textes & contributions | Duras, comment j’ai fait

en un seul bloc-paragraphe, revenir sur le contexte et l’attente qui préludent à l’avalement créatif


ce dimanche 18 mars, vous avez proposé  59  blocs-paragraphe.

 !


 présentation et sommaire du cycle « écrire-film »

 la proposition 3, avec vidéo et textes supports

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 envoi des textes par réponse depuis la lettre d’info, fichiers joints au format .doc .docx .pages .odt (mais pas .pdf ni dans le corps de l’e-mail) – merci d’insérer en tête de votre texte la signature souhaitée, ainsi que l’url du site ou blog s’il y a, vous me rendez infini service et évitez les erreurs... Et pensez au titre !

 ne vous laissez pas avoir par la musique des autres, prenez du risque, faite que chaque contribution ait sa musique rien qu’à vous, rien qu’à elle !

.... et super merci à tous ! FB.

bloc-paragraphe n° [1]

Malgré soi comment avoir crédit de guérir chaque seconde même la plus douloureuse quand l’esprit du vin travaille ponctué verre après verre contrairement à ce texte les bouteilles sont vides je me rattrape sur le café et ça n’est pas judicieux à cette heure de la nuit il faudrait dormir mais tu connais mon pseudo et l’avatar de mon esprit qui forme un tout réforme lettres images musiques il ne pleut plus de bruit on éjacule dans l’intimité d’un murmure ou bien l’on veille la tête contre les murs et toi tu accepterais ça et tu ne diras rien je te demande de te taire ferme-la pour une fois et pour celles qui suivront autrement que thé vert ou café noir coulera mon stylo nuit sans dormir assouvie le théâtre de ton vit en dessous tu vises les dessous pour simplement deux sous en dessous de tout en dessous de la rumeur quitte à payer quatre sous pour ta gloriole de province faire ton petit effet chez des blondasses tu es marié je crois mais tu t’ennuies souviens-toi tes cotes sommes toutes trébuchantes elles ne t’aiment que pour ça c’est quoi la réussite dans ces cas-là et tu auras beau crier vilipender radoter ragots répéter le salut ne te comblera pas que tu crois ou non je suis tranquille avec moi au moins pour cette nuit où je t’ai entendu passer comme ça l’air de rien juste un cri dans la nuit dans ta nuit raillée mon écriture sans jamais me lire sans jamais entendre ma voix tu auras bouclier de ta réussite de ton argent pour moi une tasse de café ça y est il coule entre les amygdales passe la trachée artère et brûler l’estomac jeux de quel signe sont les mots quand tu prends les ordres aux horoscopes du matin chaque seconde des millions chaque année les bêtises assermentées des vœux les veaux sont bien gardés et je bois mon café je ne peux pas te donner d’heures j’ai perdu ma montre et tu auras beau crier vilipender radoter ragots répéter juste en dessous de ton dessous puisqu’on te tire vers le bas comme tu tires ta femme là où le bât blesse le cœur n’y est plus il reste le fric et c’est pour ça qu’elle reste vous façades en éboulis même plus à ravaler tellement vous connaissez tu prends une passe chez la voisine ou un t****** bois de Boulogne te vend petite besogne c’est presque heureux que tu sois là il survit de ton étalage aux amis tu ne diras rien du plaisir tu n’auras qu’un succédané consommer viagra restes des petits plats de Bobonne tu l’appelles carrément Bobonne maintenant vous êtes un vieux couple un peu désabusé complètement abusé il n’y a plus de cœur il n’y a plus rien à donner faut juste prendre en continuant de mentir c’était quand la dernière fois que tu arrivais le cœur emballé emballer ces baisers dont tu conserves l’aluminium ou bien le film plastique au rayon congelés votre promenade supermarché du weekend surface plus grande combien elle mesure monter sur la balance voir que tu as grossi et que Bobonne aussi alors tu mates les seins de la caissière c’est pas pour rien les décolletés mais c’est pas toi qu’elle va se coltiner c’est pas avec toi qu’elle va coller c’est mort pour toi les chevauchées débridées tu ne fais plus que klaxonner dans les bouchons pressé d’aller travailler ton jus de citron et puis parfois tu cries juste en dessous pour faire chier parce que tu n’as rien d’autre à foutre que tu n’es pas heureux que tu attends de devenir vieux mais c’est pas une raison pour éviter le mieux je veux dire le meilleur et je peux toujours pas te donner l’heure parce qu’en retard ou en avance ça ne changera rien tu sais où elle finit cette comédie tu le devines l’oubli ça te fait peur mais il sera à l’heure et je ne peux toujours pas te donner ce temps puisque ma montre je l’ai jetée au moment où la Terre a pété à l’instant où il n’y a plus de gueule d’atmosphère ce grand vide que tu pressens

bloc-paragraphe n° [2]

