un peu écartées. Les dents du bonheur. Qu’est-ce que ça veut dire ? Les grelots des traineaux dans la neige. Deux femmes, une blonde, une brune. Un bal.

#Ugine #1966
Ma mère et moi, le même ensemble. Cadeau de ma grand-mère étrangère qui ne nous a jamais vues. A motif de feuilles jaunes, rouges et bleues sur fond de fausse fourrure à long poils blancs. Même pantalon rouge. Rouille, a précisé ma mère. Un pli cousu sur le devant comme une petite nervure court le long de la jambe. Tissu mou. Très confortable dit ma mère. Tout le monde nous regarde. Soulagement de la salle plongée dans le noir. Puis l’ennui, l’immobilité. Paris brûle-t-il ? J’en sais rien. J’ai retiré la veste. Je voudrais l’oublier. J’attends l’entracte. Le moment où la lumière se rallume et nous éblouit. Esquimaux, chocolats glacés. L’ouvreuse parcourt les allées et son panier en osier grince à chacun de ses pas. Le morceau de glace léché trop près du bâtonnet parce que ça coule et ça colle sur les doigts. Les remarques de ma mère, fais attention, mes mains poisseuses et puis le trop tard morceau tombé sur le pantalon tout neuf et les chaussures d’hiver en poils drus noir et gris. Après-ski. Même si on n’y va jamais. A la sortie il fait nuit. Remets cette veste !

#Ugine #1969
Bambi et ses yeux immenses. Bambi étonné dans la forêt esquisse ses premiers pas précautionneux, légers et gracieux. Bambi et ses copains jouent. La forêt où l’hiver est arrivé en longues coulées bleues. Bambi glisse en tournoyant sur la glace verte du lac gelé avec le lapin gris et blanc. Bambi sous la neige. Bambi qui tremble près de sa mère aux yeux si doux. Bambi qui dit mamaaan… j’ai faaaim. Pendant des mois cette phrase avec la même intonation trainante mamaaan… j’ai faaaim coupera net les colères naissantes. Ma mère au regard de biche oh ma biche, souligné de noir.

triptyque n° [19]

#Paris
J’ai, je crois, moins de dix ans et nous montons à Paris pour rendre visite à la famille. La fabrique du souvenir, froissée, sent l’hiver : lumière grise, légèrement mordue de vert comme par une mousse de printemps – oui, probablement février par temps couvert. C’est ma première fois à la Cité des Sciences de la Villette. Devant moi, les dalles de béton dessinent une ligne de fuite convergeant vers un objet si surprenant qu’il paraît imaginaire, une suspension de mercure où courent des nuages : la sphère de la Géode. Je la quitterai le cœur écarquillé, des yeux pleins le crâne et le corps, convaincue que la destinée des hommes est justifiée – j’ai vu L’Etoffe des Héros. Dès lors, une passion pour la conquête spatiale et un goût nostalgique des architectures futuristes, autant de tentatives d’envol.

#Lyon #1997
Lyon, 1997. Cœur du printemps, cette fois, ou naissance de l’été, c’est tout comme. Je traverse le parc de la Tête d’Or comme on le fait à dix-sept ans, le corps trop léger et le cœur lourd, et qui serait de poix et plomb si ne marchait à mes côtés, céleste, une fille dont la tendresse me sauve. Il fait beau, nous traversons des coins du parc où nous nous aventurons rarement, ensauvagés d’herbe vive, d’arbres francs. De l’autre côté nous attend le nouveau complexe UGC où nous allons voir Le Voyage de Chihiro, et ma vie (si on peut appeler ainsi la suite des événements dont les jours se composent) est sage-si-sage, que cette sortie avec ma meilleure amie m’enivre un peu. Je ressors profondément troublée d’avoir rencontré mes rêves projetés sur l’écran.

#1998
1998. Je regarde L’Eternité et un Jour de Théo Angelopoulos. C’est l’été du baccalauréat. Comme Alexandre, je vais mourir. Comme Alexandre, j’ai besoin d’un passeur. Comme Alexandre : je comprends que je ne suis pas seule – que je ne sais rien, que je ne me connais pas, mais qu’il y a dans le monde une suite ininterrompue de cœurs qui comme le mien rêvent et scandent le long désir de la Grèce, l’exil et la mer. L’été où je me tiens est le dernier, est le premier, comme ce jour qui à l’éternité ajoute son sommet.

triptyque n° [20]

#Alençon #1990
Le premier est si lointain qu’il semble n’être qu’une image au fond d’un tunnel. Le retrouver me demande un effort. L’anecdote familiale précise que nous étions allez voir un Disney, une amie de ma mère, moi, et qui sait d’autre. Je ne me souviens pas du film. J’ignore même quel âge j’avais, mais je crois me rappeler un petit garçon tenant une main, ou deux, et d’un doigt porté à sa bouche. La mémoire se contredit. D’ailleurs, il est possible que je fusse un peu plus vieux, mais la force de l’expérience me rapetisse dans mon souvenir. Ma mémoire n’a retenu que ce qui impressionne toujours un enfant ; le noir, celui de la salle, ces étrangers qui rodent dans les allées et dont les têtes dépassent des sièges, l’incongruité de cette moquette sombre qui recouvre curieusement non seulement le sol, mais les murs, la chaleur des fauteuils à strapontins rouges. Je me souviens de ce sentiment grégaire, de constituer un groupe, assis l’un à côté de l’autre. L’atmosphère feutrée, sérieuse, mon cœur battait et mon estomac était noué. Et cet instant où les lumières se sont éteintes comme une éclipse.

#Alençon #1999
Le deuxième émerge presque malgré moi. Le cinéma est identique à celui de ma première expérience, le 4 Normandy, nous n’en connaissions pas d’autre. C’est l’adolescence. Du film, il ne reste rien ou presque, une scène avec un miroir peut-être, des murs qui parlent, une maison hantée. Deux souvenirs de cinéma, sans films. Je n’ai pas une mémoire factuelle. Ce qui ne s’efface pas c’est le souvenir d’être avec mes amis d’enfance, l’excitation de la sortie, les gamineries, l’insupportable jeunesse qui parle fort et ose tout, les fous rires au premier rang. L’insolence. Les plaintes du deuxième voire du troisième rang. Puis ce début de bagarre dans le couloir qui menait à la ruelle sordide, frissons d’un flirt qui tourne mal. Ensuite, c’est l’histoire qui s’écrit, on construit cette mémoire commune en s’y replongeant ensemble régulièrement, « tu te souviens quand on a été voir… ? » Hantise avec les copains.

#Lille #2006
Le troisième, plus récent, est un choix. Parce qu’il représente un autre cinéma, celui dont j’ignorais tout. Nous sommes nombreux de ma génération et de mon milieu à considérer, consciemment ou non, la télévision comme maître étalon. Je sais aujourd’hui que c’est l’un des grands drames de ma vie. En partie à cause de cela, j’ai longtemps appréhendé le cinéma comme un divertissement, un simple spectacle, un prolongement de la télévision. Le cinéma comme art s’était inlassablement dérobé à moi, ou l’inverse. Tardivement, à l’époque de la faculté, un de mes amis m’a proposé de l’accompagner à la projection de Inland Empire. Salle à demi vide, fascination, désarroi, incompréhension, appréhension, mouvement dans l’ombre de gens qui quittent, nombreux, la salle en cours de séance, la position avachie qui domine, la longueur, l’envie de percer le mystère, l’impossibilité de le faire, les regards incrédules, du rêve, du cauchemar, du symbole, de l’allégorie, du pouvoir de l’image, de l’utilisation de l’image, de la résignation. Un patchwork, une expérience. Et, à la sortie, comme si l’on descendait d’un grand huit, le sourire en coin, les yeux fatigués, « t’as trouvé ça comment ? »

triptyque n° [21]

#Marin #1957
« Cinéma Paradiso ». Tout premier film : un souvenir tronqué, presque interdit.
Il s’agit d’ un projectionniste qui vient avec son matériel s’installer dans le « café » que tiennent les parents. Les chaises sont rangées en ligne, les tables regroupées au fond, dans un désordre assez inhabituel. Les trois gamines de moins de dix ans, en dépit de l’ injonction parentale d’ aller se coucher, se cachent sous les tables ; devant elles, une forêt de jambes. À un moment, la mère se met à crier devant des serpents tellement vivants sur l’écran ! Impossible pour les petites de darder leur tête au risque de se faire repérer. Le mystère de cette scène demeurera entier, frustrant et néanmoins porteur d’ espoir !

#Thonon #1960
Deux. Le vrai enfin, Les dix commandements découverte totale : « Le Saint des Saints », un jour de neige, un véritable cinéma appelé L’Etoile. Le guichet pour le passeport vers l’irréel ; la salle noire très noire éclairée par la torche de l’ ouvreuse, les genoux auxquels on se heurte, les « pardons », les strapontins prêts à s’ouvrir dès que la salle bruissera de murmures. Et puis l’ écran qui coulisse, les infos d’ une autre époque crachotées comme surgies hésitantes et enrouées du cinéma muet ! Et le film : émotion totale : ces images qui emplissent la tête, les oreilles tous les sens et l’on devient ce barbu de Moïse à peine étonné et cependant tellement émerveillé devant cette mer qui s’ouvre devant lui , devant nous ! On ne pense plus, on est .

#Thonon #1961
Trois. Le second « vrai »… Ben Hur : « le bruit et la fureur » une telle fête que l’on se sent tenu de s’ apprêter pour s’ y rendre. Ce jour là, la très jeune adolescente étrenne un pull blanc fait de cette nouvelle matière synthétique que l’on qualifiera plus tard de « blanc optique »… Las ! Dans la salle obscure elle produit une lumière bleutée sans doute presque aussi immanquable que l’écran, gâchant de façon certaine le spectacle pour la jeune fille qui aura, la séance toute entière, le sentiment de faire tache ! Une tache en quelque sorte indélébile...

triptyque n° [22]

#Tunis #1957
Tant de fois revue, depuis, cette scène, le noir complet et les fauteuils rouges tout d’un bloc, éclairés par la lumière de l’écran qu’on ne veut pas regarder, et pourtant le film qui coure, qui coure, qui hurle et impressionne, dehors c’est l’avenue de France, c’est la capitale, c’est le monde des adultes, celui des parents et nous, deux petits enfants, quatre ans pour moi, sept pour lui, trop de peurs et de terreurs même, je tourne autour des fauteuils je ne veux pas voir l’écran, je me cacherais bien derrière les fauteuils comme lui mais je ne sais plus où il se trouve, je suce mes doigts, si ça se trouve c’est la chose qui l’a enlevé… trop de peurs trop d’angoisses, dehors il fait grand jour pourtant, et sur l’écran « La chose venue d’un autre monde » qui envahit le monde tout comme celui du dehors, là-bas, celui des adultes, mais où étaient-ils donc ?

#Carthage #1973
C’est sur la rue de la Goulette, ou c’est au Kram, c’est la route qui longe la mer, le cinéma a quelque chose d’étrange, c’est sûrement « Viridiana » ou « Tristana », ou alors « Belle de jour », c’est Bunuel, don Luis, c’est certain, c’est de lui, c’est Deneuve et c’est Fernando Rey, on avait été manger des merguez, on logeait sous une tente dans un coin d’un terrain vague, à la nuit, on allait aussi nager, on plongeait, on s’amusait sur la plage on avait vingt ans, on n’avait pas d’argent, une voiture pourtant, deux chevaux, on allait s’en aller pour Sfax ou El Djem, dans les rues brûlaient les poubelles et les voitures passaient dans des bacs creusés dans le sol pour désinfecter les pneus, soixante-treize, le choléra – mais pas la peste – et sur l’écran quelque chose de la perversion quand tout à coup, étrangement, le toit s’ouvre et au plafond ciel bleu comme la nuit apparaissent les étoiles

#Paris #1975
Le cinéma n’était pas à l’ordre du jour des études, non, certainement pas, c’était plutôt la mécanique et le diplôme d’études universitaires générales, mention sciences des structures et de la matière, du temps où on allait jouer au billard sur le boulevard Saint-Germain, à Maubert, ou à Bastille quand ça n’était pas encore complètement pourri, où on n’avait pas même un rond seulement pour se payer le resto U et un gâteau fait des restes des autres, comment ça s’appelait, aucune idée (si, un pudding…), le père d’un ami (il vivait avenue Secrétan) qui professait à l’école de photographie d’Ivry qu’on irait vider deux ans plus tard, mais là, en bas du faubourg du Temple, un des cinémas de cette chaîne qui se nommait action, là, tu descendais quelques marches et s’ouvrait cette salle, là les fauteuils en étaient noirs, « Il était une fois dans l’ouest » le premier film vu à Paris, on était cinq ou six, première année de fac, l’harmonica, cette terreur de devoir sur ses épaules supporter la vie de son frère, les rires, la joie de sortir à la nuit rejoindre au loin sur la rive gauche la chambre à deux cents francs le mois de la rue Cujas

triptyque n° [23]

Une mallette de cinéma est arrivée pour noël. Tout est en plastique gris. Je vois pour la première fois une bobine qui ne soit pas une bobine de fil mais de pellicule. Je suis trop petit pour actionner la bobine mais je suis, pour la première fois, au contact de celles et ceux qui le font. Je vois que c’est compliqué d’accrocher le bout de la pellicule pour que tout ne s’envole pas quand ça tourne et l’image avec. Quand Bambi apparaît sur l’écran, il est plus vivant que jamais. Il est fragile. Parfois le bout de la pellicule se décroche et Bambi disparaît. Parfois cela se met à vibrer et Bambi tremble dans une rumeur inquiétante. Parfois ça se bloque et Bambi se fige d’une façon qui me donne peut-être la première idée sensible de la mort.

J’ai l’âge du collège, d’un collège à cours fermées, parfois étouffantes. Dersu Ouzala a un visage large. Quand il décide de sourire, il prend le temps de sourire avec son visage large. Autour de lui, je sens que l’espace est immense. Pour la première fois, l’espace du film déborde largement de l’espace de l’écran. Le lac gelé aux hautes herbes est bien plus grand que ce que le film m’en montre, je le sens. Autour du feu où les soldats chantent et Dersu fume la pipe à côté de celui que j’aimerais être, il me semble que la nuit est infinie, plus que solsticiale. On pourrait partir de là et marcher des jours et des jours et le soleil se lèverait et la nuit reviendrait et on marcherait toujours, aux côté de Dersu. Je rêve de pouvoir le faire.

Je vais avoir dix-huit ans. Ma carte d’identité montre bien qu’il ne reste que deux semaines. Mais cela suffit pour que l’accès au film me soit interdit. Il est écrit que cette interdiction est faite pour protéger celles et ceux qui ont moins de dix-huit ans. De quoi Midnight express me menaçait-il donc ? Je vais passer deux semaines au moins à me l’imaginer. A imaginer des images qui se vrillent dans le corps, qui font encore plus mal que les épines qui entrent parfois dans la chair, qui vont plus profond encore que les muscles, qui savent même entailler les nerfs. Des images qui vont chercher, pire encore, ce qui peut faire mal dans la tête. Mais ma seule expérience telle est celle de quelques abcès dentaires. Tant pis, interdit de film, j’imagine.

triptyque n° [24]

#Perwez-lez-village #1971
Je dois avoir cinq ans. Ou quatre. Je suis dans une salle de cinéma. Assis parmi d’autres enfants sur des fauteuils en velours rouge passablement éreintés : nous nous gavons de glaces ou de pop-corn, nous renversons nos cornets par terre et sur nos sièges, nous salissons. Nous sommes heureux et entre nous. Il n’y a pas de parents. C’est l’hiver. C’est mon premier film au cinéma. Mon frère ainé m’accompagne. Je suis heureux : je fais partie du club select et très fermé. Je suis de celles et ceux qui vont l’hiver au cinéma. J’ai chaud aux jambes et aux pieds. Nous portons des pantalons fuseau en cotonnade épaisse. Nous portons des pantalons de ski. Des bottines fourrées et des pantalons bleus très épais. Nous sommes de la toute dernière mode. Nous sommes de notre temps. Nous le savons sans nous le dire. Nous regardons Le Livre de la jungle.

#Perwez-le-village #1975
C’est un mercredi. Dans l’après-midi. Dans le salon de la maison. Je suis assis par terre. En tailleur. Sur le carrelage froid. Je regarde un film à la télévision. Je suis seul dans le salon. Ma mère vaque à ses occupations. Dans la cuisine. Ou dans les chambres. Je ne sais pas où sont mes frères. Je m’ennuie. Je passe d’une chaîne à l’autre. Cherche un programme susceptible de distraire. Reviens plusieurs fois sur cette chaîne hollandaise. Attiré par je ne sais quoi. La couleur. La plastique d’un film en anglais. Sous-titré en néerlandais.
La plastique d’un film dont je ne comprends rien. Pas le moindre mot. La plastique d’un film où il y a cette scène entre un homme et une femme : ils sont seuls dans un compartiment de train à couchettes, ils ont fermé à clé, ils sont adossés aux parois en bois du compartiment, ils roulent dessus comme on roulerait par terre, ils se touchent à peine, ne s’embrassent même pas, ne se déshabillent pas l’un l’autre, il y a les grandes mains de l’homme appuyées aux parois de part et d’autre de la femme, il y a les yeux mi-clos de la femme quand ils se parlent, c’est une blonde splendide, aux cheveux en chignon, elle porte une robe fourreau, il y a un doux murmure quand ils se parlent, il y a beaucoup d’amour dans leurs yeux, il y a soudainement l’envie, là, dans le salon, un mercredi après-midi, seconde moitié des années 70, d’avoir la chance de connaître, moi aussi, cela, un jour, bientôt, quelque part en Asie, en Afrique ou en Sibérie orientale...

#Perwez-le-village #1977
On est toute une bande. Toute la famille. On pose devant la caméra de mon père. On porte des habits du dimanche. C’est à l’occasion d’une fête. Je porte la robe blanche de communiant. On pose les bras ballants dans la pelouse devant la maison. On est quasi immobiles. Nous ignorons comment bouger. Comment porter nos mains à nos cheveux. Remettre de l’ordre dans nos cheveux décoiffés par le vent. Nous n’osons pas nous regarder. Nous sommes conscients d’être ainsi ridicules. Debout. Immobiles. Face caméra. Un dimanche de fête. Faisant tous et toutes corps de part et d’autre de grand-père. Faisant corps en quelque sorte derrière son corps parfaitement immobile. Posant tous et toutes comme les vieux posaient jadis sur les photos du début de siècle. Posant tous et toutes devant une caméra comme on posait jadis devant un appareil photographique. Aucun de nous ne supportant de se revoir, plus tard, quand on projetterait l’affaire, dans le noir, dans le salon, dans le clic-clac sonore du projecteur, dans les nuées de tabac des oncles et des cousins silencieux.

triptyque n° [25]

#Pouillac #1954
Il avait suffi que nous traversions la nationale 10. Le nous était sûrement mes parents et ma soeur, je me rappelle moins les gens que le lieu. Il y avait un grand drap blanc. Une allée pentue en terre battue avec à gauche des chaises, des bancs peut-être. A droite des bottes de paille, de foin. Nous étions dans une grange. J’imagine que j’étais assise au premier rang comme les autres enfants. Je devais avoir 4 ou 5 ans. Je sais que c’était un film avec Tino Rossi. Je le revois, grand, à côté d’un sapin de Noël et je l’entends chanter Petit Papa Noël. Il me semble que c’était peut-être la scène finale. Jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais su que "Destins" était le titre de ce film, mon premier film et que la chanson en était la bande originale.

#Montguyon #1958
A une dizaine de kilomètres il y avait une salle des fêtes Nous avions pris la voiture, une 2CV peut-être. Je sais que mon père n’était pas avec nous. Ma mère conduisait. Depuis je l’ai revue cette salle, enfin la place où y a toujours une salle. Ce n’est peut-être plus la même salle. Il y avait des fauteuils, mon premier souvenir d’une vraie salle de cinéma. Le titre du film est resté comme une phrase poétique que je n’ai jamais oubliée : « Quand passent les cigognes ». Un homme, une femme amoureux. Je fouille l’image qui s’impose à moi : un port, des quais, des au-revoirs, plutôt des adieux, de tristes adieux. Je crois que l’homme partait et que la femme restait. Je ne vois pas de couleurs. Je crois que j’avais pleuré..

#Chevanceaux #1963
Il y a eu une autre salle, un autre village, plus tard, j’avais 14 ans ans. C’était dans une grosse maison, il fallait monter des escaliers. Cette fois je suis seule avec mon père. Il me semble que j’avais insisté pour aller au cinéma, l’occasion de voir un petit copain. On projetait Lawrence d’Arabie. Un premier grand voyage, des paysages vus pour la première fois, le sable, le désert, l’aventure. J’étais subjuguée. Et puis surtout et toujours la musique du film que je peux reconnaître et fredonner encore aujourd’hui. Je me rappelle avoir dit que je n’avais vu aucune femme dans ce film. Je ne me rappelle pas avoir vu mon petit copain. Peut-être avais-je été non seulement subjuguée par l’histoire, les paysages, mais aussi par les yeux bleus de Peter O’Toole inoubliable Lawrence d’Arabie.

triptyque n° [26]

#Evian #70
De la fenêtre de ma chambre, de la cuisine ou peut-être du salon, on le voit, en face, dans la rue principale, avec son architecture d’hacienda californienne comme dans Zorro, une bizarrerie. Ses murs sont courbes, blancs, pas à la chaux mais une peinture mate, avec deux fines colonnes, l’entrée au milieu en haut de quelques marches et de chaque côté la place pour les grandes affiches. A gauche je crois, il y a celle du film star qui vient de sortir, à droite le film de remplissage, série B ou dessin animé programmé pour longtemps, en première partie ou l’après-midi. Il doit avoir un de ces noms que seuls les cinémas ou les hôtels ont, Excelsior, Lux ou Majestic, en lettres qui s’allument à la nuit tombée. Les couleurs égaient les alen-tours. Le jour en revanche on perce le secret des néons. Pour mon anniversaire, ma mère m’a demandé ce que je voulais, on est allées voir Robin des bois, pour la troi-sième fois.

#Thonon #80
Dans la solitude de la nuit, le film commence. Mes parents sont couchés. J’ai dû épuiser le quota des rares sorties autorisées car c’est vendredi soir et je suis seule au salon avec mon chien. Lui aussi dort mais a eu la délicatesse de s’allonger à mes pieds pour me tenir compagnie. Comme souvent depuis quelque temps je re-garde le ciné-club à la télé. Un pis-aller qui devient un rituel. Claude-Jean Phi-lippe, avec son teint d’insomniaque et ses lunettes au bout du nez, a lu une pré-sentation sur le réalisateur et les films qui composent le cycle en cours, de quoi acquérir en quelques semaines une amorce de culture cinématographique. A chaque séance, je note sur un carnet les noms, les titres, les dates. Cette fois-ci le nom sonne comme une époque : auteur de grandes productions hollywoodiennes qui sont en même temps des chefs d’œuvre, passionné d’aviation, Howard Hawks, deux H deux W, une formule magique. Le film de ce vendredi porte un titre non moins séduisant, Only Angels have Wings. Il est sorti en 1939. On y voit Cary Grant pleurer.

#Paris #90
Toujours en retard, j’arrive juste à temps pour le début de la séance au Max Linder, mon cinéma préféré, sur les Grands boulevards. Un ami déjà installé dans la salle m’a gardé une place. Il y a du monde, c’est une séance spéciale. Dans l’urgence je fonce droit vers l’entrée et manque de tomber dans les bras d’un homme qui ar-rive en sens inverse. Je me souviens de lui de très près : plutôt petit, élégant, le visage doux, entouré d’autres hommes, eux très grands. Pour justifier mon arrivée précipitée, je raconte à mon ami la collision évitée quand je me vois obligée dire « justement, c’est lui » : Martin Scorsese est sur la scène pour présenter une sélec-tion de ses court-métrages. La projection commence dans la bonne humeur d’un rasage matinal, sur une musique de jazz entrainante, et dérape peu à peu dans les vapeurs d’eau chaude et le sang des entailles qui coule sur l’émail blanc du lavabo. Je me souviens particulièrement du métal rutilant des robinets de cette salle de bains, associé dans ma mémoire au sourire du réalisateur.

triptyque n° [27]

#Tours #1987
Le premier, je dois avoir sept ans… Un dimanche après-midi sans doute. Je suis avec mes parents. Je me souviens ressentir une joie particulière chez ma mère, comme si le simple fait d’aller voir ce film-là était une libération. Une étape. Une première véritable sortie au cinéma en famille. Je n’ai jamais connu mon père très cinéphile. Si je me rappelle les bribes de trajet à pieds, ces moments où je leur tenais la main pour traverser, ce devait être au Pathé-Caméo de la rue Michelet. Ce pourrait tout aussi bien être le Rex ou l’Olympia, ou ce cinéma place du Palais qui n’a fait partie du paysage de mon enfance que deux ou trois ans. C’était quoi son nom déjà… Je ne me rappelle plus grand-chose finalement. Le film, c’était Le palanquin des larmes. Il y avait beaucoup de rouge. Une jeune fille, très triste. Une histoire de mariage. Et la guerre. Les explosions, le sang, les cris. Je me souviens ne pas comprendre pourquoi ces gens se battaient. À la télé il y avait la guerre aussi. Je ne comprenais pas plus. C’est pas le comment qui me dérangeait, mais le pourquoi. La mort et les armes, ça, j’avais compris. La fois d’avant, j’avais vu Bambi.

#Tours #1988 #1991
Un an plus tard. Je suis chez mon frère et sa femme Catherine. On va au C&A avec Marie et Charles. Je lui demande si elle veut bien m’emmener voir Qui veut la peau de Roger Rabbit. Les aînés de son frère à elle l’ont vu. Apparemment, c’est super drôle. J’essaie de négocier. Tous les copains en parlent à l’école. Ma mère veut pas. C’est pas juste.
1991. Ça doit être le début de l’été. Rebelote avec Akira. Toujours niet. « Trop violent » « ça crie dans tous les sens » « c’est pas pour une petite fille ». Pourtant j’ai vu Ken le survivant à la télé, et tous les trucs dont quelques adultes d’alors faisaient le procès.
Je me suis rattrapée depuis… L’automne suivant, on est allés voir Terminator 2 au Rex avec Nicolas et peut-être un ou deux autres copains. J’ai pas dit. Pas d’autorisation à demander. Pour la télé on demandait pas de toute façon… On allait louer une cassette et le mercredi chez Nicolas, on fermait tous les volets du salon, les rideaux, les portes. C’était notre ciné à nous et à personne d’autre. À part la révélation qu’a été L’Empire contre-attaque, il ne me reste que quelques images fugaces de Chucky, des Poupées, mais je me souviens surtout que Nicolas avait été puni, parce qu’il avait empêché ses parents de dormir.

#Tours #1996 #1997
1996, 1997. À cette période, j’allais tellement au ciné que j’avais pris une carte d’abonnement… Pour, je sais plus, soixante ou quatre-vingts francs par an, je payais ma place vingt francs, et même peut-être dix-huit le mercredi, ou quelque chose comme ça. Je ne sais pas comment j’arrivais à me débrouiller, pendant toutes mes années lycée, j’allais voir deux, trois films par semaine. C’est dans ce cinéma, les Studios, que j’ai fait mes premières découvertes… Là, et aux quelques séances de la Cinémathèque où je suis allée, à l’Olympia à l’époque. J’ai réalisé il n’y a pas si longtemps que j’avais amalgamé deux films vus à six mois d’intervalle. Crash, de Cronenberg, est sorti en juillet 96. Il faisait frais dans la salle. Je me souviens qu’un spectateur est sorti pendant la séance. Je n’avais jamais remarqué ça avant. Je me suis peut-être moi-même demandé si j’allais rester. C’était vraiment barré. Auto-destruction, un délire sexuel bizarre, dérangeant, encore une autre vision du monde des adultes dans lequel j’étais en train de m’engouffrer, que j’essayais de comprendre, même si tout cela restait encore pour moi très nébuleux. L’autre, Lost Highway, janvier 97. Mon premier David Lynch… Pas vraiment de rapport entre eux à première vue. Un couple, des bagnoles, la route la nuit, un univers étrange. Et ensuite ? En apparence seulement. Je m’étonne de la façon dont la mémoire peut mélanger tout ça. Manipuler les symboles. Reconstruire à sa sauce. Refabriquer des images avec la photographie de l’un et les scènes de l’autre… Un accident sur l’autoroute, la nuit, les phares qui éclairent une ligne jaune presque orange. Un couple qui prend son pied dans l’américaine rouge. Ce qu’il y a de commun, en tout cas pour ma vision de l’époque, c’est que d’une façon ou d’une autre les deux me sont passés au-dessus. Curieusement, l’amalgame aurait pu s’étendre à l’oeuvre complète des deux réalisateurs, ou à un a priori général, mais non. C’est même tout l’inverse. Je connais en fait très mal le travail de Cronenberg alors que Lynch est devenu une de mes références incontournables. Est-ce que c’est encore ce qu’on appelle l’inconscient qui me joue des tours ? Quelques années avant ça, mes parents avaient le câble, je me souviens avoir vu distraitement une série en rediff’ sur Jimmy. Quelques notes de guitare et de synthé devenues emblématiques, un oiseau sur une branche, une scierie dans la brume, longs plans sur des meuleuses, le panneau d’entrée d’une bourgade dans les montagnes…

triptyque n° [28]

#Beyrouth #1968
Ils sont de l’autre côté. Tu poses tes doigts sur leurs joues, les yeux. La peau. Sensations que tu sais reconnaître, que tu ne retrouves pas : l’écran est lisse et froid. Ils sont de l’autre côté, tu chuchotes, tu cries : ils ne répondent pas. Ils poursuivent, existes-tu seulement ? S’ils sont enfermés dans cette boîte à demi-transparente, tu trouveras le moyen de les libérer. Tes parents démentent, mais toujours tu doutes, surtout quand les visages de ces gens emplissent tes yeux, en plan large comme aujourd’hui. Tu recommences à vérifier le dos de la télévision, tu élabores des films sur leur arrivée, leur sortie : quand vous dormez par exemple. Mais aussitôt une multitude de détails contredit tes hypothèses. Le découragement te donne envie de casser la télévision en morceaux pour qu’ils en sortent comme d’un aquarium. De dépit, tu décides de croire les adultes, sans lever le mystère ni renoncer au désir de passer de l’autre côté, leur univers.

#Adonis #1973
Il est assis à ta gauche. Dans la salle obscure, seul son corps. Son bras frôle le tien. Pressions que tu ne cherches pas à vérifier pour éviter qu’il se ravise. Quand l’écran s’illumine, les images s’impriment sur son visage, tu les perçois de côté sans avoir à tourner la tête. Quel film regarderais-tu si la projection se faisait sur sa peau, à lui ? Tu n’oses imaginer sa nudité. Sa jambe contre la tienne dans l’opacité de la salle ; les autres ne s’en doutent pas, ton frère ne voit rien. Tous tendus vers l’écran. Pas bouger, pas respirer ; tu pèses à gauche, ce côté qui vous relie. Quelques points de contact et ça irradie partout. Tu attends, compacte, électrique, molle. Ce soir-là, tu es de sortie avec ton frère et son groupe d’amis ; tu ne te souviens pas du film, tu ne l’as pas regardé. N’en subsistent que des bribes décousues de bruits et de lumières. De corps vivants, sang en résonance. Ce soir-là, le beau Tarek s’était assis à ta gauche.

#Paris #1988
Tu sors de la salle, comme ivre d’immobilité. Ton premier réflexe : scruter les autres spectateurs, silhouettes révélées par la lumière du dehors. Tu veux voir leur visage, les traces du film sur leurs traits. Écouter leurs commentaires ; les confronter en silence à tes impressions quand tu doutes de tes analyses. Tu n’as pas besoin d’amis pour te sentir accompagnée au cinéma. Reliée aux inconnus qui se dispersent en sortant, impassibles à ta présence. Sans transition, tu retournes faire la queue. Le film suivant est dans vingt minutes, le titre ne te dit rien, comme souvent ; mais tu fais confiance à la programmation de la Cinémathèque française. Et tu aimes être surprise, même par déception. Aujourd’hui tu enchaînes les séances, cinq au moins. Tu te remplis de films depuis ton arrivée en France, comme devant un buffet ouvert sans limites à la gourmandise. Tu te goinfres de films, ce n’est pas une question de plaisir, ici non plus.

triptyque n° [29]

#Toulon #1954

C’était un cinéma à l’architecture de cinéma, de cinéma d’antan, héritée des années 1930, au dessus de la grande poste de Toulon, avec son nom en lettres lumineuses de plusieurs couleurs. C’était des vacances de Pâques ou de Noël et ma grand-mère nous faisant ce cadeau fabuleux, à nous les quatre du petit peuple, une séance de cinéma... il s’agissait de la version hollywoodienne de Vingt-mille lieux sous les mers, qui venait de sortir... me souviens de la file d’attente qui avait du mal à ne pas se gonfler, se déformer, au rythme de l’excitation des enfants, que les adultes tentaient ou non de calmer et, de mon plaisir rendu plus aigu par la nécessité de conserver la réserve grand-maternelle, et de montrer l’exemple.

#Publier #1950

Ma mémoire me présente plusieurs noms de villages, Publier, Chambon-sur-Lac ou Féternes, me souviens simplement que c’était pendant ces mois de vacances d’été où mes grands parents recevaient leurs petits enfants, soumis toute l’année à l’air de la région parisienne ou à la chaleur anémiante de la Méditerranée, pour qu’ils respirent l’air de la campagne et de préférence d’une moyenne montagne... c’était une année où je n’étais qu’en pré-adolescence, avant les étés de bouderie dans l’attente de septembre, des amis et de la mer... c’était en des temps où, plus encore que maintenant, campagne signifiait odeur de bouse, et absence de distraction, mais, je ne sais si c’était une initiative du maire ou du curé, il y avait eu cette merveille – la télévision très rare en ces temps n’était pas encore arrivée dans les villages, ni chez nous d’ailleurs - pour que cela fasse bruire toutes les maisons dans l’excitation de ce jour – un camion, un écran, des bancs... sur un espace libre près de l’église ou de l’école – en fait ce qui importe dans mon souvenir ce sont les bancs, la toile qui fasseyait très légèrement, un chien, les bouses fraiches des vaches qui venaient de regagner les étables, et toutes les maisons libérant des groupes d’enfants – et parents – mains lavées et bien repeignés, les commentaires des gars et les chuttt. C’était un des premiers films que je voyais, et si je me souviens que mon père était venu passer quelques jours avec nous c’est parce que c’était un film de guerre maritime - La mer cruelle je crois mais je dois me tromper, il aurait été trop récent - (et j’avais ri à quelques répliques et tremblé délicieusement devant les péripéties et la beauté des lames en furie) et qu’en marchant dans la nuit vers la grille de la maison – finalement je pense que c’était à Publier... à force de brasser, agacée, des bribes de souvenirs – en l’écoutant critiquer et ridiculiser la tempête représentée, j’avais, pour la première fois, pensé qu’il n’avait pas raison, puisque le cinéma c’était pas « pour de vrai », et que c’était bien ainsi... et que je m’étais sentie adulte, enfin presque, et navrée que ce soit justement à propos de lui.

#Toulon #1955

C’était un petit cinéma qui n’existe plus, boulevard de Strasbourg, une de ces salles étroites qui ne passaient que des films non familiaux, plus ou moins étiquetés alors d’art et d’essai, en fait ce jour là c’était tout de même un film à succès, très désiré, au moins par nous, adolescents, puisque je l’étais enfin, assez pour qu’en récompense de je ne sais plus quoi, j’y assiste, escortée par mon père – premier film choisi par moi et seule, sans les plus jeunes. C’était une attente impatiente, dans la crainte de ne pouvoir entrer, dos bien droit et souffle retenu, avec des coups d’oeil à la recherche d’une tête connue. Et puis il y a eu, longeant notre file, les spectateurs qui sortaient et cet ami, accompagné d’un garçon indifférent et d’une fille un peu plus âgée, qui s’est arrêté pour dissuader mon père de s’infliger ce spectacle – j’ai eu si peur qu’il soit écouté et obéi, été envahie d’une telle bouffée de colère méprisante envers les adultes, que je ne me souviens plus de qui il s’agissait... Ce film que nous désirions tous voir, c’était À l’est d’Eden, et bien entendu j’ai vibré et un peu pleuré (je me refuse à le revoir)... mon père lui était gentiment résigné, il me semble – ne m’en a rien dit.

triptyque n° [30]

#Paris #1968
C’est mon anniversaire. Mes parents m’offrent le cinéma, avec mon grand copain de classe. Ils nous emmènent voir Andreï Roublev, au quartier latin. Le choix du film, du lieu, une première.
Petit cinéma, fauteuils serrés, public étudiant. Pas d’esquimaux à l’entracte, pas de réclames sur l’écran avant la séance comme dans mon cinéma de quartier. Pas de jeux à qui découvrirait le premier le mot perdu sur la toile. Des murmures, de la fumée. Je devine un monde inconnu qui m’attire, m’impressionne, un monde qui va exploser quelques semaines plus tard.
Pour l’heure, c’est moi qui explose. De grands travellings, noir et blanc, du sombre, du sang, du sans pitié. Des massacres dans des églises par des mongols à cheval, des moujiks aux yeux crevés, violence du pouvoir, jouissance des puissants. Et cette fable de ce gamin construisant cette cloche grandiose par défi, par insolence, par insouciance, et il réussit. Noir et lumineux, brut et profond. Les images me reviennent là, encore…

#Oléron #1967
C’est l’été, les vacances, les pins, la vie en short, maillot de bain et crème solaire. Boyardville, sa grande plage, au loin son fort qui n’est pas encore Ford Boyard. Soirée cinéma, on s’habille à nouveau, pantalon, même les chaussettes, « les moustiques, nom de Dieu… », petit pull, « il fait frais, je te dis, prends le ! », sur les épaules, pour faire genre. Les copines de la location d’à coté seront là, donc faire genre. Le cinéma n’ouvre que pour la saison, on fait la queue, les adultes rient, les jeunes friment, je fais ni l’un ni l’autre, je cherche à dire quelque chose d’intéressant aux voisines. Dans le cinéma, des fauteuils de bois, pliants, rugueux, qui grincent. Je suis à coté des voisines. À l’entracte, il y a les esquimaux, les bonbons, les chichis, les chouchous, les voisines rient, je suis ailleurs.
Le film c’est Les Aventuriers, taillé pour Delon et Ventura, le duo s’adjoint Joanna Shimkus (ah, merci Allociné…). L’histoire ne m’a pas laissé de traces, mais je suis très vite amoureux de leur trio, de leur folie, de l’actrice. La scène finale se déroule dans le Fort, Boyard donc. « Regarde, le fort ! », comme si le film venait à nous. L’actrice meurt à la fin, si je me rappelle bien, mais qui se souvient d’elle ?

#Paris #banlieue #1968
Ma petite banlieue que je croyais endormie, que je vivais anesthésiante, au chaud derrière ses jardinets et sa fausse tranquillité, ma petite banlieue possédait un ciné club. Tenu par un amateur, prof d’histoire au Lycée, qui faisait ses seuls bons cours les soirs de présentation des films. La salle des fêtes était devenue notre repère, l’occasion de nos premières sorties nocturnes, mon copain et moi, en mobylette, et la découverte de « vrais films ». J’écoutais, fébrile, les discussions avec le cinéaste invité, parce qu’il y en avait souvent un. Je ne comprenais rien, je faisais comme si, je me disais, un jour je comprendrais.
Et puis, les films, tous en noir et blanc : Le troisième homme ; Citizen Kane ; Jeanne D’Arc de Dreyer, avec un Artaud halluciné, j’ai su plus tard qui était Artaud ; Adieu Philippine, un jour, moi aussi, je partirai en 403 ; et puis, et puis, et puis, il y a eu L’ange exterminateur. Hypnotisant, poisseux, dérangeant, je ne bougeais plus. Je découvrais le cinéma, celui qui ne raconte pas une histoire mais un conte, un mythe, celui qui ne veut pas distraire mais bousculer. Je me souviens que ce soir là, on ne s’est rien dit, mon copain et moi, rien. Peut-être ne suis-je pas vraiment sorti de ce salon, traversé par un troupeau de moutons, j’attends toujours de trouver la sortie.

triptyque n° [31]

#Bordeaux #1977
Je suis avec mes parents. C’est le souvenir d’un vrai rire, d’un fou rire. Ils rient, et moi aussi. Eux, c’est surtout à cause de la libellule, Evinrude. Ils m’expliqueront après que c’est le nom d’une marque de moteurs de bateaux. C’est la première fois que je vais au cinéma, et je crois ressentir que eux aussi. Moi, dix ans, embrumée de myopie, fille aux yeux de têtard, je suis happée par la puissance qui se dégage de l’écran. Couleurs, voix suraigües, musique, suspense, action, j’ai envie de me décoller de mon siège. C’est Bernard et Bianca.

#Bordeaux #1979
Mon second souvenir est le générique du Ciné Club sur Antenne 2. Il est lumineux et rituel.
C’est tous les vendredis soirs, je suis assise par terre, devant la télé. J’attends la petite musique aigrelette, la valse « à mille temps », prélude à ces films qui ont déjà trente ans et plus à l’époque. Le noir et blanc me semble plus vrai que la couleur. Je ne sais toujours pas pourquoi.
C’est un monde révolu, mais qui me révolutionne, qui me projette fébrile, chaque semaine au seuil d’émotions, de sentiments, de bouleversements internes que je sens naître avec une très grande jouissance. Ce sont les préliminaires à moi adulte.

#Bordeaux #1980
Orphée est mon troisième souvenir. C’est un film du ciné club. Il a le statut de film intouchable. Je ne peux me résoudre à le revoir par crainte de briser la magie du visionnage initial.
Quoi exactement cette magie ?
La voix de Jean Marais ?
Le Café des poètes, parce qu’un poète c’était sacré ?
Le premier contact avec la mort – belle – c’était Maria Casarès ?
Les sonorités du prénom Eurydice ?
Que je comprenne pour la première fois qu’on peut indéfiniment récrire des histoires, les décliner sans fin, se fabriquer de l’éternité à vingt cinq images seconde ?

triptyque n° [32]

#Grenoble #1980
Banlieue grenobloise années 80, tous les mardis soirs.
Pas d’école demain. Eddy Mitchell face à la famille canapé. Tous ces westerns ! Les Rocheuses et les déserts noirs et blancs, les convois de longhorns ou de colons, les galopades de poussières, le sifflement des winchesters, le clairon des tuniques bleues. Les massacres de bisons et d’indiens aussi. Les portes de saloon et l’ombre de Wayne. C’était la Dernière Séance.

#Le-Puy-en-Velay #1985
Grandes vacances, trois générations d’hommes. Tous ensemble, au balcon du grand cinéma de la petite ville. Il était une fois dans l’Ouest.

#Grenoble #1987
Fin d’année scolaire, fin d’adolescence. Tennis à la télé, fête du cinéma au centre-ville. Dans la petite salle bondée, à gauche, deuxième rang. L’héroïne de Woody Allen, ravie par le film qu’elle regarde.

triptyque n° [33]

#Talence #1959
Quatre chaises côte à côte à quelques mètres d’un drap blanc pendu au mur de la salle à manger. Je balance les pieds dans le vide. Mon frère fait pareil, c’est à qui ira le plus haut. Le cliquetis du projecteur nous rappelle à l’été qui s’est écoulé depuis déjà quelques mois. Les premières images sont drôles, mon grand père bedonnant, les pantalons retroussés, un sourire de la tête aux pieds léchés par les vagues. Mais non Papa, tu n’as pas pu…me filmer ainsi, en gros plan, toute édentée …comme ça non plus, juste en bas de maillot de bain… ma sœur, elle, porte un haut et un bas…ce n’est pas juste. Et là, paf, le drap redevient tout blanc…tant mieux. C’est bien fait pour toi Papa, le projecteur tourne dans le vide, la bobine enroule un bout de film qui à chaque tour s’agite et cherche désespérément son autre moitié. Tu t’énerves Papa mais moi aussi ça m’énerve, t’as pas le droit de montrer des images comme ça…

#Bordeaux #1960
La dernière fois, au ciné, je m’étais assise sur un chewing gum impossible à décoller de ma jolie robe. Cette fois, je regarde bien avant de prendre place sur le fauteuil rouge, tout en haut de la salle. Comme toujours, un grand gaillard est assis devant moi, je ne vais rien voir. J’empile mon manteau sur le siège qui se referme avant que je n’arrive à m’installer. D’autres sièges claquent dans la salle. A côté de moi, ma sœur et son copain en sont déjà à se faire des papouilles. J’aimerais qu’ils m’aident un peu. Noir et blanc- les nouvelles. De Gaulle, Alger. Couleur- le film. Ben Hur, course de char. La salle se rallume. Je me retourne vers la lucarne du fond. Quelqu’un s’affaire derrière. Ce n’est pas l’entracte mais la bobine m’explique ma sœur - l’ouvreuse avec son panier d’osier, ce n’est pas encore. J’ai les sous dans la poche, je prendrai des carambars - ça dure longtemps.