Il y a des mots dans lesquels je te fais tenir. Cendres. Quelquefois les yeux des bêtes. Certains chiens qui savent. Les autres très peu. Moisson. Ça fait bientôt dix ans maintenant. Il y a des paysages. La rivière, les plages courtes des bancs de sable. Et puis, les pierres. Surtout les pierres. Des champs entiers aussi, froissés, quand le vent les promène. Des pages de journal déchirées. Mais faiblement, distraitement. Discrètement. En avion, jamais. L’air. Quand tu es venue dans mes mots. Ca a été une surprise. La vraie surprise de l’écriture. Source. Je ne cherchais rien. Et surtout, pas les autres, je les ai repoussées. Ce n’est pas encore l’heure. Elles font trop de bruit, trop de gestes brassent l’air autour d’elles, dispersent. A ces moments-là, tu recules. Tu passes derrière, après. Tu restes au fond. Je sais que tu es là, mais plus loin. J’attends. Ca fait dix ans. Maintenant, de moins en moins. Mais les pierres, toujours. Ca tient à la couleur peut-être. Gris, noir, une veine blanche, une paillette courte de mica que l’eau allume. L’été dernier encore. Non, il y a deux ans, maintenant. L’été dernier je ne suis pas arrivée au sommet. Me suis arrêtée en cours. Mais voilà deux ans, oui. Le lac tout en haut des longues heures de montée. Le vent. Au thermomètre il faisait deux degrés. J’étais bras nus. Je ne sentais rien. C’était au bout de la montée. Bras nus. Jambes nues. La peau cuite. Des milliers d’aiguilles très fines. Mais rien, je ne sentais rien. Là-haut je te respire, je n’ai jamais froid, je ne suis jamais fatiguée. Tu me portes. Les pierres aussi. Tu te tais mais je comprends tout ce que tu me dis. Ça fait dix ans. Je crains que ça s’arrête un jour. Ça s’est déjà arrêté. Longtemps. Ca ne venait plus. Et je repoussais toujours les autres. Leur tapage. Si je me laissais faire je crois que je n’aurais qu’à me laisser écrire par elles. Elles rempliraient des pages. Ça me prendrait du temps. Mais sûr ! j’en noircirais des pages. Tandis que toi. Tu patientes. Il y a des trous maintenant dans ta couverture. Je ne peux pas me résoudre à les repriser. Je ne sais pas comment faire. Ça va se voir, c’est certain. J’ai perdu tes couleurs. Ou alors, je mets des mots à la place. Oui, c’est bien ça. Des raccords, des accords. Mais ça se voit quand même.

bloc-paragraphe n° [3]

Quand on me demande comment j’ai fait, je réponds : la rencontre ; il y a toujours une rencontre au départ. Avant, il y a moi et la petite musique dans la tête, suffisante, rassurante, enivrante. Ça parle, ça tourne, ça se répète à l’infini. Un balbutiement onaniste. Avant, ça apprend aussi, ça engrange, ça accumule, ça prépare, ça attend, ça voudrait sortir mais ça ne sort pas, ou quand ça sort, c’est plat, confus, incompréhensible, désincarné. La rencontre produit l’incarnation. Je ne parle pas de rencontre amoureuse, simplement de rencontre. Je ne parle pas non plus d’inconnu, ce n’est pas obligatoire ; on rencontre parfois des connaissances. Je parle encore moins de la rencontre avec celui ou celle auquel je prétends m’adresser, rencontre improbable et qui de toute façon viendra après (peut-être). Je parle de la rencontre initiale, celle qui permet à la chose d’advenir. Le lieu importe - vous avez remarqué comme on se souvient des lieux des rencontres - mais il peut être aussi divers que le jardin du Luxembourg, une forêt, une cuisine, un atelier, un dojo, un musée. Il faut un minimum d’activité ensemble, et pas seulement des mots ou des regards : faire quelque chose ensemble, couper un arbre, élaborer un plat, se battre, construire une photo ou une mangeoire à oiseaux. Quelque chose qui implique le corps, les mots s’y ajoutent. Tout part de là : l’envie, l’invention et le courage de la persévérance. Parfois la rencontre se poursuit par une relation. Banale et convenue, on la gardera ou pas, mais elle ne produira pas plus que ce qu’elle a déjà produit. Intense et riche, on la chérira, craignant toujours d’en abuser ; on la gérera avec prudence, laissant au temps, à moi et à l’autre, le temps de renouveler la rareté, d’accumuler de la valeur à échanger. Parfois il n’y aura même pas de relation au sens où on l’entend habituellement, juste une coexistence attentive de moi à l’autre, et de l’autre à moi, de loin, de loin en loin, qui agira comme l’énergie qui alimente le moteur. La rencontre produit l’incarnation ; ce qui n’était que brumeuses vapeurs de mon esprit peut s’échanger, être compris, partagé, s’incarner pour d’autres. Je vous souhaite beaucoup de rencontres.