#Saginaw #Michigan #1971
À l’entrée du drive-in, on lui a donné une boîte qui s’accroche à la vitre. Il s’agit de régler le volume pour que j’arrive à comprendre cette langue qui m’est encore étrangère. Trop fort, ça grésille. Les banquettes-sièges ne s’inclinent pas en arrière, mais on peut presque s’y allonger dans la largeur. L’écran reste blanc dans mon souvenir. Je vois juste le dos carré des voitures autour. Nous sommes trois dans son automobile : lui, moi et la boîte son.

triptyque n° [34]

C’est sans doute un souvenir par procuration, un de ces souvenirs racontés qu’on se forge après coup. Bambi, avec ma maman. Je devais avoir 5 ans, et je me souviens surtout de me cacher derrière les sièges et d’aller aux toilettes plusieurs fois pendant la séance. Apparemment, Bambi a traumatisé des générations d’enfants. Un souvenir intergénérationnel, contrairement à beaucoup de souvenirs de cinéma. Dans ma génération, la première peur au cinéma, c’est plutôt ET ou Les Dents de la mer.

Quelques années plus tard, je dois avoir 10 ans, je suis avec ma cousine et on va voir, fièrement, 1492 Christophe Colomb. On est assises au dernier rang d’une petite salle de cinéma, à l’étage, dans un cinéma de province qui s’appelle le « Paris ». On est un peu trop jeunes – peut-être qu’on a acheté du pop-corn avec la monnaie. On fait les grandes, c’est l’âge où on imagine que les adultes peuvent nous prendre pour l’un des leurs, comme si personne ne voyait qu’on a 10 ans...
On fait les grandes mais on n’en mène pas large : le film est violent, notamment les scènes de débarquement sur les plages. Je me souviens surtout du silence entre nous après le film, comme d’en avoir trop vu ou d’avoir fait une bêtise.

Cinq ans plus tard, c’est l’adolescence, j’ai quinze ans et je vais au cinéma avec mes amis, souvent nombreux. On va dans le même cinéma que celui où j’ai vu Bambi, au dernier étage du centre commercial. Je me souviens y avoir vu vraiment beaucoup de films mais c’est flou (sans doute La vérité si je mens, Titanic et un film d’Yvan Attal, par exemple). Peu importe les films, en fait, ce dont je me souviens, c’est qu’on faisait les fous au cinéma. On faisait du bruit, on embêtait –probablement – les gens. Je revois mon amie V. suivre les traces lumineuses au sol (les pointillés pour guider une éventuelle évacuation), en descendant les marches à quatre pattes. Ce devait être pendant les pubs ou les bandes-annonces : on n’était pas des délinquants…

triptyque n° [35]

Un jeudi (parmi d’autres) de 1961
Le jeudi après-midi y’avait patronage. Le patro, qu’on l’appelait avec les copines. Tu vas au patro d’main ? qu’on se demandait le mercredi soir à la sortie de l’école. Le patronage, c’était les Francas des années soixante. Ça se passait dans les locaux d’une vieille école de quartier. S’il pleuvait on faisait des jeux de société dans les salles de classe, s’il faisait beau des jeux de plein air dans la cour et de temps en temps une sortie en forêt. À seize heures y’avait le goûter. Ça consistait à faire la queue une tasse en aluminium à la main, à la tendre à une dame qui la remplissait de chocolat chaud, et à prendre de l’autre, un des morceaux de pain avec de la confiture sur la pile préparée à l’avance par une autre dame. On allait ensuite, d’une démarche mal assurée à cause de nos deux mains pleines, se chercher un coin tranquille dans la cour ou le préau pour engloutir avec plaisir, (me revient sur la langue un goût de pain frais, croûte craquante), cet invariable et modeste goûter. Quand tout le monde était servi et rassasié, le meilleur restait était à venir. On s’engouffrait dans une salle et on s’asseyait sur des bancs en bois face à un petit écran blanc... ou était-ce un drap tendu ?
Ça chahutait, ça causait mais dès que la projection commençait on faisait silence... jusqu’au premier éclat de rire. Suivis de plein d’autres tout au long du film. Muet. Mais le comique reposant sur des situations et des mimiques, on avait pas besoin de paroles, pas plus que des sous-titres qui apparaissaient de temps en temps sur l’écran, on comprenait tout, on en avait plein la vue et on se marrait. On se racontait les scènes mémorables sur le chemin du retour, Et t’as vu quand y pleure le petit la tête qu’il fait, oui et quand le gros y se baisse et que son pantalon craque....
Elle s’est faite comme ça mon entrée en cinéma tu vois, avec les gags irrésistibles de Laurel et Hardy en noir et blanc, sans paroles, dans une salle sentant le renfermé, assise sur des bancs durs aux fesses, et c’était vachement bien.

Un dimanche de 1963
T’es même pas cap ! Bien sûr que si, tu paries ? On a tapé les paumes de nos mains droites l’une dans l’autre et le lendemain je me retrouvais pour la première fois dans la salle du Lux, le cinéma de quartier, à la séance du dimanche après-midi. L’immensité de la salle et tout ce rouge. Un vrai choc. Tout au fond le lourd rideau de velours cramoisi tiré sur toute la longueur de la scène la masquait presque entièrement. Les sièges. Innombrables. Des rangées et des rangées de sièges rouges en bas et encore des rangées et des rangées au balcon. Une hauteur de plafond incroyable d’où pendait un lustre énorme tout tarabiscoté. Un plancher en pente sur lequel j’ai été surprise de marcher. Je me suis donc arrêtée au milieu de la salle et comme il n’y avait pas beaucoup de monde j’ai choisi de m’asseoir sur un siège en plein milieu de la rangée pour bien voir. L’écran immense. La couleur. La musique très forte qui sortait de partout et vous enveloppait. Tant de surprises et d’émotions. Et surtout ce chevalier que l’écran démesuré me renvoyait tellement plus grand que dans la réalité et si proche. Trop proche. Quand, tout caparaçonné de blanc, monté sur un cheval à la robe blanche elle aussi, il s’est élancé en brandissant une lance, j’ai crié de peur. De ça, je ne me suis pas vantée quand j’ai brandi mon ticket le lendemain pour preuve que j’étais allée seule au cinéma et que j’avais pari gagné. Qui jouait dans ce film, qui l’a réalisé, quelle histoire il racontait, je n’en ai plus aucune idée. Le chevalier en armure sur son cheval au galop, lance au côté, c’est la seule image qui me reste. Ah non, je me rappelle du titre aussi, Le chevalier blanc. L’auteur ne s’est peut-être pas beaucoup creusé pour trouver ce titre là, mais il a fait mouche, plus de cinquante après je m’en souviens toujours.

Un soir de 1965 (ou 6)
Tiens, encore du blanc, pourquoi ? Je m’étonne de cette sélection par la couleur pour évoquer trois souvenirs de cinéma. Mais à la réflexion, que me revienne Le cas du docteur Laurent, ce n’est pas si surprenant : il passait à la télé avec le carré blanc.
Le carré blanc, c’était synonyme d’interdit à nos douze treize ans, donc rudement tentant, terriblement attirant. Je voulais le voir. Ce ne serait pas facile de braver l’interdit. Je serais déjà couchée quand le film commencerait. J’avais pris la précaution de ne pas fermer complètement la porte de ma chambre, pour pouvoir, le moment venu l’entrouvrir sans faire de bruit. Ce que j’ai fait peu de temps avant l’heure où le film devait commencer pour être sûre de ne pas rater le début. La tête de mon lit était à l’opposé de l’écran de télé. Je devais me pencher hors du lit et tourner la tête pour voir l’image droite. Une partie seulement de l’image, en réalité. Parce que si j’ouvrais davantage la porte pour voir l’écran en entier, je risquais fort d’être découverte par mes parents. Bon sang, quel inconfort c’était. Et les images qui défilaient n’avaient rien qui valaient la peine que je me donnais. Mais elles allaient venir, le carré blanc l’attestait, j’allais voir un accouchement, il fallait que je m’accroche. Alors je suis restée à me tordre le cou, rien ne pourrait empêcher ma volonté de voir. Et puis, ma mère, sans même entrer dans ma chambre, est venue en fermer la porte. Telle était prise qui croyait prendre. Bien sûr, j’ai pesté intérieurement contre son éducation répressive et vieux jeu. À revivre la scène pour l’écrire, voilà que je découvre la délicatesse avec laquelle ma mère a battu à plate couture ma volonté de voir le défendu. Décidément, je n’ai rien pu et rien su voir ce fameux soir où Le cas du docteur Laurent passait à la télé...

triptyque n° [36]

#Marseille #1962
L’Impérial tu sors de la maison tu fais à peine cent mètres sur le petit trottoir la main dans celle de Maman et tu y arrives il se trouve Rue d’Endoume ce cinéma dans la pente à droite en remontant vers la Place Saint-Eugène nous allons voir La Conquête de l’Ouest le tout premier film de ta vie Papa est là aussi comme c’est les vacances scolaires il marche devant pour prendre les billets à la caisse la dame qui les vend trop petit je suis pour voir son visage rien que ses cheveux noirs bouclés dépassent du petit fénestron carré qu’elle referme dans un grincement rouillé après chaque groupe de clients il y a foule devant l’entrée tous emmitouflés nous sommes au premier rang nous allons nous asseoir Maman au milieu à ma gauche Papa à la sienne elle n’aime pas trop les western mais elle fait un effort pour me faire plaisir Noël approche mon chéri la salle est bruyante il y a les actualités au début en noir et blanc et un entracte juste après j’entends l’ouvreuse descendre vers nous ses talons claquent bonbons esquimaux chocolats caramels elle répète il y a aussi des Kréma au réglisse ils collent à mes dents l’ouvreuse est souriante elle sent bon elle mâche un chewing gum en faisant exploser des bulles avec sa langue puis elle remonte vers le balcon du cinéma peuplé d’adolescents chahuteurs ils jettent leurs papiers et leurs bâtons de frigolos sur les rangées du bas les gens râlent je les entends le film commence le son est très fort pour mes oreilles de minot de huit ans je découvre l’Amérique en couleurs les forêts les rivières les Indiens les bisons nous sommes tellement près de l’écran que les bêtes me cavalent presque dessus soudain des barils de poudre explosent et je sursaute je décolle de mon siège j’ai très peur heureusement Maman me prend la main et ça va mieux les coups de revolver la guerre je me languis que ça s’arrête ça ne me plaît pas trop que les cowboys gagnent à la fin.

#Marseille #1966
Le Forum il nous faut dépasser le croisement du Boulevard Bompard et descendre vers le centre-ville pour y arriver une fois laissée la Maison du Peuple à main droite deux virages après nous y sommes avec les copains avons un peu traîné appuyé sur quelques sonnettes pour rigoler et détalé vite vite la séance de quatre heures la prenons en marche juste à la fin du film muet avec Laurel et Hardy La Guerre des boutons nous nous sommes payés Pépé m’a donné les sous avec un petit plus pour l’esquimau glacé il m’a dit j’ai choisi plutôt les bonbons au chocolat Pie qui chante sommes montés nous asseoir au balcon chacun a choisi son camp les Longeverne c’est le mien Petit Gibus je l’aime beaucoup petit de taille comme moi et espiègle comme j’aimerais être la campagne où se déroule le film ressemble à Gémenos où j’allais chez Pépé et Mémé tout gamin pour les vacances quelques copains de la bande ne s’intéressent pas du tout au film très dissipés ils se penchent à la balustrade du balcon et envoient des crachats sur les rangées du bas puis pouffent de rire j’ai du mal à suivre l’action planqués derrière nous au dernier rang du haut dans la pénombre un couple de grands la vingtaine je crois ne cesse de s’embrasser j’entends la demoiselle gémir légèrement son mollet blanc rosé est posé sur le dossier du siège elle non-plus n’a pas vu grand chose du film et moi j’aimerais être à la place du garçon.

#Marseille #1990
Le Breteuil tout en haut de la rue qui donne son nom au cinéma en voiture nous y rendons avec Noémie ma fille de huit ans peu de places libres pour se garer dans le quartier je tourne je vire perdons du temps et lorsque nous pénétrons enfin dans le couloir à la lumière rouge sombre la caissière sort de sa cabine désolée Bernard et Bianca c’est complet je lui réponds que c’est la toute première fois que j’emmène Noémie au cinéma tant pis s’il vous plaît nous nous assiérons sur une marche d’escalier c’est pas grave la dame est gentille nous prenons place au fond de la salle le dessin animé vient de commencer ma fille sur mes genoux la tête calée sous mon menton ses cheveux sentent la vanille elle se retourne en souriant lorsque les souris entonnent la chanson SOS Société nous sommes là pour vous aider elle me tapote le genou en suivant le rythme je chantonne elle me dit chut nous sommes deux petites souris nous aussi blotties contre le mur tapissé de velours rouge loin du monde des humains et lorsque le film s’achève Noémie se prend pour Bianca en me lançant J’adore les décollages !

triptyque n° [37]

#Guinguamp #1982
La salle du cinéma de Guingamp se situe 6 rue Saint-Nicolas, en haut de la Place du Champ au Roy, là où a lieu la Fête Dieu. La rue se prolonge vers la poste et la gare, si l’on bifurque, se trouve la piscine municipale en face d’une grande demeure entourée d’un parc de tilleuls qui m’enchantent. Depuis la rue du Petit Trotrieux, nous remontons, ma mère et moi, les petites marches usées de granit de l’ancien château rasé en passant par la rue Ruello, où vivaient nos ancêtres, la famille le Parquier. Nous n’allons pas souvent au cinéma. Ce cinéma se nomme aujourd’hui les Korrigans ou Les Baladins. Nous étions allées voir Pinocchio. Je crois me souvenir d’une salle tendue de moquette, aux fauteuils de couleur rouge, avec de vastes appliques murales semblables, en plus grand, aux boucles d’oreille à la mode à l’époque et que je devais retrouver dix ans plus tard, comme un modèle réduit du décor de la gigantesque salle à manger de cet hôtel moscovite décoré à l’occasion des jeux olympiques où nous avions découvert six œufs sous coquille blanche au fond d’un potage jaune sans yeux. Je m’assieds avec précaution dans toutes les salles de cinéma avant que l’obscurité tombe. La raison en est que je ne choisis pas mes voisins, que je sais que l’obscurité va tomber pour un long moment, et que je crains beaucoup l’ennui. Mes parents n’ont pas la télévision. Je m’évade en regardant par la fenêtre quand je suis en classe. Le modèle de la pièce fermée où il faut se tenir immobile, docile, sous le regard d’un ensemble indistinct de personne me donne mal au ventre. Je suis sauvage et j’aime les pièces où il n’y a personne. Seule la lecture m’empêche de danser et de courir dans le jardin, m’immobilisant de longues heures durant. Je subis avec obéissance la séance, en particulier parce que je n’apprécie pas le décor et parce que je sais que maman, qui ne va jamais au cinéma, consent pour moi cet effort, après avoir scrupuleusement examiné la qualité du film qui va m’être présenté. Je la soupçonne de craindre aussi l’ennui qui parfois vous gagne aussitôt et qu’il faut supporter par politesse dans les grandes salles silencieuses. Le film parvient à nous plaire à toutes les deux. Nous sortons assez contentes. C’est une époque où tout ce qui plaît à maman me plait et tout ce qui l’intéresse m’intéresse aussi, sans distinction. Je lis les livres qu’elle abandonne ouverts à la page où elle lit et les pages de manuscrits sortis de sa machine à écrire Remington. Je pense que c’est à peu près à cette époque qu’éblouie par la neige tombée en couche épaisse, ce qui est rare en Bretagne, nous faisons toutes les deux l’ange devant les murs de l’école du château et les maîtres nous surprennent à l’impromptu.

#Colombe #1984
Ma grand-mère m’a emmenée voir E.T. au cinéma de Colombe. Je ressens encore la nausée que j’ai eu en sortant sur ce parking éclairé de lampadaires dans le soir déjà tombé. Ce jour-là, j’ai découvert la laideur. Je l’ai subie dès la première minute. Je ne revois pas le cinéma lui-même mais la salle, qui avait une couleur et une odeur de mastic, et la rue froide et grise, où se soulage mon mal au cœur, tandis que ma grand-mère me conduit fermement par la main et commente le film. Au Breiz cinéma de Rostrenen, où je n’ai pas souvenir qu’elle m’ait emmenée enfant, elle commente d’une même voix à la fois claironnante et posée chaque moment du film d’animation Ratatouille où je l’ai emmenée. Il y a seulement deux spectateurs dans cette petite salle rénovée, plus de moquette au mur et d’appliques sculpturales, une forme de sobriété du loisir populaire. Ils se recroquevillent sur leurs fauteuils. A ceci près qu’il y a soixante ans, ce cinéma est celui où mon grand-père et des amis de maquis ont fait l’objet d’une interpellation par les autorités d’occupation à l’occasion d’une de ces rafles dont les Allemands étaient devenus coutumiers alors, il n’y a vraiment rien à dire sur cette salle de cinéma non plus, sinon les commentaires de ma grand-mère, qui résonnent dans cette salle silencieuse, où tout est sonorisé pour la bande son en lien avec ce qui défile sur l’image, à cinq mètres de nous, très vite pour moi d’un inintérêt total. Quand le film est terminé, ma grand-mère reste un peu dans son fauteuil, dont elle peine à s’extraire, et dit qu’ils sont trop profonds, contrairement au film qui ne l’est pas du tout. Elle est toutefois de très bonne humeur à la perspective de nous préparer un petit dîner pour nous remettre, et salue la jeune femme au guichet qui nous a vendu les tickets sans lui témoigner son mécontentement comme je le craignais. Dans la rue, elle préfère commenter la tête de l’ange de chapelle et les rangées de culs de bouteilles ornant la façade d’une des maisons bâties par le grand-oncle que l’épisode de la rafle qui m’intéresse particulièrement. Pour ma part, j’ai tâché d’imaginer, en entrant et en sortant, à quoi pouvait ressembler cette salle à l’époque où mon grand-père avait fait l’objet de cette arrestation. Bien que le lieu soit aujourd’hui parfaitement banal, fait pour être plongé dans l’obscurité avec ses alignements de fauteuils rembourrés (les cinémas d’art et essais, où je me rends un peu plus souvent, non rénovés, ont toujours des fauteuils plus durs).

#Paris #1986
Ma grand-mère et moi nous allons voir ensemble un film sur les Champs Elysées. A cette époque, elle descend avec moi acheter le Pariscope, le repère de son ongle poli, bombé et peint en rouge carmin. Elle s’habille, met en chemisier de soie, des talons aiguille, un manteau de fourrure en hiver, passe un coup de laque sur ses cheveux blonds Marylin, de la poudre sur son nez, mord ses lèvres pour appliquer son rouge à lèvres. J’entends encore, comme une mélodie, le claquement de son poudrier, celui de son rouge à lèvres et du fermoir de son sac à mains où elle glisse des bonbons à la menthe, le grincement de l’ascenseur, le claquement de la porte cochère, le battement de ses talons sur le bitume tandis qu’elle salue les commerçants de la rue comme une reine, et le grincement de la porte de verre du cinéma, toujours brillante comme si les mains des spectateurs ne s’y collaient jamais (c’est un mystère qui me fascine), généralement celui sur notre trottoir, l’on descend au sous-sol pour les salles. Il y a une ouvreuse pour vous montrer le chemin quand vous êtes en retard, ce sont des salles étonnement grandes de taille, elles ont le décor un peu kitch (moquette aux murs assortie aux fauteuils, camaïeu 70 en farandole), surtout passe l’ouvreuse avec son calot et son costume d’hôtesse de l’air. Ma grand-mère achète toujours un cône à la pistache, qu’elle croque avec de petits bruits de fauve ronronnant, et, pour plus tard, des chocolats carrés rangés sur un carton, toujours fourrés à la praline. Au moment où l’ouvreuse passe avec son panier d’osier accroché autour du cou par une lanière de cuir, il faut l’appeler pour qu’elle interrompe sa déambulation majestueuse et songe à notre sort de prisonniers d’une salle obscure. Il y a toujours pour elle cette plaisanterie sur les eskimos que j’oublie, c’est le moment où paraît, dans un léger grésillement, le petit bonhomme Pathé qui lance sa hache en plein cœur d’une cible bicolore alors qu’une petite fanfare triomphale annonce que « ça commence ». Ce moment, comme un plongeon dans le mystère de l’inconnu, cette histoire que nous allons découvrir, est celui que je préfère. D’ailleurs, je n’ai aucun souvenir des films que j’ai vus avec ma grand-mère à l’occasion de leur sortie même si je connais son culte pour Alain Delon ce qui rend probable que nous ayons été voir ensemble des polars, qu’alors je me serais gardée de voir, préférant me concentrer sur l’expérience de la sortie. Elle me demande d’approuver qu’Alain Delon est beau, et je l’approuve avec beaucoup d’enthousiasme. Je me soupçonne, déjà, d’avoir cette capacité à dissocier les images d’un film et à ne concentrer mon attention qu’à l’apparition d’un visage. Le reste du temps, je pense à autre chose. En particulier, j’aime bien regarder d’où vient la lumière, souvent un petit morceau de la cabine du projectionniste est visible dans ces salles en tendant le cou. J’observe les rangées devant nous, ces têtes détournées, immobiles, comme dans un wagon de chemin de fer, comme si elles allaient quelque part. Je tâte aussi du pied ce qui est tombé sous les sièges ou entre les sièges. J’espère secrètement faire une découverte de taille. Un jour, un homme s’endort sur mon épaule et se met à ronfler. Ma grand-mère me dit de le secouer, et se résout à le faire comme je m’y refuse. Me revient soudain une odeur de pralines : est-ce qu’elle achetait aussi des sachets de pralines ? Elle ne les aurait pas croquées, de crainte du bruit. Jamais elle n’aurait acheté de pop-corn, je ne crois d’ailleurs pas qu’on en vendit alors. Je l’imagine mal tant ma grand-mère est, comme toute la famille de mon père, sensible au dérangement qu’il ne faut pas causer aux autres, notamment en faisant du bruit. A chaque fois que mon père nous accompagne, il se trouve un homme assez grand pour s’asseoir juste devant lui, et nous devons alors trouver d’autres places. Nous migrons avec la plus grande discrétion possible, même si ma grand-mère et moi jubilons de ce comique de répétition et de l’exaspération contenue de mon père. Le bonbon à la menthe polaire est pour la sortie, c’est toujours un peu comme la surprise du chef, ma grand-mère appelle cela se rafraichir la bouche. Il finit toujours par me piquer le nez, et j’ouvre la bouche comme un poisson. En général, c’est le moment où nous empruntons la rue du Colysée afin d’aller à la boucherie pour le repas du soir car nous sortons du cinéma en fin d’après-midi.

triptyque n° [38]

#Saint-Cloud #1970
C’est Grand-mère qui nous emmène au Régent. Elle commente pendant les actualités. Mon frère fait mine de ne pas nous connaître. On ne sait pas si ça a déjà commencé. Il fait sombre mais on devine la transparence de la glace à la surface. Des plongeurs dans le fond de l’eau et la masse autour. Ils s’allongent comme les algues. Ils traversent d’autres ondulations. Il y a le rythme de la respiration et les signes mystérieux pour poursuivre l’exploration. Des bulles s’échappent des masques. Ils essaient de tenir le plus longtemps possible et remontent à la surface, à la lumière. Quand ils percent l’eau, le bruit des autres sur le bateau, les couleurs Kodak, jaune, bleu et la peau luisante de la combinaison.

#Saint-Cloud #1972
Super 8. Ça sent une odeur très particulière qui vient peut être de l’écran blanc qui scintille. Ce sont des films d’avant ma naissance. Je m’y cherche mais on me dit toujours que je n’étais pas encore née. On entend juste le bruit du projecteur et les personnes qui bougent sur un rythme saccadé. Il y a de la poussière de lumière quand on se retourne de l’autre côté vers le projecteur et l’ombre de papa à coté. L’écran est découpé par les cordages du bateau. Ma mère sort du cockpit les cheveux vagabonds en pantalon, ma soeur est assise sur le pont avec un air de mal au cœur. Plongeons. Ils nourrissent des cygnes. On voit l’avant du bateau et une remontée de rivière. Mon père marche vers nous, plusieurs fois, embarrassé. Des points blancs apparaissent. Une amibe noire mange l’écran. Fin du film.

#Saint-Cloud #1971
En sortant du Régent , ils critiquent. La fin du film est invraisemblable car le père de Peau d’âne descend d’un hélicoptère. Je suis encore bercée d’amour. Rouler dans l’herbe avec son amoureux et manger des pâtisseries. Les conditions de l’amour. C’est rude de quitter la vrai vie pour remonter la rue Dailly dans le froid avec des sceptiques. On ne sait jamais quoi faire après le film comme après un voyage. Il a tout absorbé.

triptyque n° [39]

#Pithiviers #1982
Noir et blanc, ils marchent en rang serrés pressés avec dedans leurs petits cartables en cuir des dossiers d’importance. Des masses automatisées, des vagues de travailleurs asservis, grises mines aux pas cadencés. Sentiment d’oppression en visionnant ce film, j’ai rêvé cette nuit-là que je m’échappais d’une prison de haute sécurité. Dans la langue de Goethe on les appelle « Die Beamten ».Et je ne parviens pas à retrouver le nom de ce génial professeur d’allemand vif et pêchu qui nous a projeté le film, une fin de trimestre des années 80 ; c’était au lycée Denis Poisson de Pithiviers.

#Tours #1991
L’article R26-10 du code pénal ancien stipule : « Seront punis d’amende, depuis 3 F jusqu’à 40 F inclusivement : Ceux qui, sans autre circonstance, auront glané, râtelé ou grappillé dans les champs non encore entièrement dépouillés et vidés de leurs récoltes, ou avant le moment du lever ou après celui du coucher du soleil. » Filmés en terre picarde, au cul des machines à ramasser les pommes de terre ; juchés sur la pointe des pieds dans les vergers de Touraine ; on les observe aussi en ville à la fin des marchés, penchés dans les poubelles des commerçants ou dans les conteneurs de supermarchés : « les glaneurs et glaneuses ». Merci Agnès de nous avoir présenté cette nécessaire poésie, cette pratique indémodable, cet art de vivre.

#Orléans #1984
Ouvrir une fenêtre… comme une échappatoire à toute forme de convenances et vieilles histoires infiniment répétées : le voyage de Lucy à Florence en compagnie de Charlotte, la vieille tante revêche. Rupture possible avec les lourdes conventions britanniques : un courant d’air frais, un poumon, une fenêtre ouverte sur la sensualité, ça existe. C’était dans cette « chambre avec vue ». Ce soir-là dans ma petite turne de citée U, je revenais comme d’une longue marche aux abords des falaises.

triptyque n° [40]

#Saint-Brieuc #1982
Mon premier souvenir de cinéma est celui d’une séance passée sous un fauteuil de velours, dans le noir. J’ai cinq ans, et la voix d’E.T. me terrifie. Ces créatures de l’espace poussent des cris de monstres de contes de fées, c’est un cauchemar et ma mère ne sait pas quoi faire : rester ? sortir ? Lorsqu’E.T. apparaît sur l’écran géant, elle croit que je vais être rassurée de pouvoir voir ce qui me fait peur mais c’est pire. Le monstre est gigantesque et je ne peux pas m’arrêter de pleurer, comme si l’image allait sortir de l’écran pour me dévorer.

#Saint-Brieuc #1987
J’ai dix ans et ma mère nous emmène voir, mon frère et moi, Au revoir les enfants. Il passe au Griffon, le cinéma de la rue de la gare, remplacé aujourd’hui par un parking. J’ai le sentiment de voir un vrai film pour la première fois, un film d’adulte. C’est une initiation, un rite, comme le signe de mon entrée dans l’adolescence.

#Rennes #1997
J’ai vingt ans et je suis étudiante à Rennes. Je découvre le cinéma d’art et essai L’Arvor, rue d’Antrain. On sort à plusieurs de l’internat de la classe préparatoire et on prend le bus pour se détendre un soir de semaine, un jeudi, car c’est le jeudi soir que les étudiants sortent à Rennes. Nous voulons nous amuser et il y a Tout le monde dit I love you à l’affiche. C’est la première fois que j’entre dans un cinéma d’art et essai. Je lis avec curiosité les murs couverts des présentations et critiques des films programmés et j’ai l’impression de découvrir un nouveau monde, plus intelligible que le mien. C’est le souvenir d’une joie intense, d’autant qu’il y a dans le groupe d’amis le garçon dont je suis secrètement amoureuse. Je me souviens simplement d’être assise près de lui dans le noir, à écouter « I’m chiquita banana », à regarder Paris et ses quais – que je ne connaissais pas – à écouter chanter, voir danser, voler, à rire. En sortant, il pleut à verse et nous partons en courant, nous sommes heureux.

triptyque n° [41]

#Brignoud #1975
La route nationale que je parcours à pieds file droit jusqu’au cinéma où j’achète mon premier ticket d’entrée. Je suis intimidée. J’évite les gradins où se retrouvent celles et ceux qui embrassent déjà et choisis un fauteuil au milieu de la salle, face à l’écran. Là, je me laisse emporter, happer par l’espace de l’Ouest Américain et des montagnes Rocheuses, les visages en gros plan, les yeux, les mains, les bouches, les expressions, les sentiments, les voix, la musique. On peut montrer ce qui ressemble à la vie mais n’est pas la vie. On peut inventer, on peut jouer, faire semblant, ça existe, il y a des gens dont c’est le métier, pour preuve, leurs noms sont inscrits sur le générique de fin. Dès les premières séances je suis accro.

#Grenoble #1978
On prend le bus qui nous emmène à Grenoble avec la prof de français de 3ème pour voir Molière d’Ariane Mnouchkine. On l’étudie platement en classe et tout à coup le voilà qui s’anime, prend corps et voix. Je vis intensément durant cinq heures cette fresque grandiose avec les acteurs de l’Illustre Théâtre leurs rapports d’amitié, leurs amours libres, leur communauté d’esprit. La beauté des images, la misère du peuple, la scène durant laquelle des campagnards dévorent les chevaux des baladins, la musique me bouleversent. Tout me bouleverse. Je me procure la bande son que j’écoute en boucle en me remémorant le film durant des mois.

#Grenoble #1980
Rue de Strasbourg, Le Méliès, la salle de cinéma consacré aux films d’Art et Essai devient ma chambre d’échos : j’y dépense le peu d’argent que je possède et y passe tout mon temps. Dans cette salle sombre où surgissent les reflets du monde, j’apprends à apprécier les versions originales sous-titrées et vais, souvent au hasard, de découvertes en découvertes. Je me nourris de cinéma, de livres et d’écriture en regardant passer les jours.

triptyque n° [42]

#Morlaix #1984
Nous sommes arrivés en retard, mon père et moi. Et sur l’écran, l’image verte et immense est déformée par la perspective. Je crois que j’ai pleuré, je n’en suis plus très sûr. Le fait que cette seule image soit exactement la même que l’image qu’il me reste du poster au dessus de mon lit est décourageante. Elle voudrait me prouver que la mémoire est un champ de trous. L’animal est du même marron que le bois de mon lit. Mais sur mon lit, il y a une couverture blanche, un mouton. Mais je suis presque certain que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. C’est quelques années avant que je prenne conscience de ma propre mort, mais le déraillement vers la lucité est bien entamé. Vert, blanc, marron et une traînée de rouge, une nature enfermée. Je ne sais pas si l’animal sourit dans le film, mais le lit, lui, me laisse un goût jaune dans la bouche. Maison, refuge, contre la fourmilière rouge et noire qui brouille les rêves. J’ai du mal à quitter cette chambre, car ce qu’il m’en reste, ce sont des photos et elles font mentir. Il n’y a plus de mouvements, les souvenirs sont coulés dans le béton. Il ne peut y avoir mémoire du film car les images autour sont déjà saturées. Ne devrait en rester que la musique. Alors c’est peut-être de ce film qu’est né l’obsédant.

#Plougonven #1987
Comme tous les jeudis, Eddy Mitchell a présenté la séance. Et comme tous les jeudis, je vais être extrêmement frustré. L’homme est tout sale et bien dégarni. Il vient de tomber de la diligence. Il est aveugle. Ce jour-là, j’ai appris ce mot. Toujours la vue. Et on dira que c’est normal pour un film. La dominante est jaune. Le vert disparait. De ce film je ne vois que le début, la première demi-heure (d’après mes estimations), car je dois aller dormir. Forcément, il est tard. La suite je ne la connaîtrai probablement jamais, le titre m’a totalement échappé. J’ai déjà du poser la question à mon père. Alors il me faudrait revoir tous les Westerns américains. Sauf que je ne suis plus très sûr d’aimer ça. C’est très probablement cette image qui a conditionné mon amour pour les films italiens à la sauce tomate. Violence, sueur, saleté et haricots. Et la perte d’un univers sensible qui nous assiège et/ou nous rend dépendants. L’aveugle a l’air de nous dire qu’on ferait mieux de crever, mais il y a anguille sous roche. Il est plus malin que ça, l’aveugle. Je crois. Le mutilé est figé, quoique, je le vois plus ou moins bouger et je me dis qu’il a moins cet avantage sur l’animal. On construit un film avec ce qu’il ne dit pas. La mémoire n’est qu’un biais, voire un prétexte.

#Plougonven #1985
Il est tard, il faut occuper les enfants. C’est la fête de noël de la commune ou un mariage, ce n’est plus très clair. Nous sommes peu d’enfants, finalement. Surtout des adolescents qui certainement s’amuseront. Tout est bleu à part les chaises. J’ai conservé la fatigue. Il fait nuit. Seule la lune éclaire le bateau. Le quinquagénaire aux rouflaquettes fait le guet avec son fusil à la main, prêt à perforer le gros animal marin, à lui planter un troisième baril dans le ventre. Les barils remontent toujours. On me dit qu’il est malade. Je crois qu’il a une grippe bien carabinée ou quelque chose comme ça. Non, il est juste fou. Il a flingué la radio. Les deux autres flippent mais ils n’ont plus le choix, ils ont été mis devant le fait accompli. Ou affolé par le combat à mort qu’il est en train de mener. Certains petits avaient peur. C’était peut-être moi, les petits. J’ai toujours été nombreux. Je ne suis pas resté longtemps. Je ne le reverrai pas avant un bon moment, mais images qui fascinent et qui forgent. Ce film aura d’autres répliques, plus tard. Dont l’ambiance rassurante dans la cabine du bateau à jouer aux cartes, boire du whisky et chanter, comme un samedi soir prêt du feu, à l’abri d’une idée de tempête. Un moment de calme et d’immortalité avant que le "monstre" ne vienne secouer le bateau. Tout en odeurs de cendres, d’alcool, de sueur et d’iode. De mes trois films souvenus, je crois bien que c’est le seul que j’ai revu. L’animal force l’abandon et la musique ; l’aveugle, la dépendance et la photographie ; le quinquagénaire aux rouflaquettes se dissout dans la folie, le goût et l’odorat.

triptyque n° [43]

#Saint-Ciers-sur-Gironde #1983
Banzaï — Des lettres, majuscules, rouges. Une ligne courbe. L’écran est blanc. — BANZAÏ — Ça résonne comme un cri. En rouge. Courbe. Avec un effet de perspective, comme dans une bande dessinée. Un mot, un cri, onomatopés. Y avait-il un point d’exclamation ? — BANZAÏ — Aucun souvenir du film. Quelques-uns bien sûr, pour l’avoir revu plus tard, à la télé. Mais de cette première fois, au cinéma, de cette toute première séance de cinéma… Juste ce mot, juste ce cri qui te saute en pleine figure, énorme, dans sa perspective rouge. Et l’écran qui reste blanc. Et la salle noire. Personne. Sauf tonton et maman. — BANZAÏ — C’était à Saint-Ciers. On s’est garé sur la place gravillonneuse. Quand on arrive, c’est toujours face à l’église et sa grande flèche. On l’esquive en glissant dans une chicane, droite gauche. D’ailleurs, tout le long de la route, entre les vignes, à flanc de coteau, ouvert sur l’estuaire, on zigue, on zague. Et ça dodaille sur la banquette arrière. Le cuir noir de la R 8 Gordini de tonton. Et l’église, quand on arrive, c’est une masse d’ombre énorme. Impressionnante. Parce que la nuit est vite tombée ? Parce qu’on voit tout en grand quand on n’a qu’une dizaine d’années ? Parce qu’on sort à peine de sa rêverie ? — BANZAÏ — Il y a bien une scène qui ressort… Coluche, dans une cabine téléphonique. En plein désert. Il appelle une femme, qui zozote. Et à côté de la cabine, un dromadaire blatère. « C’est rien, c’est Marcel qui fait l’con. » Mais d’où ressort-elle en fait ? Du grand écran d’alors, ou du bocal télé plus tard ? Du rire de papi Omer ? À gorge déployée ? Aux larmes ?

#Saint-Pée-sur-Nivelle/Chez Laheu #1978-1988
FIN — Il y a les films de vacances de Tonton Ben. Fin août début septembre, on passait quelques jours dans les Pyrénées, du côté de Saint-Pée. Et une fois (la dernière ?), c’était vers Oloron, dans la Grange à Pelaud. Tonton emportait toujours sa caméra super 8. On regardait ses petites réalisations au retour, après montage des bandes qu’il coupait et assemblait dans une colleuse. Après le patient balayage de l’œil à la loupe, tête recourbée, ou sous la lumière du néon, tête en l’air. Le projecteur est comme une boîte noire. La bande va d’une bobine à l’autre, sur les bras articulés dépliés, en disparaissant dans la boîte noire (je crois). Ça ronronne, c’est assez fort, mais les images te font vite oublier le bruit. Jusqu’au claquement à répétition de la fin de la bande. On regarde le film soit sur l’écran de toile, qu’on déroule et qu’on accroche sur son axe télescopique, soit directement sur le mur blanc. Volets fermés. Ce sont beaucoup de paysages. Quelques personnages. Et la musique de Jean-Michel Jarre, Oxygène. Comment faisait-il, tonton, pour synchroniser les extraits de ses disques aux passages de ses films ? Sur un des films, il y a même un effet spécial. Avec ce qui semble provenir des lettres magnétiques et colorées d’un tableau sur lequel on aura appris à former des mots (réels ou imaginaires), on lit, sur fond de paysage de montagnes : FIN. Et puis, le mot se disloque, comme sous l’effet d’un petit coup de vent et les lettres, bientôt, se disperseront, disparaitront. Alors, la bande claquera. L’écran redeviendra blanc. Et dans le faisceau de lumière, les particules de poussière en suspension, insensiblement avalées par l’œil du projecteur, comme les étoiles par un trou noir (j’imagine). De quelles couleurs elles étaient, au juste, les lettres ?

#Jonzac #2015
Histoires sans paroles, Nosferatu, Nanook of the North — Il y a aussi cette petite émission des dimanches après-midi. Avec elle, on aura découvert les premiers films burlesques de Chaplin, Keaton, Laurel et Hardy, Linder, Lloyd, Méliès, etc. Mais ce qui reste de l’émission, c’est son générique. C’est cette ritournelle enlevée, sautillante. Et ces images qui tentent de la suivre. Des motifs noirs sur fond blanc, enchaînés selon un rythme évoquant le kinétoscope. Et quelque chose aussi des ombres chinoises, les métamorphoses peut-être, comme la voiture repliée, froissée, écrasée comme le brouillon dont je n’ai plus besoin. — Un soir, entre la météo (les nuages se plaçaient encore sur la carte de France à la main) et Zorro ou Benny Hill (c’était donc aussi un dimanche), quelques images d’un film qui sera diffusé un soir dans la semaine, tard (sûrement juste avant la mire). On ne le verra pas, heureusement. Mais les quelques images en ont déjà trop dit. Tout peut-être. Cette contre-plongée sur cet homme, sur cette tête chauve, oreilles en pointe, ces bras qui n’en finissent pas de descendre le long du corps jusqu’au bout des doigts des ongles (des serres), le long de ce pardessus qui fait de l’homme, en fait, une momie. Et ce gros plan, sur ce visage rond, qui se retourne, ce regard, ce blanc de l’œil qui en dit plus long qu’on ne le voudrait sur vous (moi). — Un jour, on va au cinéma. Une séance spéciale organisée pour les écoles du coin. On arrive les premiers. La maîtresse installe tout le monde en haut de la salle. « En silence s’il vous plaît ! » Pour certains, le cinéma, c’est une première. Les lumières s’éteignent doucement, la rumeur monte. Vite renversée par les premières images et la musique du film. Des plages de textes, en anglais (blanc), sous-titrées en français (jaune). Un drôle de palimpseste sur des accords de violons paisibles. Là-bas, la voix de la maîtresse, et celle de Anne plus bas. Mais que disent-elles ? La musique les recouvre. Et personne ne sait lire ici. Ou du moins personne n’est capable de suivre le rythme du film d’écriture. Alors, ici aussi, on se prête au jeu du cinéma, on devient ce supplément de vision, ce projecteur sonore qui manque encore aux enfants, et sans lequel le film n’existe peut-être pas vraiment. Au milieu des enfants, il faut lire à voix haute le texte qui ouvre le film, je raconte l’histoire qui prélude aux images (lesquelles le lui rendront bien). « Oh tonton Willy, t’as vu la maison en boule de glace ! »

triptyque n° [44]

#Angoulême #1962
Il y a eu cette première fois. C’était en Charente, pendant les vacances d’été, chez mémé-qui-a-des-canards. Peut-être bien qu’en août 1962, elle ne disait plus ça comme ça. Juste mémé…
Le film est sorti en avril 1962, renseigne Wikipedia. Il a été le premier film qu’on l’a emmenée voir. La mère les a emmenés, Petit Frère et elle. Est-ce que c’était à Angoulême, la première ville, à 30 km ? Est-ce que c’était à Montmoreau, le chef-lieu de canton, à 5 km de la ferme ? Aucun souvenir. Aucun souvenir...
Cet été-là elle avait eu 10 ans, deux ou trois semaines avant, fin juillet. Et cet anniversaire-là l’avait fait sentir, pour la première fois, grande… peut-on imaginer ce que cela pouvait signifier ? Toute la journée, elle avait parcouru le village, les bras croisés, la mine longue, pour faire grande. Le père était parti en course dans la montagne, il reviendrait le lendemain avec un bouquet de rhododendrons. La mère… on ne sait pas. Unique souvenir d’anniversaire d’enfant...
On partait en Charente en août. On traversait la France d’est en ouest, en 2 CV, de Savoie en Charente, par des routes tortueuses et souvent montagneuses, de grosses maisons en pierres grises, closes, le massif central.
Le film était plein d’enfants. D’enfants de la campagne. Des garçons surtout. Mais depuis longtemps, ses frères des livres étaient des garçons, ceux des albums du Père Castor, elle devait donner d’elle l’image de ce qui s’appelait alors un « garçon manqué ». Donc elle s’est trouvée en accord total et immédiat, sans intermédiaire, comme si elle était elle aussi dans ces chemins creux avec eux, ces garçons de cinéma, en shorts et chemises à boutons.
Ces garçons qui se construisaient un refuge, une cabane, avec des provisions. Ils s’installaient une vie parallèle, sans parents. Elle avait aussi un peu partout des refuges personnels, des lieux de repli, des îles aux trésors, un gros rocher en contrebas de la route, le pied d’un mélèze en lisière de la forêt, la chapelle du village, déserte sauf un jour de janvier, le grenier de chez-mémé, le pied du gros noyer, le rebord extérieur du préau, au soleil, bois chauffé au soleil, où elle avait lu, l’été d’avant, Maria Chapdelaine.
Leur trésor à eux, les garçons du film, dans leur cabane, ce serait une boîte de sardines, délice suprême, l’huile des sardines. Encore aujourd’hui, elle n’ouvre pas une boîte de sardines sans que l’accompagnent les garçons de La Guerre des Boutons.