bloc-paragraphe n° [4]

Comment j’ai fait - c’était à la sortie du Musée, en mars, entre les montagnes, la neige et le peintre aussi. Il venait de me donner à voir. Les montagnes l’eau la mer, le bleu dans les roses et le voile des étoiles. Mêmes les bateaux prenaient le large. Il y avait l’air surtout, partout et le mauve huilé des îles, fines et nettes, rouge parfois sur tous les murs qui gouttaient. Large. Si larges qu’on s’y noyait de près comme de loin. Il n’y avait plus qu’à sentir, plus qu’à peindre, à lire ou à filmer, que sais je. Le peintre ouvrait les yeux, la route, il avait tout taillé, dans les moindre recoins, la moindre lumière, écarté les feuillages, la mer la couleur les ciels et le paysage, oui, oui, jusqu’aux gouttes qui éclataient de joies dans les nuages, on aurait voulu plonger. C’était clair. Il n’y avait plus qu’à prendre. Plus qu’à suivre. Plus qu’à faire. Et j’ai vu. Dans le parc, les allées du jardin, et j’ai vu les bassins verticaux et les lignes obliques, les carrés et les dalles noires et l’eau qui coulaient sur les vitres, et au-dessus les montagnes comme des pics qui gouttaient dans la brume, oui. Mon cerveau était comme remodelé, comme repeint, dans le cadre je voyais les photos comme personnes, les lignes les traces et les églises perdues, tout coulait à l’intérieur de l’appareil, tout était simplifié dans les yeux, il n’y avait plus qu’à déclencher le bouton comme on respire, mettre les filtres et rendre la lumière. Parfois je vois encore, mais de plus loin.

bloc-paragraphe n° [5]

J’écris, mais qu’est-ce que j’écris me demandera-t-on, je ne sais pas, puis, formulée de manière abstraite et impersonnelle, qu’est-ce qu’écrire ? Je ne sais pas. Pour moi, c’est une activité. Ni professionnelle, ni amateure, non payée mais pas sans rétribution certes rarissimes et qui ne permettent d’en parler en public sans rougir. Car il y a la honte aussi. La vie clandestine dans la dictature de la réception où son existence n’est prouvée que par le regard d’autrui. Une dictature où l’on est à la fois la victime et le bourreau. " Ah tu écris ? tu me feras lire ? " demande-t-on dans l’espoir de refourguer ses propres textes. Si je te fais exister, s’il te plaît fais en de même pour moi, moi, moi qui veut être écrivain, qui tous les jours écris tous les jours - tous les jours ? - tous les jours - et sans lecteurs ? - non, sans lecteurs. Mais qu’est-ce que c’est l’écriture sans lecteur, une épreuve de sport paralympiques ? Non, l’écriture sans lecteurs est une occupation pour gens sans problèmes. Prenons moi, j’ai trente ans, je vis au crochet de ma mère biologique et patriotique et je suis toujours étudiant et assistant de langue et j’ai une relation assez sérieuse selon moi et pas du tout selon mes pairs et j’écris tous les jours des choses qui n’intéressent que moi. Ah c’est donc ça. Ennuyeux. Mais pourtant je fais tous ce qu’on me dit de faire sur Instagram ! Je persévère day in day out, quand ma copine me propose de sortir je lui répond que je dois écrire, mes lecteurs - futurs - comptent sur le sacrifice de ma vie présente pour se dire " tu vois quand t’as une vie de merde et qu’il ne se passe rien il faut continuer d’affronter cette saloperie sans rien dire, comme un héros américain et un jour, peut-être, des gens feront le sacrifice de quelques dollars sur l’autel de ta vie sacrifiée pour accéder au nectar de ta vervaine littéraire " D’accord, d’accord, admettons que vous êtes écrivain ; qu’est-ce donc, alors qu’écrire, vraiment, comment cela arrive-t-il ? Je passe ma vie à chercher ce que je veux dire, c’est là, quelque part, tapi dans le noir, ou plutôt dans le blanc du papier (excusez les jeux de mots, mais je profite qu’il y ait du monde pour frimer un peu) et je pars à la chasse sans chavoir sacher (encore une fois désolé, je suis heureux, j’écris) d’ailleurs je n’ai pas de fusil, pas de carabine, pas d’arc, pas de fronde, pas de piège, pas d’appât, pas de couteau, pas de canif, pas de vêtements camouflages, pas de chapeau, pas de chaussure, pas de chien, pas de collègues de battue, pas de voiture, pas de forêt : rien et j’ai horreur du sang. Au hasard de ma battue mentale je trébuche sur quelque chose et reconnais là un sujet. Je m’attendais à voir une hydre, le Sphynx, quelque chose d’impressionnant, qui vaille la peine de sacrifier quelques heures par jour, mais ce n’est qu’une voix, un murmure, un bruissement, un élan vers la sortie. Puis j’ouvre les yeux, me lève et m’assois au bureau. J’écris.