#Grenoble #1969
La deuxième première fois, ce fut une sortie sans la mère, avec des garçons et sans doute des filles aussi, de son âge ou un peu plus vieux. Il était temps, elle avait passé 16 ans. Mais c’était un temps… et surtout une famille où on ne sortait guère.
En fait, il n’y a pas eu de film de cinéma entre le premier de 1962 et celui de 1969…
Bon, on n’allait pas au cinéma. Pourtant, ça faisait quand même quelques années qu’on habitait en ville. Mais à la maison, ce qui comptait, c’était les livres. Et on ne sortait pas. Voilà. On lisait Le Monde, mais on ne parlait de rien.
Donc un jour, une après-midi, ou était-ce un soir, elle est sortie, au centre ville de Grenoble, avec d’autres filles et garçons. Mais dans le souvenir, il n’y a aucun partage, aucun dialogue, juste elle toute seule et ce film.
Dont la musique, et quelques paroles restent gravées, fondations d’une conscience, appelons-la politique. Ce léger martèlement, accéléré, à la fois menaçant et comme le fil rouge de la détermination à traverser la place.
Les visages du corrompu, du traître, du lâche, du manipulateur manipulé, désormais reconnaissables sous une infinité d’autres traits et dans une infinité d’autres situations. Les visages du pouvoir et de la violence, du mensonge institutionnel, désormais repérés dans bien d’autres contextes. La conviction pourtant que rien ne change vraiment. Le visage d’une justice froide, mais juste, inflexible. Fictionnelle. Comme une bouée aperçue dans la tempête.
Monsieur le chef de la police !
Vous êtes accusé… Fuite éperdue dans un couloir aux portes fermées à clé.
Mais tout peut, à tout moment, recommencer. Ou s’apaiser, comme la musique d’un générique de fin. Comme la vie, à n’importe quel moment.
Z.

#Paris #1978
Pour le troisième souvenir, c’est difficile.
Ce sera ce jour férié, jour d’été, ville immobile, presque déserte, sauf dans ce quartier toujours animé. Etudiants, touristes, vieillards. Pas un dimanche, sans doute un 15 août. Parce que seul souvenir de cinéma sans réel rapport avec le film, et seul souvenir de communion cinématographique, même fragile, fugitive.
Seuls au monde. Tous les autres, les collègues, les camarades, partis de Paris. Fin d’études, la suite pas encore entamée (pour lui, Rome… Pour moi, un poste incertain encore de fonctionnaire en province). Nous deux en rade, en transit dans un appartement prêté, désoeuvrés. On mange, on boit, on fait l’amour (peut-être…), on parle. Puis on décide de sortir dans la rue, voir ce qu’on peut faire. Cinéma ouvert, peut-être Saint-André des Arts. Allons-y pour une science-fiction pas du tout mon genre, pas trop le sien non plus, je crois. Mais bon, seul film à l’affiche à cet endroit-là, à cette heure-là, dans cette rue-là. Un quartier où durant quatre ou cinq années, j’avais passé tant d’heures, seule et heureuse, dans des salles minuscules, assise au premier rang, devant des films secrets comme Jeanne Dielman.
A part le nom de l’ordinateur HAL et le titre de ce film improbable, aucun autre souvenir que celui d’un moment rare de solitude partagée, de complicité, de douceur silencieuse avec ce garçon dont je n’étais pas vraiment le genre non plus.
Et ça s’est terminé dans une librairie d’occasion miraculeusement ouverte ce jour-là, pour acheter un livre de poche, lu ensuite avec passion (juste nourrie par le souvenir de deux heures volées à la réalité) et qui ne le méritait pas. Et après, plus rien. La SF, à part peut-être Fahrenheit 351 (mais rien à voir n’est-ce pas avec la SF technologique et spatiale), je n’ai jamais pu en lire une autre ligne. Jamais.
2001 Odyssée de l’espace.

triptyque n° [45]

#Château-la-Vallière #1969
Franchir la frontière ce jour-là : aller se nourrir d’images alors que le pain manque à la maison. Le privilège ouvre des espaces dans le cœur, le corps, la poitrine. Une joie enfle dans un corps trop frêle pour la contenir. L’hiver est froid. Un siège trop profond, des esquimaux qu’on ne prendra pas, le noir. La mère morte. Jamais je ne suis ressortie de Bambi.

#Bourges #1976
La Lada jaune de mon grand frère déborde : huit jeunes en sortent, rires en cascades sur les pavés du vieux Bourges. Le rire pour affronter ce qu’on sait interdit. Le frère nous initie au porno, en salle obscure. Un balcon surplombe les sièges du bas.
Gros plan sur fellation. Mon pied tape la mesure des ahanements. Le fauteuil grince en rythme. Nos rires tentent de dissimuler notre gêne, peut-être honte. Une personne du balcon dégobille, éclaboussures pour ceux du dessous.
Sortie dans une cohue frénétique.

#Paris #2017
Nicole Garcia se tenait là, où je passe, maintenant !
Aimer et prendre le temps de regarder cette gare avec la force du film, Gare du Nord, les passages, les escalators, les regards qui s’étirent ou se guettent et la phrase : « Et si ici c’était un village, ce serait le monde. »

triptyque n° [46]

#Grenoble #1995
Carla’s song. Ken Loach. Etudiant, en première année, au moins une fois par semaine au ciné. Petite salle du Club au milieu de la ruelle. Le moment où le récit bascule en pleine guerre au Nicaragua. Avec le chauffeur de bus londonien qui a suivi Carla, la désespérée. La guerre qui nous prend par surprise. Au détour d’une piste. Violence sonore. Tout s’enflamme sans qu’on n’y voit grand-chose. Deux rangs de sièges derrière nous, un type fait un malaise. Confuses angoisses.

#Le Troussier #1995
Le péril jeune. Klapisch. Le film passe d’abord sur ARTE en version télé avant de sortir en salle. Je le copie en VHS. Soirée dans la maison des parents pour le voir avec les copains. Je suis allé faire les courses avec mon vélo et mon sac à dos. Identification. Nous aussi on passe le bac. Comme Chabert , on révise dans notre chambre en simulant des matchs de foot et de tennis avec ce qu’on a sous la main. Les répliques deviendront leitmotive entre nous : « I want to say welcome to Barbara ! », « On ne commencera pas tant que tout le monde n’aura pas oublié qu’on a une interrogation écrite ! » « l’homme descend du singe. Tomasi est un homme. Tomasi ne descend pas du panier de basket. » « Un café avec cinq pailles, madame ! » Le récit se déroule en 1976, un an avant notre naissance à tous. Pourtant on s’y retrouve. Jeunesse !

#Grenoble #1988
Un enfant de Calabre. Luigi Comencini. Prendre le car jusqu’au centre-ville. Première année au collège. La rigolade. Première fois à La Nef et ses couloirs labyrinthiques. Excitation de l’enfance. Rattrapé par l’écran. Un enfant de Calabre qui court. Pieds nus contre l’ordre établi. Qui court malgré les torgnoles du père. Qui court en habit du dimanche. Qui court avec la reconnaissance d’un ancien du village. Qui court plus vite que le bus dans un plan large sur une petite route en lacets. La sensation des courses de l’enfance. Souvent, ça surgit quand je cours.

triptyque n° [47]

#Porrentruy #1958
Fin des années cinquante, dans la cour des Capucins aujourd’hui réhabilitée : le passage qui menait au cimetière des moines muré, la porte communiquant avec la rue condamnée, le jardinet, la bordure et la grille débités en places de stationnement. Dans la cour, j’insiste auprès de mon père. Il me file toujours de quoi acheter une branche de chocolat à l’entracte. Papa, en plus du boulot à l’usine, est projectionniste au Moulin comme ça je rentre à l’oeil mais pas pour tous les films. A l’extérieur les photos tirées des péplums défilaient au panneau d’affichage, des Tarzan et j’assistais aux projections mais surtout ce film, séance interdite. Il devait se passer du pas courant dans mon entourage familial et que faire du gamin ainsi, en dépit du programme, je calai, en bout de rangée, mes fesses sur un des sièges en bois, noirs et relevables, de la salle. En bas, jamais de balcon. Au menu : film de gangsters. Le premier dans la catégorie, longtemps le seul, et il ne m’en reste presque rien. Un mot modifié, un lambeau, un panneau, un tableau, une image incertaine glissée de l’écran et conférant au vide alentour une coloration malicieuse. Le désert, rouge, ocre, la piste grise, la poussière soulevée par les bagnoles, la poursuite. Les flics tracent. Mon coeur se serre. Loin derrière, le tourbillon se rapproche. Devant, elle et lui. Elle se retourne. Il fonce. Une tire jaune. Une américaine. Buick ? Plymouth ? Chevrolet ? Sur la banquette arrière du pognon dépasse d’un sac. Soudain ligne droite. Accélération. Un pont. Aussitôt le chauffeur braque. A peine la bagnole planquée dans le lit desséché du Rio que les flics déboulent des collines. Ont-ils aperçu la manœuvre ? Je ne veux pas qu’ils les pincent. Soulagement quand la voiture noire et blanche, à fond franchit la rivière…Les minutes trainent. Les braqueurs repartent en sens inverse. Après, avant, je ne sais plus... La fille était brune. C’était à la seconde partie, à la reprise signalée par une sonnerie grêle. J’avais eu de quoi me payer une branche…

#Porrentruy #1959
Après le Noël célébré par la fédération horlogère, après celui des pompiers, après la distribution, place de l’hôtel de ville, de noix, de mandarines, chocolats, cornets, venait le Noël du catéchisme puis celui de la Croix Bleue, ligue antialcoolique, au sein de laquelle militait ma grand-mère. Repas à six heures trente, couché à sept - droit de lire une demie heure. Je ne connaissais pas la nuit. Le Noël de la Croix Bleue, me la révéla. C’était le soir et c’était extraordinaire d’être dans la rue à la porte des étoiles. La cérémonie se déroulait à l’étage d’un immeuble proche de la poste dans une salle oblongue aux rideaux tirés. Sur une table, face à l’entrée, des colis en vrac. De suite à gauche, deux alignées de chaises séparées par un espace central. Cinq à six chaises de part et d’autre. Une dizaine de rangs. Des gens assis. Au fond, en retrait, centré sur un écran familial, le projecteur. Cinéma ! Les places proches du projo grand-mère les évitait en raison du ronronnement de l’appareil et des ruptures de bobines. L’opérateur rallumait, réparait, éteignait et ça reprenait : dans un gourbi, autour d’un mannequin de chiffon garni de clochettes tintant au moindre mouvement, des gamins en haillons s’essayent à extraire le portefeuille de l’une des poches du pardessus délabré de l’épouvantail. Le visage de la misère prit ce soir de décembre une dimension insoupçonnée et je n’arrivais pas à prononcer Twist.

#Porrentruy #1960
Ce n’était pas une salle de cinéma cependant de bistro, un bistro du haut de la ville mais qui parle de bistro ? de villes dans les mémoires réactivées, mânes accoudés au bastingage des siècles, esprits embarquées pour l’infini voyage et nous sommes tous à bord : vivants et morts. On avait disposé des chaises, poussé les tables au fond mais qui parle de chaises et de fond au puits des âmes dont le drame de n’en posséder point renverse la perspective de nos espérances. Des gens sont venus s’assoir. Une joyeuse impatience circule entre les rangs. Il viendra le miracle et chacun d’attendre que l’heure ouvre la voie des ondes. Les mousses tournent, les cafés, la gnôle, le thé, quelques limonades puis rassemblement des verres avant que ne s’éteignent les lustres, avant que ne s’allument le visage cathodique et la voix nasillarde de la modernité. Jaillissant d’un angle de la taverne le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier suspend rôts et ragots. Les conversations s’éteignent dans les cendriers. Les mégots soupirent sur les lèvres. Les yeux s’écarquillent pour mieux trouer les oreilles. Les respirations suspendues guettent la fin du générique, le titre, les noms des acteurs, les premières images du film, mais qui parle de titre quand l’Histoire de notre Histoire n’en comporte pas et qui parle de noms, de rôles sur la galère des trépassés quand l’Éternité nous fait désespérer d’accoster un jour et de retrouver nos corps, cornes de chairs dans la brume des sens, sacs de peau gémissant, mugissant sans fin en direction du large, priant sans trêve pour le retour des âmes au havre. J’ignore comment je fus autorisé à monter à bord, si j’y montai à plusieurs reprises et même si j’en suis redescendu mais je me rappelle, cette main blanche dans le sombre soir saisissant l’anse du seau et la question de l’homme à la petite fille qui répondit : « Cosette ».

triptyque n° [48]

#Chatou #1956
Dans le frou-frou des petites jambes, des petites voix surexcitées de l’école mat, notre directrice d’école de ses larges mains tendant un écran et dans le fond de la classe le matériel de projection ; tous les yeux rivés sur l’écran, sages soudain, plus rien ne rivalise avec le bruit du moteur et celui du déroulement de la pellicule dans les bobines. Et les images qui se succèdent happent nos regards avides sur un Sylvain et Sylvette dont ne subsiste dans ma mémoire que le titre.

#Paris #1963
Charlot, Laurel et Hardy et Buster Keaton ont envahit l’enfance de mon père. Héros de plein pied dans leur pauvreté ; tragi-comique entremêlé et contagieux. Et comme dans un appel d’air assumé, le déplacement de toute la famille à Paris voir les Tontons Flingueurs. Après tout, mon plus jeune frère n’étant qu’à deux ans de l’âge de raison nous étions fin prêts. Expédition à la gare, le train traversant les villes jusqu’à Paris-Saint Lazare. Des hommes fumant leur gitane papier maïs dans le wagon, fumée trop âcre qu’on s’empêchait de respirer. Le défilé des immeubles serrés en noir et beige sale à Nanterre, affichant une pauvreté qu’on aurait pu toucher de la main sans la vitesse du train et la distance derrière la vitre enfumée. Qu’elle paraissait lente au retour cette allure d’omnibus, dans des bruits à répétition qui vous endormaient, toutes ces gares traversées du pareil au même, avec en regardant par la fenêtre, le débordement de corps arrivés à destination. Et dodelinant de la tête farcie du tapage de l’intérieur du film, des seules images d’un décors de cuisine et d’une église, de bruits étranges de revolvers munis de silencieux et d’explosion finale au milieu du rire de nos parents.

#Nanterre #1971
Première vision non confuse de ma relation au cinéma. J’ai laissé derrière moi tous les souvenirs des films à grand spectacle vus dans mon enfance. Je suis happée au travers le brouhaha des groupes rassemblés en ce début de fac, par une affiche annonçant des projections de films. Je suis dans le hall central et m’arrête net. Précisément à l’heure du début de l’un d’entre eux. La salle est toute proche. Une salle spéciale dédiée et inespérée. Je n’ai pratiquement qu’à ouvrir la porte et m’installer. Tout s’emboîte. Ambiance particulière. Pu les chocolats glacés. Promesse de quelque chose qui compte et qui tient chaud. Source d’ébranlement, de réflexion, de discussion. Alexandre Nevski, Andreï Roublev, L’année dernière à Marienbad, Pierrot le Fou, La maman et la putain, A bout de souffle ... Je suis seule. J’emmagasine. Je compile, je compare. J’achète une pâtisserie au distributeur dans le hall et quand je me retourne, ils sont nombreux, les mômes du bidonville d’à côté à me regarder. Je lâche mon gâteau au plus petit et je sors suivre le chemin avec les autres jusqu’à la gare, monter les escaliers, l’attente du train en refaisant défiler les images de films par-dessus celles des notes prises en cours.

triptyque n° [49]

#La Rochelle #1969
… si loin que remonte ma mémoire, je crois ne pas avoir pénétré dans une salle obscure avant ma dixième année. Gardé en tête le titre du film - Cinq semaines en ballon. Emma, une grand-mère, entame son veuvage, alors tu l’accompagnes. Elle porte un toquet lilas, couronné d’une voilette. Chemisier blanc et, sur le col de sa veste épinglé, un gros galon noir. Misère de misère, répète Emma, si mes yeux rencontrent les siens. Tu te loves contre elle... puis elle ouvre une petite boîte en métal. J’aurai droit au bonbon Kréma ou à une réglisse grise – bonne pour la gorge. Le cher Papy en consommait. Place d’armes, on descend de l’autobus. Dans l’angle avec le commissariat, l’Olympia. Un couloir longe le Café de la Paix, il mène à la caisse. Te reste la sensation de lumière, de légèreté. Quelques images à peine de ce premier film. Les couples qui dans le noir s’embrassaient, probablement captivés par un autre. Ma grand-mère arrive de Paris. Comme toi, cinquante ans plus tard – son appartement devenu le mien. Au cours de ce pèlerinage, constater que le Café de la Paix reste à sa place comme l’Olympia - avec maintenant trois salles.

#Paris #1968
… au cinéma rue Malte-Brun, après le cours de philosophie, un jeudi après-midi. Inscrite en khâgne à Jules Ferry, tu entres dans le noir et t’assieds. Sur ta gauche des effluves d’un parfum peu à peu me médusent... pénètre par mes pores la personne qui n’est qu’effluves parfumés. Le Cabinet du Docteur Caligari infuse... au sous-sol de ta personne sont lâchés les chevaux... tu te vois sautant la barrière. Me tournant vers la source de ton émoi, je vois assise dans le fauteuil sur ta gauche, non le garçon aveuglément attendu, mais une jeune fille de ton âge.

#Paris #1969
… une année noire. Père n’en a plus pour longtemps – tu lui sers de garde-malade. Entre deux crises de larmes, Mère s’adonne à la découpe des journaux. Ce matin-là, rue Tholozé, me laisser tenter par La Belle et la bête au studio 28 - cinéma de quartier avec de grands lustres aux murs. Leurs abat-jour féeriques au bout de tiges en méandres comme la Seine imitent des toits pointus couverts d’étoiles. Les fauteuils de velours rouge rappellent un théâtre, avec piano noir vernis que dissimule à moitié le rideau cramoisi. Mais plus le film avancerait, plus tu décrocherais... La peau sur les os, il n’en a plus pour longtemps. L’année suivante, boulevard Saint-Michel, Le Bal des Vampires te changerait les idées. Tout le monde rit, ce samedi-là. Sauf toi, entre terreur et panique, tentée de quitter la salle. Or, quelques années plus tard à la Cinémathèque du Trocadéro, Les Montagnards sont là. Glisser d’un fou rire à l’autre, quand la salle reste silencieuse - tu en aurais la gorge irritée. Une réglisse grise l’eût adoucie ou la verte pastille Valda... et le mal s’en va ! Devant moi l’on se retourne, te suggérant plus de décence.

Marie Sagaie-Douve

triptyque n° [50]

#Montségur #1965
La petite femme pleure et je pleure avec elle. Ce jeudi, je pleure dans la grande salle carrelée, aux rideaux fermés, où dans notre village le « patronage » conduit les enfants chaque jour de repos hebdomadaire. La petite femme ressemble à un clown triste sur le grand écran blanc. Elle suit sur une route poussiéreuse cet homme étrange, briseur de chaînes, qui m’effraie tant. Et la musique du film, cet air que chante la petite femme, est si triste… Autour de moi, les enfants balancent leurs jambes, nous sommes tous perchés sur les tables en Formica blanc. Derrière nous, la caméra fait assez de bruit pour couvrir mes reniflements. La Vache qui Rit que l’on nous sert au goûter ne me fait pas rire aujourd’hui, je tourne la tête autour de moi et ne vois aucun regard rougi par les larmes. J’ai honte. Je retiens le prénom de la petite femme, Gelsomina, et je fredonne sa chanson pour moi, mais j’ai déjà oublié le titre du film.
#Paris #1966
Paris, un jour de fête pour moi. J’accompagne mon oncle au cinéma. Il s’y rend trois fois par semaine, il dit que c’est son hobby, je répète ce mot, hobby, cette fois-ci, il m’emmène, j’ai neuf ans. Nous prenons le métro jusqu’à la capitale, je n’ai jamais pris le métro, avec sa femme, ils habitent Villeneuve-saint-Georges. Le trajet me paraît interminable. Mais c’est la fête. Je vais au cinéma. Il y a foule dans les rues, ce doit être un samedi. Quel cinéma ? Je ne sais plus. L’ai-je jamais su ? Mais le film, oui, c’est Le voleur de bicyclette. La salle est immense, toute en gradins, en fauteuils rouges, impressionnante. Le film en noir et blanc m’ennuie un peu. Je n’en retiens que l’enthousiasme de mon oncle et la dernière image du petit garçon, la main dans la main de son père.

#Valréas #1968
Un film de guerre drôle. Un air que l’on siffle, à onze ans, quand les petites filles ne doivent pas siffler. Tea for two. Et des rires fous dans le pensionnat en se remémorant quelques scènes du film – De Funès piquant sa perruque et sursautant à chaque fois – et des répliques. « De moi vous osez vous fouter ? » « Bouvet à l’appareil. Il ment, c’est pas moi ! » « I risque on the deux tableaux. » De la salle de cinéma, aucun souvenir. Une salle de petite ville de province. Juste une impression d’images trop proches, je devais être près de l’écran, de couleurs successivement vertes, rouges, bleues, et d’avions qui m’avaient fait craindre un film de guerre violent. Mais on m’avait promis le rire. Mes premiers rires au cinéma.

triptyque n° [51]

#Collioure #1993
L’affiche devant le hall de l’hôtel. Je descends de la voiture, du côté droit. Je suis face à elle. Elle m’hypnotise. Sa grâce. Ses bijoux. Sa bouche rouge. Je voudrais lui ressembler. J’ai 6 ans. Je sais lire à haute voix dans ma tête. « La Rei-ne Mar-got ». Tu m’attrapes par la main. Ta voix, au loin. Me dit de prendre ma valise et d’avancer. Résonne, encore aujourd’hui. Je n’ai jamais pu voir ce film. Parce que son souvenir est lié au tien. A cet instant. A cette empreinte.