bloc-paragraphe n° [6]

Au début je n’ai pas fait. Ou si peu. Rien de bien précis. Mais rien, en fait. Un mouvement anodin, insignifiant. Rien. Cependant, une petite voix résonnait en continu dans ma tête. Elle me dérangeait cette petite voix. Je n’arrivais pas à l’identifier. Le désespoir me rongeait. Des images venaient se fracasser dans mon imaginaire, narguaient ce qui aurait pu être un début de quelque chose et disparaissaient sans qu’une forme d’identification ait laissé une empreinte. Rageant. Un malaise intérieur grandissait en moi, envahissait tout l’espace, l’étranglait. La recherche d’une voie libératrice m’obsédait, habitait mes questionnements, les façonnait parfois, les orientait. J’étais prisonnière de mes pensées, de mon effondrement. Le café avait un goût de non retour. La rue se vivait au-delà de la vitre embuée, sans moi. C’était au début et je n’avais rien fait. Pas encore. Alors, comment j’ai fait pour faire ? D’abord, il y a eu l’espace. Des sons ont commencé à envahir cet environnement étriqué puis généreux, ce qui a permis aux sons de se multiplier. Et puis, j’ai pu entendre les fréquences, les écouter avec intérêt. C’était comme si les étapes d’un début de quelque chose se mettaient en place. Je crois me souvenir que les pluies avaient cessé à cette époque. Le froid était moins mordant, les manteaux ouverts aux courants d’air rafraîchissants. Les sons sont devenus des voix. Terminés ces ensembles phoniques lancinants du début. Laissez-moi entendre ces harmonies. Ensuite, il y a eu un lieu. Un quai et l’eau par-dessus le quai et la corde au-dessus de l’eau et le quai qui se retrouve submergé par cette vague orpheline qui n’en finit pas de se déployer en-dessous de la corde tendue. Et là, il fallait choisir : se laisser déborder ou terminer de lire le journal à la terrasse du café. Puis l’eau s’est retirée, le choix s’est fait par aspiration. Il y a peut-être ici un début de commencement du " comment j’ai fait ". Alors, j’ai laissé faire. J’ai laissé l’ailleurs m’envahir, la vague m’apprivoiser. J’ai laissé les visages se multiplier. J’ai laissé la marée vivre au rythme de son flux et reflux. D’ailleurs avais-je le choix ? J’ai aimé ça. La peur au ventre, j’ai cédé. J’ai aimé ça encore. Je me suis offerte au " faire ", mais je ne sais toujours pas comment.

bloc-paragraphe n° [7]