#Avignon #1995
Toujours la même histoire. C’est Tonton. Il n’a pas d’enfants. Il n’a pas de femme non plus. Il aime bien m’amener au cinéma. Il vient me chercher chez Mamie. L’Opel Corsa bleue. Arrêt McDo. Un menu enfant, un Big Mac, une bière pression. Il me demande toujours de retourner lui prendre une pression. Le billet de 50 francs. Le gros sachet de bonbons Haribo. J’ai le droit de choisir le film. Pocahontas. Mes copines à l’école seront jalouses. Il faut que je me souvienne des paroles. J’espère que Tonton m’achètera le t-shirt. J’ai mal à la tête. Ca me fait toujours ça les bonbons.

#Draguignan #2000
Ils ont choisi le film. Je m’en foutais. Je ne me souviens même plus du titre. 2 heures à ses côtés. Tout ce qui comptait. Je crois que l’acteur principal était Bruce Willis. Peut être bien. Je sais plus. Son parfum Lacoste. Son polo Eden Park. Son gel dans les cheveux. Je sens son souffle. Les scènes obscures. Ses traits ronds. Les minutes s’égrènent. J’hésite. J’ai chaud. Je ne sais pas s’il le sait. Et s’il me repoussait ? Les bruits stridents. Je sursaute. Une grande respiration. Son bras sur l’accoudoir. Se lancer. Les mains moites. Sa peau douce. Son regard. Les lumières flash. Il sait. Il savait. Il attendait. Son sourire. Dans mon coeur.

triptyque n° [52]

#Franconville #1978
J’ai 8 ans, peut-être. Ecole primaire. On quitte notre classe, on va dans une salle, toute noire, où nous rejoignent d’autres élèves. On va regarder un documentaire à la télé en noir et blanc. Pour moi, c’est la fête. La télé sinon, c’est seulement pendant les vacances d’été ou de Noël, chez mes grands-parents. Ce jour-là, c’est « Les chênes de Colbert ». J’ai entendu la maîtresse annoncer le titre à l’avance, et je réfléchis à ces mots mystérieux (« les chaînes … de qui ? »). J’arrive à la projection avec encore plus d’attente que d’habitude. Je ne sais plus ce qu’il y avait à voir. Je suis encore dans l’excitation et le questionnement du début de la séance… Attention, ça va commencer... les fameuses chaînes…

#Franconville #1980
J’ai dix ans peut-être. Papa fait des films en caméra amateur. Tous nos anniversaires. Maman tient le flash. En plus de la flamme des bougies sur les gâteaux, en plus de la lumière allumée en plein après-midi, il y a l’éclatante lumière du flash. On est dans un autre monde, très brillant. D’autant qu’on a mis les beaux habits, ceux du dimanche ou des voyages. Quand tout s’éteint on retombe tristement dans l’ordinaire. Quand Papa projette, c’est un événement encore plus rare. Parce qu’il y a toute une installation, le projecteur, l’écran, la table de la salle à manger à pousser pour avoir la place, le temps libre à trouver pour toute cette installation. Mais alors, c’est un monde encore plus étrange qui surgit. Pas seulement celui des anniversaires. Le monde d’Avant. L’Appartement. Un jeu rituel avec mon frère où il faut disparaître en tricycle à grand renfort de fous rires. Et deux bambins emmitouflés de blanc qui savent à peine marcher et que je reconnais à peine.

#Franconville #1984
J’ai 14 ans. Le Vox, un cinéma d’art et d’essai. Le seul de la ville. J’y vais depuis toujours. Il y a une scène cachée par des rideaux rouges, qui s’ouvrent sur l’écran. Quelquefois les collégiens y jouent aussi des pièces de théâtre (quelle fierté, une fois, d’avoir peint un minuscule élément de décor). Tout un alignement de fauteuils rouges. Mon père et mon frère occupent toujours les deux mêmes, en bout de rangée, au tiers de la salle : ils viennent tous les vendredis. Des fois je les accompagne, à la nuit du cinéma, en juin, de 21h à 3h du matin… 3 films d’affilée, et je dors à moitié pour le dernier… cette année-là, c’était Le Procès… Les labyrinthes du cauchemar et de l’écran… Avec le collège, l’autre cauchemar, 1984. Et puis d’autres séances marquantes : le si énigmatique Dersou Ouzala, dont je mettrais longtemps à retrouver le titre ; Gaston Lagaffe, la veille exactement de l’accident mortel de ma grand-mère... Maintenant le Vox est détruit, on va au multiplex construit en face, avec ses salles à l’identique. Elles ne m’ont pas vu grandir.

triptyque n° [53]

#Issy-les-Moulineaux #1992
J’ai sept ans et mon père m’a emmené à la boutique de location de VHS. Nous n’y allons pas très souvent, mais j’adore cette boutique. Elle est toute petite : un carré, carrelé au sol il me semble, et au milieu une vitrine dont on peut faire le tour. S’y trouvent les dernières VHS du moment, à vendre celles-là. A hauteur de mes yeux, les derniers Disney, évidemment. Sur les murs, des jaquettes de cassettes, aux affiches colorées. On dirait un patchwork… Mon père, cette fois, n’a pas choisi un Tom et Jerry ou les aventures d’un lapin qui demande toujours « quoi de neuf docteur ? », mais une VHS à la jaquette en noir et blanc : un Charlie Chaplin. À la maison, dans le salon, blottie contre Maman, sur le canapé, je découvre pour la première fois un bonhomme au chapeau melon noir et à la démarche claudicante. Il me fait beaucoup rire. Je ne sais plus si c’était Les temps modernes ou La ruée vers l’or, mais je me souviens que pour moi, pendant longtemps, la différence entre cinéma et dessin animé n’avait pas de réelle existence. C’était la même émotion, la même espièglerie face à l’absurde.

Disneyland-Paris #1995
Ma seule et unique fois dans un parc d’attraction. Avec ma classe de CM1, et mon professeur « vieille France » qui est si décalé dans ce monde hors réalité. Il vient de prendre une douche surprise dans le train de la mine et cela ne l’a fait que rire moyennement. Puis nous allons vers un bâtiment qui n’a rien d’attractif : un parallélépipède de béton, dans lequel on rentre par un plan incliné. Chacun reçoit une paire de lunettes en papier. Je me demande pourquoi aller au cinéma dans un parc d’attraction… mais mes petits camarades sont si enthousiastes que je ne dis rien. Et puis le film commence : un astéroïde se précipite sur nous, tout le monde pousse un petit cri de surprise. La peur passée, je tends une main pour essayer de toucher l’illusion. Impossible… il est pourtant tout près de mes yeux… c’est magique ! En revanche, il ne me reste plus aucun souvenir de la suite du film, hormis que l’acteur principal était Mickaël Jackson.

#Nanterre #2008
Nous avons décidé de sortir en semaine, en couple, voir un film d’animation, Valse avec Bahcir. Le cinéma de Nanterre est un petit cinéma, et ce soir nous ne sommes que deux dans la plus petite salle. Cela donne la sensation que tout ceci n’est là que pour nous. L’image semble encore plus forte, intime. Il ne s’agit pas d’un film pour enfant, mais d’un documentaire en dessins, autour d’un traumatisme qui revient au narrateur par bribes, dans ses rêves et cauchemars. Il mène l’enquête auprès de ses anciens amis pour retrouver le souvenir, celui d’un massacre, d’un enchevêtrement politique au milieu de la guerre. Le tout mène au souvenir final, celui de femmes en pleurs face à des corps mutilés et sans vie. Ces dernières images ne sont plus des dessins mais des images de la réalité. On se le prend en pleine face : c’est vrai, alors ? On a du mal à se relever, on ressort de la salle en disant merci à l’ouvreuse, sonnés par notre émotion. Je me souviens que j’étais contente d’avoir à marcher un peu jusqu’à la maison, histoire de reprendre contact avec mon corps, et avec mon époque, collée contre mon conjoint. La ville autour de nous semblait irréelle, vide, inconsciente de ce qui venait d’être vécu, indifférente à ce massacre d’une nuit de septembre 1982…

triptyque n° [54]

#Yerres #1976
L’ancienne école primaire était située en haut de la rue Cambrelang, à l’angle de la rue René Coty. La plupart du temps, l’un ou l’autre de mes parents me déposait devant l’école en voiture, mais parfois j’y allais à pied, et je coupais en passant par le parc de Beauregard derrière la mairie, longeant l’espace enfants et sa maison à étages en bois, le petit lac, l’île artificielle et les jardins des résidences, tous ces endroits abritant mes petits secrets, boîtes en métal enterrées, objets insolites et messages codés cachés derrière une pierre ou au pied d’un arbre, déposés comme des pièges que je relevais de temps en temps, espérant (en vain) qu’un autre, un double, un frère (parfois j’imaginais une fille et je tombais aussitôt amoureux d’elle sans qu’elle ait besoin d’exister), les ayant découvert m’ait à son tour laissé des indices conduisant à d’autres caches, initiant un jeu de pistes visant à nous faire nous rencontrer. Quelques jours avant les vacances d’hiver — avant les journées passées mollement à regarder Les visiteurs de Noël sur TF1, juste après le journal de 13 heures d’Yves Mourousi (je suivais religieusement le direct de René Tendron depuis la bourse de Paris, pour être sûr de ne rien rater, pas même le générique, de l’émission présentée par les frères Jolivet), avant les heures passées à lire devant le feu de la cheminée dans l’odeur du chocolat et des marrons chauds dans l’attente du grand soir —, juste avant de nous lâcher, donc, pour deux semaines, notre instituteur avait organisé pour la classe une séance de cinéma, et nous nous rendîmes en rang deux par deux jusqu’à l’autre école primaire, au 10 de la rue Cambrelang, moins de 200 mètres plus bas, qui disposait d’un projecteur. Il y avait eu un léger brouhaha au moment de prendre place sur les chaises d’école, armature métallique, assise et dossier en bois d’un seul tenant, disposées en rangs serrés dans la salle de réfectoire aménagée en cinéma de fortune, des coups de coude et des rires quand la lumière s’était éteinte. Je ne me souviens plus du film, ni du titre, ni de l’histoire, mais il me reste bien vivant le souvenir d’images fantasmagoriques en noir et blanc — un château labyrinthique, des escaliers en pierre, des douves surplombant des routes enneigées —, et celui de la salle plongée dans une semi-obscurité, du bruit du ventilateur du projecteur, de la bobine du film se dévidant, et du faisceau lumineux de la lampe traversant la pellicule.

#Lisieux #1978
Le cinéma de Lisieux, c’était les De Funès ou les James Bond que nous allions voir rituellement en famille, le soir, au moment des vacances, quand nous faisions halte chez mon oncle et ma tante avant de rejoindre Ouistreham Riva-Bella. Mon grand-père, capitaine au long cours à la retraite, vivait avec eux. Il avait sa chambre sous les toits, aménagée comme la cabine d’un bateau, lit idoine et hublot en guise de fenêtre, lui qui avait passé sa vie en mer. La journée, il descendait faire escale dans l’appartement du premier. Après le repas du soir, il reprenait le large, préférant son poste de radio posé sur sa table de travail encombrée de livres et de feuilles noircies de son écriture serrée à la télévision du séjour. Nous, nous sortions tous ensemble, les parents, oncle et tante, ma cousine de cinq ans mon aînée, ma sœur et moi, pour deux heures d’évasion bon enfant.
Ce jour-là, c’est sans mes parents que je suis allé au cinéma. L’horaire de la séance, déjà, en plein milieu d’après-midi, marquait symboliquement une rupture. Surtout, je sortais sans un adulte pour m’accompagner. J’étais avec ma cousine et son petit ami, pour voir Le jeu de la mort, avec Bruce Lee. Je n’avais pas choisi le film, non, mais qu’importe : pour la première fois, j’allais voir un film pour ma génération. Le soir (peut-être un autre soir, la mémoire agit ainsi qu’elle agrège en un même souvenir certains évènements déterminants), nous sommes retrouvés ensemble, ma cousine, son ami et moi, dans une fête foraine. Bruce Lee (dont je ne savais rien, pas même qu’il était mort) m’est apparu alors non comme le héros d’un film de kung-fu, mais comme un passeur ; la projection du film était un rite d’initiation, le passage d’un monde à l’autre — je quittais l’enfance pour la prime adolescence —, un monde encore trouble, fait d’idoles éphémères, de flirts et de baisers volés, de chansons populaires, d’autotamponneuses et de trains fantômes.

#Quincy-sous-Sénart #1982
Tous les quinze jours, lorsqu’il nous récupérait pour le week-end, mon père nous emmenait le samedi soir, ma sœur et moi, au cinéma le Buxi du centre Commercial Val d’Yerres 2 (ouvert en 74, il gardait 8 ans après une certaine fraîcheur, qu’il perdit rapidement ensuite). Nous allions dîner d’abord à la cafétéria — frites en accompagnement, mousse au chocolat en dessert —, puis nous faisions un tour rapide à la maison de la presse où je raflais les Strange et Spécial Strange récemment parus, juste avant de rejoindre la salle pour la séance de 21 h.
Cette fois, nous étions seuls mon père et moi, et j’avais insisté pour aller voir ce film qui ne lui disait trop rien. Nous sommes peut-être 10 dans la salle. Mon père ronfle dès les premières minutes. Lorsqu’il ronfle trop fort, je le pousse du coude. Le film est en version française, qu’importe. J’ai 15 ans. Blade Runner est une révélation.

triptyque n° [55]

#Audincourt #1966
Tea for two, les bains turcs, curieux moment où des inconnus simplement vêtus d’une serviette se dévisagent en sifflotant un air de ralliement, loin des comédies musicales de Broadway. La vapeur évoque pour moi les brumes de la Tamise. 1966, la voiture qui chauffe dans la cour, une Peugeot comme toutes les voitures ici, on les fabrique et ensuite on roule dedans. On se prépare dans le cuisine, ne pas rater la séance du samedi soir, séance unique, pas encore de multiplex, les ouvreuses avec leur lampe de poche, des connaissances de ma mère qui arrondissent les fins de mois, on se salue de loin, même ici on n’est pas du même monde. Je ne sais rien de la guerre, ni de l’histoire, juste ce que j’en vois à l’écran. Bourvil charrie De Funès sur ses épaules et le tragique percute le grotesque de plein fouet. J’ai quatre ans.

#Valentigney #1980
Un bar comme un refuge cerné par des hauts-fourneaux, la nature proche, la chasse, les rues grises visqueuses de pluie, les sapins qui dégoulinent dans une éclaircie. La télévision irradie des reflets bleus dans le salon, et par la fenêtre, noyée dans le brouillard industriel, la route déserte du vendredi soir longe l’Usine. Le cinéma de Cimino, déroule les images de Clairton Pennsylvanie, les aciéries qui se fondent avec l’est de la France des années 80, où les certitudes partent en fumée au son de lendemains qui vont déjanter. Ici on rêve d’être De Niro mais on est condamné à n’être que John Cazale, et pas la moindre Meryl Streep pour pousser la porte.

#Grenoble #1982
Un vendredi soir à la chaleur étouffante près de la place Grenette et de sa fontaine. Woody Allen détourne Bergman, je le saurai bien après mais ça ne me gâche pas le plaisir. J’ai 20 ans et je me perds dans ce chassé-croisé amoureux et un peu amère, ébloui par Mia Farrow mais aussi par ce type un peu myope qui vole sur une drôle de machine et dont la vie sentimentale est insatisfaite et torturée. Un voyage érotique et une nuit d’été qui vont me durer longtemps…

triptyque n° [56]

#Dieulouard #1966
Je n’ai rien vu. La nuit arrive vite, c’est par une nuit de décembre, une nuit de jour de fête pour les enfants de la mine. Pas de souvenir précis, pas de musique. Tout disparaît dans le noir de la nuit. Pour moi, enfant pirate à l’œil bandé, mais pas pour elles deux, à mes côtés ce jour là. Une photographie en noir et blanc, une cithare jouet, et ce cinéma devenu salle de sports, un bâtiment à la façade grise pas loin d’une source d’eau bouillonnante. Dans la salle de cinéma les enfants sont placés en fonction du statut de leur père : les enfants de la direction et les enfants de porions sont placés devant dans la fosse, les enfants de mineurs sont placés derrière et dans les balcons.La photographie est prise au bout du jardin, un grand rectangle avec un sapin ; nous trois en anorak rouge collants de laine rouge et courte jupe écossaise.Un peu de neige sur la photographie en noir et blanc.On est assis côte à côte, le rideau s’ouvre sur l’écran. C’est une histoire d’animaux, une longue histoire très longue histoire.Oui la salle est noire les fauteuils sont noirs les visages des enfants sont noirs les visages des parents sont noirs.Je ferme mon œil ouvert.

#Pont-à-Mousson #1976
Le cinéma s’appelle Concorde, sous les arcades de la place Duroc, en grandes lettres. C’est au printemps, en mai, ma première vraie rencontre avec le cinéma. On y va à trois, lui son frère et moi. On passe d’un monde à l’autre monde. Dans une chambre aux volets fermés, un garçon joue de la guitare. Je pars au cinéma dans un grand mensonge. C’est un duel, deux silhouettes d’homme, un corps s’écroule un corps respire un corps inspire, un cheval traîne un corps, entre terre et ciel. Le cinéma est presque vide. Et voilà c’est déjà fini.

#Avignon #1981
La réalité et l’irréalité se mélangent. Le jour on travaille à - perchés sur des échelles cueillir des fruits - et le soir on part dans la ville se faire envoûter par des films incroyables, beaux, mystérieux. On court comme des fous ivres légers de haschisch, dans des petites ruelles. On se perd. La ligne du temps bascule dans la salle de cinéma Utopia. Henry et sa coiffure improbable, Henry en costume trop court, son pied n’évite pas la flaque d’eau - on s’immerge avec lui dans une machine à cauchemars organiques et sonores puis, il y a cette chanson, une chanson, la chanson de la chanteuse enfermée dans un radiateur. Ce film on ira le voir trois fois de suite. On est ailleurs, carrément ailleurs, on ne sait plus par où on est entrés. Il y a quelque chose de très éloigné et quelque chose de très proche.

triptyque n° [57]

#Saint-Brieuc #1995
Baissez, les enfants... c’est trop fort... Maman, chut ! j’entends pas... C’est bon m’man ! on a mis sur 12... C’est pour les voisins, mes chéris... S’te plait m’man, c’est un moment important du film... C’est bon, elle est partie... J’l’entends, elle revient... Il est 22h00, j’aimerai qu’on baisse un peu, vous allez bientôt vous coucher... Vas-y, baisse d’une barre... On va plus rien entendre là !... Vas-y ! sinon elle va rester là... T’façon c’est mort, laisse tomber, quand elle est comme ça... Bon, maintenant vous baissez ! je vous ai dit les voisins !... c’est pas chez votre père que vous feriez ça !... Arrête avec papa, m’man !... Ah c’est facile, hein ?... il vous prend une fois tous les 15 jours... Pourquoi on parle de papa, m’man ?... nous, on est avec toi... Je sais bien qu’il vous dit d’embêter votre mère... N’importe quoi !... Tu délires m’man... Délire ?... ta mère délire ?... allez ! j’éteins la télé ! terminé ! vous allez au lit !...

#Plouguenast #1997
Du coup les enfants, comme on a dit, chacun choisit une cassette... Bonjour monsieur ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour !... Ça y est, les voilà déjà dans les rayons... J’vais prendre un film de Van Damme... Moi, j’veux revoir Les Goonies... et ben moi, j’sais pas encore... Ouah ! le nombre de films... les étagères vont jusqu’au plafond ! Oubliez pas que vous avez 10 minutes... V’nez voir ! y’a un autre coin encore, là-bas... On y va !... Ah ouais !... mais t’as la pancarte moins de 18... Y’a les films de cul là-haut... Le mec va arriver et si papa nous voit là... Vite, on sort !... Regardez les gars... vu les images, ça a l’air top !... Toi, dès qu’y’a du sang... Pédale !... J’t’emmerde !... Bon, vous en êtes où les enfants ?... Vite, faut choisir... Sinon il décidera... Ça y est, c’est bon les garçons ? le choix est fait ?... Ouais, c’est bon ! Ouais ! Ouais ! C’est quoi l’film qui passe à l’écran m’sieur ?... Le troisième épisode de Star Wars...

#Saint-Brieuc #1999
On descend voir un film ?... comme ça on passe par la cave pour choper un truc à bouffer... Ouais t’as raison, ça changera du PC... t’as quoi comme DVD ?... Justement, on m’a offert Alien 4... J’connais pas... c’est quoi comme genre de film ?... De la SF... c’est quoi la SF ?... De la science-fiction, t’en as jamais lu ?... Lu ? j’lis pas... Ah ok... bah le film se déroule en 2379, deux cents ans après Alien 3, dans un vaisseau spatial... J’crois que j’ai déjà vu un extrait de film dans l’espace, j’sais plus lequel... En gros, t’as Star Wars et Alien... Ouais, c’est ça j’crois : Star Wars... mais j’en n’ai jamais vu un en entier...

triptyque n° [58]

#Flumet #1976
Super 8. Dans la chambre des grands-parents. Blanche Neige siffle en travaillant à sa fenêtre. Petite robe en crochet rose virevolte de maladresse sur une route de montagne. Multiplication des balais par l’apprenti-sorcier. Panthère à la robe rose crochète la porte d’un coffre-fort. Sempiternellement ces quatre films. En boucle d’or.