Je n’avais pas l’ombre d’un scénario écrit à l’avance ni pris aucune note préalable. Mon imagination n’était pas dans ces rails-là. J’ignorais totalement que cette vidéo existerait un jour (" Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image " dirait Godard). J’avais seulement emporté, en plus de mon smartphone habituel, mon appareil photo pour filmer éventuellement quelques images du feu d’artifice tiré depuis l’un des larges ponts, le soir du nouvel An dernier, qui enjambe le Rhin à Bâle, cette ville suisse si tranquille, et dont la seule musique d’ambiance produite est celle des nombreux tramways qui grincent dans les tournants, mêlée à celle des carillons des églises. C’est en revenant ensuite à pied vers l’hôtel que j’aperçus, pour la première fois de nuit, le Kunstmuseum avec son inscription conservée d’une exposition précédente. Je l’ai déjà dit, je n’envisageais rien de ce qui pourrait être une fiction nocturne filmée puisque seuls le hasard, l’imprévu, l’improviste pourraient éventuellement la commander. La création me semblait exclue, Dieu était déjà passé. Je n’avais d’ailleurs pas trimballé un pied pour stabiliser ma caméra : cet accessoire est peu discret et j’essaie toujours, lorsque je suis amené à faire des plans fixes - les seuls qui permettent de capter le mouvement sans l’accompagner dans son déplacement - de rester immobile le mieux possible en me donnant un point de repère dans le viseur. Tout à coup, j’avais aperçu et donc cadré ce carrefour avec le cube architectural du musée et j’attendais qu’une voiture passe ou même peut-être un cycliste, il était environ une heure du matin. Au bout de quelques minutes la place s’agita comme je le souhaitais, je déclenchais l’enregistrement, cela ne dura pas très longtemps. C’était devenu une vidéo " minimaliste " (je pensais alors au musicien américain La Monte Young, toujours vivant). Celle-ci ne serait jamais projetée dans un cinéma puisque les court-métrages (et celui-ci était ultra-court, 35 secondes en tout et pour tout) avaient perdu leur droit à l’existence en salle. La seule intention que j’explicitais au début de mon film fut inscrite dans le générique : " J’aime bien quand il ne se passe rien, ou tout simplement quand il passe quelque chose. " Je publiais ensuite, le 19 janvier, le mini-film sur mon blog Métronomiques, il attira peu de lecteurs et de commentaires. Mais la création de cette vidéo m’avait plu, c’était le principal : sans aucun désir anticipé de lui donner la vie, comme si elle m’avait échappé involontairement, l’image m’avait imposé soudain sa présence inéluctable, je l’avais accueillie sur-le-champ et même je l’en remerciais - nos deux solitudes s’étaient ainsi rencontrées durant quelques instants, un petit matin dans la ville blême. Le ballet pouvait commencer et revenir, revenir, revenir à son point de départ.

bloc-paragraphe n° [8]

Le Boléro de Ravel chorégraphié par Béjart avec en soliste, la déesse Sylvie Guillem. Je l’ai vue danser à Nice -il y quinze ans, vingt ans ?- stupéfiante d’intensité incandescente et de maîtrise artistique. Je ne me lasse pas de cette version, au même titre qu’In The Middle, Somewhat Elevated de W. Forsythe, avec la même illustre. Je me suis d’abord passionnée pour la seule pièce musicale, l’ostinato, le rythme obsessionnel, sa puissance qui va crescendo jusqu’à dévorer tout l’espace sonore, jusqu’à contredire même la phrase de Louis-Ferdinand des Forêts (" la musique est le lieu où la pensée respire ", Ostinato), tant la coda est asphyxiante pour l’auditeur, qu’elle laisse sur une sensation de syncope dont il peut mettre plusieurs instants à se remettre, K.O. comme après un coït. Je me rappelle Le Clezio (Ritournelle de la Faim), attentif au fait que " le Boléro n’est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l’histoire d’une colère, d’une faim. Quand il s’achève dans la violence, le silence qui s’ensuit est terrible pour les survivants étourdis. " Ces mots traduisent mon impression intime, me sont adressés pour m’appeler dans l’émotion qu’ils désignent. Sauvagerie, sensualité et impétuosité du ballet s’engloutissent brutalement dans la coda, effondrement final dans l’entonnoir du grand accord dissonant. Le Boléro, œuvre revêtant, aux dires même de son compositeur, un caractère " musico-sexuel ", s’apparente à une sorte de " danse macabre " d’après André Suarès. Eros et Thanatos mêlés un peu plus étroitement et plus violemment à chaque répétition amplifiée de la formule mélodique. Un concentré arabisant de Sacre du Printemps, en plus tragique. La déesse -telle une figure égyptienne-, apparaît surélevée, au centre d’un grand disque rouge. Elle commence à se mouvoir sur l’entame mélodique avec ses bras seulement, ses bras cous de cygnes symétriques, puis son buste se met à onduler doucement avec une souplesse orientale. Ses poignets cassés soulignent la pulsation obsessionnelle qui enfle au fil des minutes, dégageant une impression de puissance dionysiaque et d’harmonie apollinienne, innervant les forces vitales qui se lèvent progressivement autour d’elle : cercle d’hommes s’animant pour le culte de la mouvante déesse. Ses doigts sont écartés, extension maximale, paumes grandes ouvertes. Tout son corps liane se déploie, entraînant la figure collective circulaire des danseurs. Le long et progressif crescendo orchestral s’exprime par une énergie visuelle croissante, bientôt paroxysmique. Augmentent inexorablement l’ampleur et la vivacité des mouvements : des tours attitude saccadés, aux grands ronds de jambe au niveau de l’oreille, en passant par les sauts et tous les grands écarts possibles. Jusqu’à l’acmé, l’apothéose, l’asphyxie de la perfection violente. Sylvie Guillem, Terpsichore incarnée à la démoniaque présence, surhumaine. Sirène hors d’eau à la longue chevelure flamboyante. Danseuse d’un ordre surnaturel, dont on a pu dire que " Dieu a dû rater beaucoup de danseuses, avant d’en réussir une comme celle-là. " Qu’on l’interprète comme la scène sacrificielle d’un culte païen ou pas, le Boléro est un ballet empreint d’une mystique certaine, quand bien même exaltant comme nul autre les qualités sensuelles du corps dansant. La création musicale de Ravel date de 1928, la chorégraphie de Béjart de 1961. L’alliance des deux suscite un émoi d’ivresse. Hypnotisme. Magnétisme indépassable de la danseuse. Captation de toute tentative d’analyse. Terme de cet ultime visionnage relevant d’un rapt psychologique. Tout en conservant son mystère, ce phénomène éprouvé m’est devenu familier, je ressens en moi-même sa symptomatique force. Je m’incline devant elle, avec la secrète satisfaction d’avoir touché une interprétation artistique qui met en échec toute approche esthétique conceptuelle. Absolue résistance de l’art à la réduction rationnelle. L’écriture commence ici.

bloc-paragraphe n° [9]

Écrire, pour quoi faire ? Pour qui ? Pour soi ? Pour dire quoi ? Pourquoi écrire, si on n’a rien à dire ; si on ne sait pas à qui on parle. On ne parle pas à soi. On n’écrit pas pour soi. Je n’écris pas pour moi, non. J’écris parce que c’est plus fort que moi, peut-être. Un jour, il y a des années de ça, j’ai voulu ne plus écrire. J’ai ouvert mes tiroirs, j’ai vu les carnets noircis d’une écriture serrée que je n’arrivais plus à déchiffrer. J’ai lu des notes que je ne comprenais plus ; celui qui les avait écrites avait fait un pari sur l’avenir, il pariait sur moi, mais le temps est passé trop vite et l’avenir s’est soudain rétréci. Je ne savais plus ce qu’il voulait me dire. Il écrivait animé d’un pressentiment joyeux, certain que je saurai plus tard dérouler sa pensée. Je ne comprenais rien, je ne me reconnaissais plus en ce jeune homme si confiant en la vie, mais c’est lui qui avait raison, je le savais, et moi qui m’étais égaré. Pourtant, j’ai voulu oublier, tourner la page, en quelque sorte. Je n’ai pas jeté les carnets, non, mais je les ai rangés loin du bureau, dans des cartons entreposés dans un coin du garage. Un poids en moins. Je me sentais léger. Tellement léger, bientôt, que je ne me sentais plus. À virevolter en tous sens, on perd le sens de sa vie. Je croyais m’être perdu, avant, m’être fourvoyé dans mon obstination à écrire envers et contre tout, je me perdais maintenant à ne plus vouloir rien écrire. À vouloir simplement vivre, j’avais le sentiment de vivre pour rien. Écrire pour quoi faire ? J’ai repris un carnet, un stylo. J’ai repris l’écriture. Écrire pour donner un sens au chaos. Le chaos intime : les terreurs héritées de l’enfance, les larmes ravalées, les peines et les blessures qui sont autant de coups portés pour vous faire vaciller. Les mots jetés sur le papier étaient des pansements sur les plaies. Des mots pour avancer. Il me fallait écrire. Réapprendre à marcher. J’ai retrouvé il y a quelques mois les carnets. J’ai patiemment reporté sur mon traitement de texte des fragments et des notes. Je ne savais plus ce que ça voulait dire, mais j’ai repris confiance. Je les ai agencés pour construire autre chose. Un puzzle, en quelque sorte, dont je dessine aujourd’hui toutes les pièces manquantes. Sans doute que ça fera un livre. J’ai posé près de moi la photo du jeune homme qui autrefois noircissait des carnets. Il sourit, un peu dubitatif. C’est qu’il me connaît bien. Il me connaît mieux que je ne me connais moi-même. Pourquoi écrire ? Pour qui ? Pour dire quoi ? Écris, il me dit. De toute façon, tu ne sais rien faire d’autre. Alors, écris. Et j’écris.