#Albertville #1985
#Albertville #1985
Fin de séance pour Out of Africa — durs crocodiles de gélatine frigorifiée — au Royal Cinéma. Douche de grosse pluie chaude à la sortie. Elle repeint la laideur de la ville, nettoie l’adolescence, ouvre une voie de contes. Pour longtemps : le programme change une fois par mois et on sort grandi de cette logique de pénurie.

#Paris #2001
#Paris #2001
Dans un resto chinois qui semble faux, dîner post-Mulholland Drive avec l’ami proche et un gros garçon bête et satisfait à l’épais déboire. C’est ma deuxième fois. Je peux marcher au-dessus du sol, quand je veux. L’ami se tait, l’autre parle, parle, parle. Hors de question de tenter une réponse. J’ai bifurqué. Dans ma poche, pour toujours, la clé du Club Silencio

triptyque n° [59]

Tunis#2015
Il était tard. J’avais faim. Je suis sorti de ma chambre d’hôtel, j’ai descendu l’avenue. On n’y croisait presque personne. Sauf ce petit bonhomme, sorti on ne sait d’où dans mon dos. Tu veux ? tu veux des mouchoirs ? prends c’est pas cher c’est rien ! tu veux ? un euro un euro ! Il y avait sûrement un cinéma dans l’avenue. Mais où ? J’avais faim. Je cherchais juste un casse-croûte. Mais rien. Pas de sandwicherie pas de friterie. Même pas de restaurants. Juste des boutiques fermées. Et l’ambassade de France, au bout, cerclée de barbelés et de blindés. Et pas de cinéma. Alors que j’y allais si ça se trouve ? Après, c’étaient les ruelles de la Médina. Demi-tour, on remonte. On poursuit de l’autre côté. J’ai faim. Et de l’eau aussi tu veux ? il fait chaud maintenant prends ! tu veux ? un euro un euro ! c’est rien !

Demain, je présente un travail de recherche sur l’adaptation de La Religieuse de Diderot au cinéma, une comparaison entre le film de Jacques Rivette et celui de Guillaume Nicloux qui sera mal comprise. Sûrement parce que je n’avais rien compris, on me l’aura bien fait comprendre (indirectement, bien sûr, car derrière ce on il y aura encore trop de moi). Et puis quelle tension ! Quelque chose de la conférence sur la littérature et le cinéma dont parle Jean-Philippe Toussaint dans L’Urgence et la patience… ? Comme « un bref vertige social (mais qu’est-ce que je fais là ? est-ce bien la peine de continuer à parler ?) et, sentant la sueur froide gagner progressivement mes tempes, je me suis interrompu et… » ? Alors que ça semblait si facile pour les autres. Cette professeure de Mons qu’on devait écouter avec le masque sur les yeux qu’elle distribuait. Cet étudiant en philosophie moscovite qui improvisait sans la moindre note en main. Et ce chorégraphe travaillant à Lausanne sur qui on venait de voir un documentaire. Et ceux qui lisent leurs notes d’une traite, comme ils les auront peut-être jetées sur le papier sans respirer.
J’ai faim. Je remonte l’avenue Bourguiba. Rien. Personne. Personne, sauf que, de derrière… Je me souviens, je n’ai pas pu m’empêcher d’essayer de saisir la teneur de la rencontre dans ce fragment de journal de voyage :

Mais la nuit a été le moteur principal du voyage. C’est elle qui a porté l’avion jusqu’à la maison, avec ME. Et là-bas, le soleil se couche plus tôt. Effet du déplacement spatial sans décalage temporel. Mais effet également de ce que, aux heures tardives où la vie fourmille encore ici, là-bas, dans la grande avenue Habib Bourguiba, si animée dans l’après-midi ensoleillé, il n’y avait presque personne. T’es italien, non ? - Euh… C’est la quatrième fois. Un jeune homme, sorti de nulle part, comme notre ombre nous dépasse en laissant derrière soi le lampadaire qui nous éclairait. Un grand jeune homme, comme les autres fois - sauf celui qui voulait aller là-bas, juste là-bas, mon ami, au coin de la rue, sur les terrasses pour voir la Medina d’en haut, juste le plaisir des yeux, mon ami. Il demande comment on trouve le pays. Et ce qu’on fait dans la vie. Et puis ce qu’on vient faire là, en vacances ?, et combien de temps on reste, et où se trouve l’hôtel, et là tu vas où ? À peine le temps de répondre. Il parle vite. Et il semble que son discours soit, un peu comme celui du Père Lemoine pour Suzanne Simonin, dans La Religieuse, « brisé, décousu, qu’il y manque beaucoup de choses ». Il aura été question de Jules Ferry, dont la statue aurait trôné avant celle de Bourguiba, bien avant que celle-ci ne soit remplacée, sur l’ordre-désir de sa majesté-e Ben Ali, par une horloge (quel symbole !). Et puis le Général de Gaulle dont la maison se trouvait là-bas, juste à côté. Viens j’y t’emmène. Et puis Molière, avec une certaine conception, incompréhensible, de l’origine du nom. Zut ça doit être plus bas. - Non, non, là-bas ! Il a même cité un mot qui n’était certainement pas de Molière, mais ressemblait un peu à celui-ci de Baudelaire : La nature en cuisine comme en amour, nous donne rarement le goût de ce qui est mauvais.

Arrivé devant l’hôtel, le jeune homme veut aller prendre un verre. Une bière, au bar à côté, là-bas, c’pas cher, un euro quoi c’est rien, quoi tu veux pas me payer une bière un euro ou quoi… ? allez… c’est rien, un euro un euro ! même pas cher… rien ! Alors là… main tendue pour un salut qu’il n’aura pas et, chat tout sourire d’Alice au pays des Merveilles (?), grimaçant de tout le clavier de ses dents cariées… vraiment là j’t’remercie, là, avec un grand J ! vraiment, un grand J !

Du film de Rivette, ce qui me retient encore c’est son travail sur les sons. Les scènes où le dialogue en tête à tête est souvent, comme dans le roman de Diderot, entrecoupé, voire parasité, par un bruit sans lien apparent avec l’image, un chant d’oiseau, des sons de cloches, ou des bruitages synthétiques. Et le retour de ces sonorités qui, d’une scène à une autre, plus ou moins semblable à ce qu’il était initialement, crée une sorte de langage. Un langage étrange et singulier puisqu’il se passe de mots, mais un langage universel comme peuvent l’être une image, la musique. Et le système que forment ces bruits, relevant justement d’un univers proche de la musique concrète où le son est comme un point de départ, d’analyse, de traitement et de transformation, et dont le point d’arrivée est une image, aussi imaginaire que le son rend réel, ici des enfants, là des hirondelles, là un corbeau, un hibou, là un clocher. Quant au film de Nicloux, j’aime le moment, fugitif, où Suzanne se retrouve à prier Marie (en Mère à l’Enfant). Lorsqu’elle lève les yeux, la caméra devient cet appareil dans l’œil duquel la statue vaut pour le pan de blanc strictement encadré par deux autres pans de couleur, bleu à gauche, rouge à droite, issus du tableau (un fragment) en arrière-plan. C’est peut-être Marie, mais c’est aussi, fantomatique (et tel qu’elle devrait être, sans autre arme que celle de l’amour ?), Marianne.

Il était tard, et j’avais faim. De retour dans ma chambre, peut-être restait-il quelques biscuits en miettes du paquet que j’avais emporté dans l’avion. J’aurai pris quelques notes sur mon carnet noir. Et poursuivi ma lecture, tard dans la nuit (jusqu’à entendre, étouffé, l’appel à la prière ; mais c’était peut-être ce qui me réveillait, très tôt), du livre d’Annette Wieworka, La Découverte.

#vol #maison #2013
Pour mon baptême de l’air, j’ai réalisé une petite vidéo à l’aide d’un petit appareil photo Nikon, rouge. Des séquences de quelques secondes, de deux ou trois minutes peut-être, mais pas plus. J’allais passer quelques jours à Montréal, pour un premier colloque (consacré à la Frontière), grâce aux jumbos-jets de British Airways. Départ de Toulouse, correspondance à Heathrow. À chaque décollage, l’image (l’écran sur l’appui-tête du fauteuil devant - où l’on peut voir la situation de l’avion dans son parcours, son altitude, sa vitesse, la température extérieure - avant de tourner l’objectif vers le hublot) tremble, saute. (Qu’aura imaginé la jeune, à côté, qui partait là-bas à l’aventure ?) Idem à l’atterrissage. Comme ébranlée l’image, par le bruit assourdissant des réacteurs (amplifié par la mauvaise qualité d’enregistrement du Nikon). Et le jeu des effets du logiciel simple Windows Movie Maker : le grain de l’image et des couleurs, le contraste et la luminosité, un extrait de musique jungle (une chanson de Björk, dans Biophilia), les accélérations, et les fondus enchaînés noirs (ou blancs, je ne sais plus) sur la couverture nuageuse, et le soleil qui glisse, et cinglera bientôt sur la carlingue, et doucement, on bascule et c’est le ciel qui s’ouvre sur lui-même. Sur rien. Et Feu ! Chatterton chante : « Boeing, Boeing ! Et tes mouvements lents sont de majesté. Est-ce la faute de tes passagers indigestes si tu penches ? »

#Bordeaux #1994
À Bordeaux, il y a l’UGC Ciné Cité. C’est beau comme un casino flambant neuf, aux mille entrées et sorties, qui aurait pris possession du quartier dans les derrières de la place Gambetta (mon Dieu !), beau comme une machine à sous prête à claquer. Avant, c’était le Gaumont. Juste un petit immeuble ancien, qui avait pignon sur rue, cours Clémenceau. Avec cette impression d’entrer dans un théâtre. Quand le spectacle faisait un malheur, la file d’attente remontait le long du trottoir, vers la place Gambetta.

On avait un peu la même impression avec le Français, au fond de sa petite place légèrement en retrait du cours de l’Intendance, son entrée au départ de deux petites rues, en patte d’oie, le bâtiment s’élargissant en un triangle ne laissant pas soupçonner les nombreuses salles du Méga CGR en puissance qu’il est devenu. Ni les escaliers, les couloirs et les bureaux cachés, découverts le jour de l’entretien pour un boulot de projectionniste - on n’a jamais rappelé -, qui font du Français un théâtre assez surréaliste. D’autant que le son semblait trop fort, les sièges abîmés grinçaient. Et ce nanar avec Jim Carrey, Ace Ventura, détective chiens et chats - on n’est jamais revenu.

Le Vigo, à côté de ces deux machines de guerre, c’est le cinéma d’art et d’essai. Rien de remarquable. Si ce n’est peut-être ça, justement, cette discrétion, voire cette insignifiance de la devanture, dans une rue où les boutiques tapent toujours plus fort l’œil à mesure qu’on approche la galerie des Grands Hommes. De la petite salle et son balcon, reviennent surtout des documentaires, sur le procès Eichmann - les effets spéciaux du Spécialiste de Rony Brauman, où les gardes, autour de la cage de verre du criminel, se succèdent, échangent leur place, mais sans bouger, en apparaissant et disparaissant -, sur Derrida - le caméraman lui demandant quelle philosophe il aimerait être s’il avait été une femme : C’est son style ? C’est son propre style ? -, sur Lacan - figure savante et sévère, genre Littré, et cette façon de parler en mangeant parfois ses mots, en les criant ; Lacan, c’est de la lenteur ponctuée, du soupir, de la passion tortueuse, de l’envolée, de l’anecdote, de l’argot, de la moquerie, de l’insulte, du tonnerre intermittent, du pinaillage à n’en plus finir, de l’ennui massif, du mot d’esprit, du calembour et de la calembredaine, du sublime, entendait-on. Et Massaker.

Et l’Utopia, place Camille-Jullian. Une poignée de salles, dans l’ancienne église Saint Siméon (le Stylite). Un petit bar restaurant, largement ouvert sur la place. Un choix de films éclectique. Globalement, du cinéma d’auteur. Un jour, avec ME, on est allés voir un film sur le travail à l’usine (sidérurgie), où le nouveau se fait systématiquement emmerder par un ouvrier, au point de saisir à main nue, pour lui en remontrer, une pièce de métal rouge, fraîchement sortie du four. Derrière, un ancien prof de langue italienne et une étudiante. Ils n’ont pas arrêté de parler, de rire et de se bécoter, avant de filer. Eh, mon avis Willy, c’est rien de rien !

(Le cinéma que je n’ai pas trouvé, ni cherché, s’appelle Le Parnasse.)

triptyque n° [60]

#Lille #1979
Le Nostromo sur les pavés du nord. Il pleuvait beaucoup ce jour-là. Personne ne vous entendra crier dans l’espace. Un Alien allégorique, brumeux, inquiétant. Une impression d’étouffement dans les couloirs fermés du vaisseau spatiale en perdition et l’attente délicieuse de l’impeccable monstre. Ses mains se plongent dans les corps passerelles, des silences, des halètements et des cris : « C’est quand même l’enfant de Kane ». Il me disait déjà, mais que me disait-il ? La mémoire assassine. Je suis le fils perdu qui boit l’orage.

#Marseille #2000
Le cinéma n’existe plus. Une salle d’art et d’essai, aux fauteuils, un peu défoncés. La chaleur était au rendez vous malgré le mois de décembre. Ce n’était pas les illuminations du bonhomme rouge, mais un film solaire, solaire d’une vie pétillante, Billy Elliot. Les enfants dansent, les enfants chantent London Calling to the faraways towns, now war is declared and battle come down et Billy virevolte sur le saccage des mines, la dureté des matraques. Il transgresse une vie toute tracée jusqu’à l’émotion du père. Je l’ai vécue cette émotion à la première apparition de mon fils sur scène, l’irruption du farouche, la surprise indomptée.

#Marseille #2005
Une salle presque vide. Assis au deuxième rang. Longtemps tourné autour du film. En période de peste on ne répond pas aux appels entre chiens et loups. Peur d’être subjugué. Et ce fût le cas. Le secret de Brokeback Moutain, une putain d’histoire d’amour. La mienne en miroir, jusqu’à la fin tragique. En rentrant chez moi, je suis devenu l’espace d’un instant, Ennis del Mar, pleurant sur la chemise de Jack Twist. J’ai retrouvé la bergerie abandonnée, celle où nous nous étions réfugiés, parce que la pluie, parce que le froid, parce que ses mains gelées, il n’avait pas de gants, parce que ses yeux verts énervés, parce que le besoin de se serrer l’un contre l’autre. La ruine est toujour là…

triptyque n° [61]

#Bordeaux #1994.
Mon souvenir c’est celui d’un fou rire, dès le début du film. La scène mémorable où Charles et Scarlett (comme Scarlett 0’Hara en moins fouteuse de merde) partent en mini-Austin, pour le premier mariage. Ils sont évidemment en retard, ratent la sortie d’autoroute. Scarlett fait une marche arrière sur la bretelle d’autoroute, un bruit abominable de boîte à vitesse qui l’on torture, et surtout les 2 protagonistes qui se regardent et disent F----, F----, en français c’est P-----, P------. Oui, vous l’aurez compris nous étions presque bilingues, et nous traduisions aisément le langage fleuri de l’anglais au français ! Des rires, il y en a eu ce jour-là, des rires qui créent des souvenirs autour d’un film so british. J’étais étudiante à Bordeaux et exceptionnellement j’étais partie un matin au cinéma avec une amie voir le film Quatre mariages et un enterrement en V.O. Le titre original est Four Weddings and a Funeral.

#Peyrehorade #1982
E.T. c’est le premier film que je suis allée voir au cinéma, à Peyrehorade, une petite ville des Landes, à la limite du Pays basque où je suis née. Mes parents n’allaient plus au cinéma depuis des années, aussi, c’est mon oncle qui m’y a emmenée, avec mon cousin. Ma mère m’avait dit : « Tu verras, il y aura un entre-acte, et tu pourras acheter des bonbons ou une glace », j’avais des sous dans ma poche. J’étais enfant, et déjà amoureuse des mots, et j’ai été surprise que l’entre-acte au cinéma, soie avant le film, je ne comprenais pas. Du coup je ne rappelle pas si j’ai acheté des bonbons ou pas. Je me rappelle de ces fauteuils rouge moelleux et surtout, surtout de E .T., de son cœur gros comme une patate, rouge et luminescent, et de son doigt pointé vers le ciel et qui dit « E.T. veut rentrer maison ». Je me suis éloignée de mes terres, et souvent comme lui, j’aimerais rentrer maison…

#Saint-Nazaire #1998
C’est une drôle d’histoire que celle-ci. Je me suis installée à Saint-Nazaire au moment où commençait le tournage du film Le Poulpe. Presque jour pour jour. Fait étrange, le film décrivait des lieux dans lesquels j’allais travailler. Mes premiers jours de boulot, je voyais les scènes être tournées sur le port, et la silhouette de Jean-Pierre Darroussin. Ils cherchaient des figurants et j’aurais aimé être l’un d’entre eux. Pour la sortie du film, le maire a souhaité faire re-baptiser la ville en Angerneau, pour une réplique devenue célèbre : « Angerneau, c’est comme le cimetière, ça vaut le détour mais ça vaut certainement pas le déplacement ». Moi, aussi j’ai eu des frissons dans le dos en m’y installant dans cette ville je l’avoue aujourd’hui. En 1998, lorsque le film Le Poulpe est sorti, je suis allée le voir avec les premiers amis que je m’étais faits, venus comme moi pour le travail. Acclimatation difficile mais vingt ans plus tard nous sommes toujours là, dans cette ville ouverte aux quatre vents, que nous avons appris à aimer, une ville loin des chichis… et nous reparlons souvent de ce film et de notre solide amitié.

triptyque n° [62]

#Saint-Leu #1988
À plat ventre sous le lit, dans la chambre parentale où il n’y a, autrement, pas motif de s’attarder, dans l’ombre, les boutons luisent, les cadrans ors ou blancs des amplis et des magnétoscopes qui sont en rade, mais stockés pour une éventuelle réparation. L’un est en état de marche, on le sort de temps à autre pour le câbler à l’appareil en place dans le salon. Les deux magnétoscopes tournent alors en duo, des heures entières, pour copier les cassettes à la file. Certaines copies restent à la maison, les autres partent à la vente au noir. Les films déroulent sans que personne ne les regarde, quelquefois la nuit, ou bien, quand ce sont les dessins animés, nous nous installons sur les canapés ocre. Autour de la télévision, il fait jour à travers le voilage et les nacots. L’obscurité et la promesse du nouveau film, sous le lit. Surtout, les machines au rebut, leurs interrupteurs aux élégants bruits techniques, transportent vers la station spatiale - vue dans quel film ?

#Saint-Leu #1994
Mains mises sur la caméra des voisins, l’équipe s’absorbe dans des élaborations scénaristiques et techniques. Je n’ai pas eu trace de ce film des enfants, jusqu’à ce qu’arrive la copie numérisée qui aplatit comme une galette : les scènes répétées, les impros fiasco, les déguisements, les voix truquées, les câblages improbables, le rembobinage minutieux jusqu’au time code, le patient bidouillage ; et l’excitation, de rares fois, d’emporter la caméra sur batterie hors de la maison, dans les rues de la petite ville.

#Paris #2008
Au jardin du Palais-Royal qui m’est délicieusement exotique, je croise des types en noir, plein de poches au pantalon, poussant des racks dont dépassent les rouleaux de gélatine. On me dit que c’est un Resnais. Imparable : je marche dans la ville-film.

triptyque n° [63]

#Chaumont #1982
...c’est le cadeau du frère et la première fois et à quoi s’attendre la déception bien sûr mais la surprise surtout et l’espace avant tout dépassant celui de l’église du dimanche et le rouge celui du sang que l’on ne sait pas encore entre les cuisses des femmes ni gonfler lèvres et sexe le rouge sur lequel on est assis et le mineur avec sa trompette venu de loin comme s’il avait inventé ce qui allait suivre et plus jeune par son espièglerie que moi et tout n’est pas saisi compris ébahi étourdi ne restent sorti dans la nuit comme découverte que les abysses et les sauts ascension dans un orgue et le ciel très haut la peur comme si tout était vrai et l’enchantement et l’amour était là une de ses illusions encore là au profond...

#Nîmes #1998
Le beau froid du sud clair jusque dans la nuit, le fil du couteau, le tranchant du givre, et les étoiles fidèles. Hors de l’ombre, les rues étaient vides, nous marchions vite, dans la joie d’avoir dévoré et bu, et avides encore, nous marchions à trois sans que rien ne s’oppose. Au fond, en haut, de la salle vide, les pieds sur les fauteuils, à regarder les deux filles, belles, sales, perdues, vives. Le plus beau feu est celui des gitans.

#Rome #2000
Il n’y a pas d’hiver, seulement le soir, le tram pour aller de l’autre côté où la ville devient banlieue et perd l’histoire, l’assoupissement d’après-dîner dans l’attente, le balancement du mot rotaie, et le retour à soi en cherchant l’adresse dans l’opuscule Après avoir calé les sacs et les membres dans une posture oblique, tout est lenteur. Les plans séquences. Le Tage. Le fado étiré. La main qui coule. Glisse. Se pose sur l’autre main.

triptyque n° [64]

#Quierzy-sur-Oise #1955
Une longue pièce plongée dans une semi-obscurité. Un rai de lumière. Des rires joyeux mis en sourdine font le tour de la table de la salle à manger de la grande ferme. Mes parents sont heureux. Je cours, je trotte et regagne ma chaise. On s’agite, on débarrasse, on se tait : c’est du sérieux. Lumière. Le grand fils apporte l’appareil à côté de moi. Fascination craintive d’enfant devant cette machine aux roues métalliques. Solennité dans la mise en place de la bobine. Pénombre grésillante. La toile s’éclaire au fond. Des géométries grises y déraillent. Et puis il arrive le pantin : il clopine le Charlot ! C’est une horreur ! Les notes cahotent au rythme de cette gesticulation inhumaine. Des rires. Ma peur. Le bruit d’un glissement : le personnage s’allonge et l’image fuit. On entend des « oh ! » Lumière. Le jeune homme revient, rafistole. On éteint…

#Tergnier #1964
Sans doute construit entre les deux guerres, à proximité de la gare, le Casino. C’était la grande salle de spectacle de la ville en pleine effervescence à cause de l’activité ferroviaire. Dans les années soixante, le Casino devient un cinéma très fréquenté. Le lieu a gardé son prestige : rideaux de velours rouge, fauteuils assortis ainsi que la rampe aux petites lumières qui borde la scène. Aux murs, un tissu soyeux crème et des appliques modernes qui découpent un plissé d’ombre sur la toile. Royal. Je suis arrivée à l’avance, placée au premier rang du balcon avec mon petit frère. Cœur battant en attente : voir en plus grand, en plus vrai, le héros, mon héros. Une jeune femme propose des esquimaux ; au fond des amoureux épluchent des cacahuètes en attendant le noir. Le rideau glisse trop lentement. Il grince un peu. Le petit homme de Jean Mineur lance la publicité. On retrouve en images les grands commerces de la ville : une promotion ! Viennent les actualités en noir et blanc : le commentaire est grandiloquent. Marre de De Gaulle ! C’est une plongée. J’ai rejoint le beau Steve dans sa chevauchée magnifique sur cette Triumph inoubliable ; il défie les allemands à ses trousses. Plus d’uniforme mais un pull marine. Il sillonne un paysage vert, vallonné. Il vole sa liberté à toute allure dans ce paysage superbe, je m’accroche, il dérape, fonce. C’est la chute.