bloc-paragraphe n° [10]

Je ne sais pas comment ça se passe, comment ça vient, je pourrais dire que ça prend source dans le corps comme une lumière, une image, une couleur, un mouvement infime dans le tissu du corps silencieux, un mouvement réfugié depuis longtemps dans les cellules (cellules issues de la lignée des bêtes sorties de l’eau un jour d’orage et de violence alors que la terre n’était que jungle et marécages), car les choses existent déjà en dehors de moi, en dehors de nous - mais quelle histoire racontons-nous sans cesse ? n’est-ce pas toujours un peu la même dans les livres ou les films et a-t-elle un intérêt pour quelqu’un ? -, je me souviens quand j’étais bien plus jeune, seule au bord de l’océan qui borde mon pays, je contemplais les vagues fougueuses et je les aimais infiniment parce qu’elles me donnaient à voir quelque chose d’inclassable, et cet amour me guide toujours - sûrement à cause de lui que je le fais et d’ailleurs c’est tout ce que j’avais à cet âge pour me raccrocher au monde et grandir sans poser de problème à personne : la beauté de la mer et quelques phrases à gratter dans un cahier d’école -, de même le visage de ma sœur morte me guide à travers la foule et la multitude de mes peurs de cette façon infiniment belle et particulière qu’ont les vagues - maintenant de ça je suis à peu près sûre -, elle me montre le passage, son gentil visage de condamnée à frôler le mien et le cœur labouré de ma mère et la colère de mon père, alors oui forcément que je le fais à cause de tout ce bazar qui un jour m’a fait basculer sur l’autre versant, changer de route, - je le vois plus clairement à présent -, et chaque jour tout réapprendre en le faisant, trébucher, se relever, se demander à quoi bon continuer, se laisser submerger par la joie ou le doute et reprendre une goulée d’air jusqu’à ce que ça vienne sur le papier un peu comme une vision (paysages, villes, routes, êtres vivants au bord des routes) - mots surgis bons ou inutiles, qui peut le dire -, simplement il est temps de faire ce que j’ai à faire car je suis au plein de ma vie, alors j’écris un point c’est tout, avec des larmes et en poursuivant les méandres d’un long fleuve noir.

bloc-paragraphe n° [11]

Quelqu’un dit ça : " Je ne peux écrire que dans la mesure où.. ". C’est un auteur jamais lu qui dit ça très tôt sur France culture. Le silence après le " où " se prolonge alors que je m’engage sur le rond-point. Il reprend parole mais je n’écoute plus. La circulation est fluide, mes pensées suivent leur route que je ne suis pas forcément. Repensant au bloc noir de Marguerite D. et à la proposition de François B. , me reviennent à l’esprit un autre François et une autre Marguerite, frère et sœur royaux, elle, autrice de l’Heptameron, protectrice de Rabelais, cher au premier François - et non François 1er. Bizarreries des liens neuronaux. Arrivée au collège, je note rapidement la phrase Je ne peux écrire que dans la mesure où - tentation de retrancher le " où " suivie du passage à l’acte. Je ne peux écrire que dans la mesure - dans la mesure ? Dans le tempo imposé par mon for intérieur à mon corps défendant. Trouve pas le rythme, justement. Tentation et méfiance en même temps envers la facilité du procédé. Retranchant encore un mot cependant. Je ne peux écrire que dans - dans le dedans du dehors - pensée furtive pour un autre auteur. Encombrée de trop de mots d’auteurs. Je ne peux écrire que - alors que je ne peux qu’écrire a tellement plus de gueule. Je ne peux écrire que - multiplicité des ouvertures induites par ce petit mot " que " sur lequel je m’apprête à faire cours avec les 3e1, ici en corrélation avec ne dans cette tournure restrictive " ne que " - que ne - quenotte - why not ? Encore un enchaînement à la con m’empêchant. Me forcer à revenir à l’essentiel. La pièce, les personnages, la mort et la vie à l’œuvre, ensemble et séparément. Je ne peux écrire - écrire et crier - crier et rire - écrira bien qui écrira le dernier. Je ne peux -excusez du " peux " - puissance du verbe nié. N’y es-tu ? Le peux-tu ? Je ne - un vieux je ne. Je cet autre encore plus vieux, plus haïssable. Plus rien finalement, provisoirement. De ce grattage de papier à vif, s’ouvre à nouveau la plaie, en jaillit du sang d’encre et ça finit par écrire dans la démesure. Je ne peux écrire que dans la démesure et le débordement.