#Koudougou, Burkina Faso 1973#
#Koudougou #Burkina-Faso #1973
Notre chantier est terminé et la nuit est tombée depuis deux heures. C’est un brouhaha étrange qui a conduit notre petit groupe de jeunes travailleurs dans cet endroit où ville et brousse se confondent. Des feuillages en découpes sombres, un mur peut-être. L’ écran en suspension éclaire vaguement les hommes assis devant nous. On y voit des visages européens, on devine un dialogue amoureux forcément grotesque. Chaque mot se couvre de ridicule, engendre des rires qui se répercutent, relayés par d’autres plaisanteries qui fusent et rebondissent jusqu’à nous, inutiles et piteux…

triptyque n° [65]

#Paris #1992
Permettez, chers confrères, que je porte un toast à notre hôte, ami des bêtes, qui nous a surpris, ce soir, poulotté, régalé, avec son incroyable " civet de lapin sans lapin ". Vous me demandez à présent de vous conter trois souvenirs de cinéma, sans transition, comme ça, entre la poire et le fromage ? Mais vous n’imaginez pas l’émotion que provoque en moi la juxtaposition de ces trois syllabes magiques : ci-né-ma ? Je vous le dis, peut-être un peu sous l’emprise des bons vins avec lesquels nous avons été régalés, presque les larmes aux yeux, je l’assume, comme Annie Girardot recevant son César, c’était en 1996, me semble-t-il : j’ai aimé le cinéma f « follement, éperdument, douloureusement ». J’ai déserté ma femme, ma famille, mon travail, pour aller voir des films insensés que personne dans mon entourage ne souhaitait regarder car vous connaissez mon attirance pour le bizarre et le lynchéen.

Voici le premier souvenir qui me vient à l’esprit, tandis que d’autres déjà me prennent à la gorge comme des oiseaux rapaces... J’ai trente-six ans et je promène mon âme sombre dans Paris. Je marche, la tête dans les cumulus qui se sont accumulés avant l’orage comme de sourdes menaces et je tombe en arrêt devant cette affiche en noir et blanc devenue culte aujourd’hui : C’est arrivé près de chez vous. Benoit Poelvoorde, tout jeunot, son visage poupon surexposé dans une lumière aveuglante, tire à bout portant sur sa victime, créature invisible, mais qu’on imagine implorante à ses pieds. S’agit-il d’un roman noir à paraître prochainement ? Je ne suis pas allé travailler ce jour-là. Je me suis rendu, ventre à terre, dans l’une des rares salles qui programmait ce film, pardon, cet immondice, cette chose truffée d’horreurs que personne n’osera évoquer par la suite dans mon entourage sans en avoir des hauts le cœur. La scène du petit Grégory, même si vous ne l’avez pas vu, vous en avez sans doute entendu parler ?

#Montreuil #2003
Je ne vais pas au cinéma comme on se rend à un entraînement de basket. J’entre dans les salles obscures comme dans un sanctuaire, avec respect, componction, et toujours le cœur vaguement oppressé. Je pense longtemps à l’avance au film que je vais voir. Je ne me range pas au nombre des spectateurs qui se précipitent le jour de la sortie et sabrent « les préliminaires ». Je suis aux aguets, j’essaye de flairer longtemps à l’avance la rareté et en tant que fidèle, j’ai des prémonitions. J’avais vu les Invasions Barbares de Denys Arcand avec mon amoureuse. Je lui ai tenu la main pendant toute la séance avec la curieuse impression que toute cette dramaturgie un brin loufoque avait été conçue pour nous et pour nous seuls. Rémy, le personnage central du film, a programmé sa mort et il rend son dernier souffle, entouré de ses amis. Alors, survient le générique et la voix éthérée de Françoise Hardy : Beaucoup de mes amis sont venus des nuages avec soleil et pluie comme simples bagages,..., dans leur cœur est gravée une infinie tendresse, mais parfois dans leurs yeux se glisse la tristesse. Je me suis tourné vers la petite brune à mes côtés et je l’ai contemplée avec toute la tendresse que je pouvais lui témoigner. Nous pleurions tous les deux à chaudes larmes et j’ai serré sa main encore plus fort.

#Villers-sur-Mer #1964
Beaucoup d’entre vous ont peut-être oublié le film qu’ils ont vu pour la première fois dans leur vie. Moi j’ai le privilège de m’en souvenir et je pourrais citer les quatre ou cinq autres qui ont suivi.

J’avais huit ans. Nous passions nos vacances d’été en Normandie. Il pleuvait souvent. Ma mère, lasse d’occuper nos après-midis avec des jeux de société, décida de nous emmener... au cinéma. Je me souviens du chemin que nous avons parcouru, notre petite famille heureuse, la longue allée de platanes, le petrichor et les odeurs de goudron mouillé. A cette époque, les Multiplex n’existent pas. Il n’y a qu’un film à l’affiche. Mais cette fois, peu de chances d’être déçu car Bebel, l’Homme de Rio, figure au générique. Week-end à Zuydcoote, mon premier film au cinéma ! Le bruit et la musique tambourinent et se répercutent dans tout mon corps presque au point de m’épouvanter. De grandes étendues de plages défilent sur le vaste écran, envahis par des colonnes de soldats en déroute qui se font pilonner par la Luftwafe. Julien Maillat (Jean-Paul Belmondo) attend Jeanne (Catherine Spaak), son grand amour, avec qui il projette d’embarquer pour l’Angleterre. Jeanne peine à quitter sa maison en ruine. Elle est en retard au rendez-vous . Julien succombe sous les bombes. Il glisse lentement dans son trou d’obus et la tête à l’envers, quelques secondes avant de rendre l’âme, aperçoit la silhouette trouble, au loin, comme un mirage, d’une femme toute vêtue de rouge, une valise à la main. Catherine Spaak, sa moue boudeuse, star incommensurable, mais discrète, dont je me souviens aujourd’hui avec une sorte de confusion coupable, furieux de ne l’avoir jamais rencontrée. Qu’est-elle devenue ?

triptyque n° [66]

#Sannois #1969
Marcher en rang pour rejoindre le cinéma de la ville, sans doute sous l’autorité directoriale pour une telle occasion, dont la rareté faisait tout le prestige. Je ne savais rien des comédies musicales, ni populaires franchouillardes, ni américaines endiablées et miroitantes, et en fait c’était une opérette filmée.Vas savoir ! Violettes impériales ou La belle de Cadix, je ne sais plus et d’ailleurs peu importe car le film n’avait que bien peu d’intérêt pour moi, malgré la nouveauté. Bien que ce soit la première fois que j’allais au cinéma, sans doute comme la plupart des gars du pensionnat auquel j’appartenais, le film était à mes yeux anecdotique. Mes yeux ne s’affairaient que pour la fille du pharmacien, et je ne cherchais qu’a me retrouver au plus prés d’elle. Lui ai-je pris la main un instant ? Sans doute puisque des jours, des nuits durant, les roucoulades de Luis Mariano m’accompagnèrent en souvenir de ce moment, fugitif délice.

#Paris #1971
Champs-Élysées, nuit, devoir sélectionner très vite une salle et un film à aller voir. Sortie avec les parents, pas fréquent à cet âge pour mon frère et moi. Choisir le film du trottoir en regardant les grandes affiches. Tiens, Jean Yanne, ça doit être drôle. Un souvenir d’images qu’il n’aurait sans pas fallu que nous voyions… une fille presque à poil, quelques réparties un peu olé-olé, mais bon, Paname quoi. Et puis tant qu’à aller au cinéma, c’est pour rigoler un peu, sinon c’est pas la peine. Il devait pleuvoir, il devait faire un peu froid, on a sans doute acheter des marrons grillés, ma mère adorait ça. La voiture familiale nous menaient si rarement dans la capitale, alors que nous habitions à quelques kilomètres de là, à vol d’oiseau. Je me rappelle des lumières et des grandes affiches multicolores, mais pas bien du film, juste le titre : Fantasia chez les ploucs.

#Paris #1976
L’année d’après j’aurai vingt ans, mais dès à présent il me fallait être au courant, être branché avant l’heure. Rue Pasquier, Cinéma St Lazarre-Pasquier, sans doute un lundi parce que c’était moins cher. Une petite salle, un film d’Arrabal ou de Jodorowsky, rien pigé mais ça faisait bien de dire que j’avais vu ça, ça me mettait dans le groupe de ceux qui n’allaient pas voir les gros succès commerciaux. Sortir de la salle et n’avoir qu’à traverser la Cour de Rome, monter l’escalier en pierre pour prendre le train vers Argenteuil. Y avait-il déjà la sculpture faite de valises empilées, dans cette cour ?

triptyque n° [67]

#Caen #1962
J’ai dix ans et je vais au cinéma pour la première fois, dans ma famille à la campagne les films c’est le dimanche, des westerns ou des " Fernandel " de préférence .

Ma sœur de sept ans mon ainée a un amoureux qui a une voiture. Militaire il est en permission, la guerre d’Algérie touche à sa fin.

Les jeunes filles bien élevées ne sortent pas avec leurs fiancés sans chaperon, alors ils me trainent partout, j’y trouve parfois des avantages sous forme de sucreries et pâtisseries mais le plus souvent un embarras confus quant à ma place.

Ce dimanche à l’ABC passe Vie Privée avec Brigitte Bardot, le cinéma est une construction moderne, un authentique produit de la reconstruction dans un quartier excentré cependant très commerçant.

Bien plus tard adolescente je raserai les murs de L’ABC en sortant du lycée évitant de regarder les affiches, on n’y passait plus que des films pornographiques.

Nous entrons dans la salle silencieusement et nous installons aux places désignées par l’ouvreuse, plus qu’intimidée par cette expérience nouvelle je m’assieds sur le fauteuil à coté de ma sœur.

Mon fauteuil est vraiment inconfortable, toute de suite je perçois quelque chose qui cloche, un petit quelque chose que je ne comprends pas, je suis plus grande que tous les spectateurs, je domine ma sœur de bien plus d’une tête. J’éprouve un malaise qui peu à peu m’envahit. Ma grande sœur enfin se préoccupe de moi et soudain éclate d’un rire bruyant en m’expliquant qu’au cinéma les fauteuils se déplient. Je m’enfonce dans le fauteuil je voudrais disparaitre.

Lorsque le film commence je ne parviens pas à fixer mon attention, toute tournée sur l’humiliation que je viens de subir. Je ne sais plus si la honte que je ressens est provoquée par les images sulfureuses du film ou par cette question de place.

Ce que je sais c’est que la scène finale où Brigitte Bardot se jette des remparts dans une chute interminable mettant fin à sa dépression, restera gravée en moi.

Ce jour là, la blessure intime de la petite fille de la campagne qui ne connait pas les usages d’un autre milieu a rencontré le désespoir de l’actrice qui ne parvient pas à être une star.

#Paris #1964
Le premier éblouissement cinématographique de la fin de mon enfance est à L’Empire, la magie du film est à la hauteur de cette salle somptueuse et majestueuse.

Ce cinéma est équipé pour des séances en cinérama dit on, c’est dire à tel point l’écran me semble gigantesque.

My Fair Lady, autrement dit Audrey Hepburn se transforme sous nos yeux. De petite marchande de fleurs de faubourg elle devient une grande dame au chic indéniable et à la classe impériale. La place du langage et de l’éducation dans le destin des filles.

Le destin, quel destin ?

Il pourrait être mien puisque, ici à l’Empire je suis spectatrice privilégiée d’un monde que je pensais inaccessible.

#Avignon #1982
Un soir de vacances, dans l’insouciance d’une chaude soirée d’été une rencontre cinématographique m’a ébranlée, ravagée.

Le Choix de Sophie, Meryl Strip est la merveilleuse Sophie lumineuse vivante. Brusquement avec violence et folie elle sombre dans son passé de déportée, submergée par les souvenirs indiscibles, impensables. Son choix elle le porte comme une faute, la torture est parfaitement réussie puisqu’elle en a la responsabilité.

Je me souviens de cette succession d’espoir, scènes ensoleillées, promenades dans la nature, de romans, d’amour et de poésie, le droit au bonheur possible, et de désespoir. Toucher le fond qu’on atteindra lorsque le secret sera révélé.
J’ai toujours aimé pleurer au cinéma, rire aussi. Le Choix de Sophie est le seul film qui m’a laissée secouée de sanglots pendant un long moment, Meryl Strip bien souvent m’émeut, elle parvient à m’entrainer dans l’univers des émotions avec tant de force. Cependant c’est pour Sophie que j’ai ressenti cette immense compassion, Sophie et toutes nos mères qui ont été déportées.

triptyque n° [68]

#Grenoble #1984
Le jour en pleine gueule quand tu pousses la deuxième série de doubles portes blindées de la sortie. Sous la lumière et la chaleur, tu flageoles, un peu. Tiens salut ! Qu’est-ce qu’il fait là lui ? D’autres spectateurs sortent, on se décale un peu sur le trottoir. On se serre la main. T’as encore ton ticket ? ... Passe ! Je lui tends le demi bout de papier fripé, violet ou bleu. Il le prend, esquive la foule et remonte, contre le courant, vers la salle. Je reste là, à l’arrière du ciné. Les portes se referment, blanches, presque invisibles sur le haut mur. Le lendemain, il a voulu parler du film. Je lui ai demandé s’il ne s’était jamais fait prendre. Jamais. Il se faufile sous une rangée de sièges et attend un peu. Le film et ses héros d’alors oubliés, mais pas lui, le rusé. Payait pas de mine pourtant. Payait pas ses films. Jamais. J’espère qu’il en a vu plein.

#Grenoble #1989
Dans ton souvenir, elle était grande. Tu la trouvais belle. Belle et forte, et libre, et indépendante. Vous étiez tous installés dans la salle vidéo. Dans les combles du vieux lycée, au milieu du sombre, les lames du parquet trop pales d’avoir été poncées. Posé sur une petite armoire de fer marron avec portes beiges, un téléviseur écran incurvé et coins carrés. Elle, l’originale, avait choisi un film à présenter à la classe. Toi, une nouvelle, Le Dernier Amour du Prince Genghi de Yourcenar. Ton petit dossier tapé à la machine paternelle, relié baguette avec, pour illustrer, une photo de l’auteur trouvée au cul d’une plaque de chocolat Poulain. Elle maintenant agenouillée pour ouvrir le meuble et récupérer la télécommande. Puis son introduction. On allait voir puis on en parlerait après. La prof avait bloquée toute la matinée du samedi pour ça. Et tu as basculé. "Les Ailes du Désir". Souvent tu reviens vers ce grenier, vers ce film. Grâce à elle tu as grandi. Du moins tu veux le croire.

#l’hyper du coin #2018
L’hyper du coin, 20 janvier 2018. Ils sont là, sous leur film transparent, à choper toute la lumière des néons. Ils sont là, sur quatre rangées, à hauteur des yeux et des mains, sous la clarté du linéaire. On peut choisir la version dvd ou blu ray et même parfois le coffret steel book : seven sisters, dunkerque, intégrale harry potter 8 films, valérian et la cité des mille planètes, spiderman : homecoming, star wars 7 : le réveil de la force, intégrale star wars, hitman & bodyguard, petit paysan, star wars trilogie : épisodes 4 à 6, 50 nuances de grey 2 : 50 nuances plus sombres -promo-, les animaux fantastiques, la planète des singes 3 : suprématie, star wars 7 : le réveil de la force, fast and furious 8, star wars prélogie : épisodes 1 à 3, la belle et la bête, wind river, intégrale divergente, logan, demain tout commence, hunger games 4 films, alien : covenant, kong : skull island, wonder woman, impérium, dernier endormi : le réveil, pirates des caraïbes 5 : la vengeance de salazar, la la land, overdrive, ghost in the shell, rogue one : a star wars story, transformers 5 : the last knight, assassin’s creed, trilogie le hobbit, la grande muraille. On peut même lire les résumés illustrés au dos des boîtes. Gondole des vidéos, rayon culture.

triptyque n° [69]

#Saint-Étienne #1961
Cinéma Saint-Louis à Saint-Etienne, 1961 ou 62. C’est forcément un dimanche après-midi d’hiver et c’est la première fois que je vais au cinéma. C’est une salle de spectacle en gradins, je suis avec mes parents et mon frère tout en haut de la salle. On est venu à pieds bien sûr, ce n’est pas si loin. Je ne sais plus si je suis contente avant la séance, je ne me souviens que d’un instant découpé dans le temps de ce dimanche : la scène est brutale et je ne peux que me cacher les yeux avec les bras pour ne pas voir. J’ai dû pleurer et n’ai d’autres souvenirs qu’une plaine blanche et une torche de feu qui s’apprête à brûler les yeux de Michel Strogoff. Bien des années plus tard, j’ai voulu revoir ce film et n’ai pu résister au passage fatal : mes yeux se sont fermés.

#Saint-Étienne #1969
Cinéma Alhambra à Saint-Etienne, 1969. C’est la première fois que je sors avec des copines de lycée au cinéma ; ce doit être un samedi après-midi. Le film a probablement été recommandé par un professeur de notre classe de troisième - peut-être celui d’histoire mais je pencherais davantage pour la professeure de français dont je garde un souvenir chaleureux - et ainsi l’autorisation a été donnée. Nous sommes trois filles, il y a Pierrette qui habite près de chez moi et une Isabelle dont le souvenir a du mal à remonter. Le film est fort et titille ma jeune conscience politique en pleine ébauche. Il s’agit de Z de Costa-Gavras. Le souvenir poignant qui perdure c’est celui d’une salle applaudissant debout face à l’écran. Je me souviens m’être inscrite au ciné-club du lycée dans la foulée.

#Haute-Loire #1975
Salle paroissiale de Haute-Loire/ années 70. Ce sont les vacances d’été dans ce petit village de Haute-Loire, comme tous les étés. Deux soirs par semaine, un film est proposé dans la minuscule salle paroissiale. C’est la seule distraction, hormis les fêtes de village. Il me semble que pour ce film j’y vais avec ma mère, ce qui n’est pas habituel. Dans la petite salle , il y a les volutes de fumée, les chaises raclées sur la dalle en ciment, les conversations qui ne cessent guère, les papiers de bonbons froissés, les rires forts puis cela finit par se calmer un peu au cours de la diffusion. Ce soir là, ce n’est pas ce que le curé propose d’ordinaire où plus jeune, j’ai découvert les Fantomas et des séries de films comiques. C’est La dentellière. Ce film m’émeut. Je ne sais pas si je l’ai revu depuis, mais j’ai ce souvenir de silence, d’intériorité, de lenteur. A la fin de la séance, le curé du village semble destabilisé , et donne la sensation de douter de son choix pour les paroissiens ; sachant que je suis enseignante depuis peu, il me demande ce que je pense du film. C’est la première fois qu’il me semble que mon avis a de l’importance. Je lui signifie mon enthousiasme. Il semble malgré tout dubitatif. Plus de quarante ans plus tard, je me demande s’il n’avait pas pensé proposer un film sur les dentellières, dans ce village où cette activité faisait partie d’un quotidien pas si vieux que ça….

 

les auteurs

[1Benjamin Renéville

[2Milène T.

[3Béatrice Dumont

[4Dominique Hasselmann*

[5Claudine Dozoul*

[6Felismina

[7Danièle Godard-Livet*

[8Jacques de Turenne*

[9Benjamin Revol*

[10Françoise Renaud*

[11Guillaume Cingal*

[12Marie-Christine Grimard*

[13Ista Pouss*

[14Christine Zottele*

[15Marion Lafage

[16Joséphine Lanesem*

[17Claude Énuset*

[18Françoise Durif

[19Quyên Lavan*

[20Pierre Charil

[21Michèle Dt

[22Piero Cohen Hadria*

[23Philippe Sahuc

[24Vincent Tholomé*

[25Marie Moscardini*

[26Vanessa Morisset

[27Lucie Renaudin*

[28Gracia Bejjani*

[29Brigitte Célérier*

[30Didier Austry

[31Isabelle Dartiguelongue

[32Jérôme*

[33Anouk Sullivan

[34Anne R.

[35Véronique Séléné

[36Eric Schulthess*

[37Elen Riot

[38Hélène Boivin

[39Sméraldine

[40Aurélie Balay

[41Rose-Marie Mattiani*

[42Stewen Corvez*

[43Will

[44Nicole Mounier

[45Nicole Begzadian

[46Antoine Gentil

[47Laurent Schaffter

[48Cat Lesaffre

[49Marie Sagaie-Douve

[50Marlen Sauvage*

[51Charlène Poveda

[52Dominique P.

[53Géraldine B.

[54Philippe Castelneau*

[55Jean-Marie Fleurot

[56ana nb*

[57Jérémie Elyerm

[58Emmanuelle Cordoliani

[59Will (2)

[60Guy Torrens

[61Pascale Etchebes

[62Valérie Louys

[63Tristan Mat*

[64Marie-C. Fresnel

[65Rosny Bird

[66Philippe Girault-Daussan

[67Marie V.

[68Jérôme C. (2)*

[69Solange Vissac*


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 17 décembre 2017
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