bloc-paragraphe n° [12]

Je les entends derrière le rideau, brouhaha anonyme et menaçant... Il va falloir que je le fasse. Assassiner Mozart pour mon plaisir. Pourquoi es-tu si négative ? me dit la voix de ma raison. Chanter dans ce foyer rural comme si c’était la Scala c’est ce qu’il faut que je fasse. Est-il là ? M’aime-t-il assez pour participer à ce simulacre ?( à moins qu’il ne se soit tué en voiture me dit la voix de mon angoisse). Oh ! Arrête ! tais-toi, taisez vous toutes ! Souviens-toi comme c’est bon ; comme c’est fort, puissant, joyeux et doux. Voilà la voix que je veux entendre. Oui je vais y aller, je vais le faire. Non je ne vais pas faire le coup de la gastro-entérite fulgurante comme le suggère la voix de ma lâcheté qui ne manque pas d’humour. C’est ma voix que je vais trouver. D’abord de loin, étrangère et tremblante. Puis intime, pleine, elle prendra toute sa place. Toute la place.

bloc-paragraphe n° [13]

C’était à Hamilcar, le centre de Carthage… Depuis longtemps, se retourner vers les années qui virent les débuts et les prémisses de cette vie-là, depuis longtemps recensés en une espèce de liste, toujours sur le bureau (le début, à une table de café un midi sur un carnet noir cadeau de noël de E. en 2012), les souvenirs qui me reviennent, ils sont à présent une cinquantaine je pense, je n’ai pas compté, c’est peu, ce sont sept années, c’est peu et c’est beaucoup, il n’y a, dans les termes employés, aucun verbe (ou alors très peu, dans une parenthèse ou après quelque pronom relatif j’imagine - je ne sais plus la grammaire, ni les noms qu’on donnait, mais c’était plus tard, à l’analyse logique, cette chose qui ressemblait ensuite, ce fut plus tard encore, aux mathématiques et leurs fonctions, leurs ensembles), je me disais raconter ces histoires-là - deux copiées-collées : l’escalier et la rampe de marbre de la maison du belvédère (glisser dessus) ; au bout de la rue (du Mexique, du Belvédère) le parc les arbres la peur - et faire en sorte qu’elles aient quelque chose de commun, esprit style nécessité, vérité sincérité, quelque chose comme une image photographique, quelque chose enfin qui puisse ressembler à ce que c’était donc que cette enfance-là et de se souvenir de ces jours de cette lumière, plomb du soleil ou bleu blanc de la maison, à l’esprit était cette image-là, cette image - cette image-là - et au début de l’année un appel téléphonique disait avoir retrouvé un tapuscrit, une histoire qui évoquait vaguement au loin, quelque chose comme un écho, puis on me dit s’être emparé de ce texte - « est-ce de moi ? je ne sais pas » me disait-il - pour en faire un autre, plus élaboré, différent parce que celui-là avait quelque chose de daté, ancien, révolu, suranné, vieux jeu, on m’en lut quelques lignes et j’entendis « fais-en ce que tu veux, de tes deux gosses, balance-les sous le tram si ça t’amuse, moi je n’en ai rien à faire » et ce sont ces mots qui me firent comprendre que le premier texte était mien, envoyé sans doute dans la fin des années 70, afin qu’on le lise, et qu’on m’en dise quelque chose - cette pratique, juste une illusion, à peine une sensation dit la chanson, chacun fait ce qu’il peut, mais c’est fini - « c’est moi qui l’ai écrit ce truc » dis-je, puis - nous étions au café, on écoute on rit on parle on répond on invente ou pas - « si tu trouves ce type une mèche blanche parce qu’il a serré tout ce qu’il a pu, je me souviens avoir écrit ça aussi, tu verras », il l’a trouvé, ce sont trois cents pages que je viens de finir de lire aujourd’hui, et aujourd’hui j’entreprends de faire cet exercice d’un paragraphe qui pourrait en durer cent, des pages, parce que entre ce moment-là, cette mèche blanche - Jean Gabin, la Bête Humaine, Jean Renoir et Simone Simon - et celui d’aujourd’hui est arrivé, sans doute par facebook, un signalement d’une résidence internationale de recherche et de création, de l’autre côté de la mer, et c’est là-bas que ça se passe, il y a un de ces souvenirs aussi bien, ces escaliers noirs qui conduisent au cabinet du médecin qui nous fait les piqûres vaccin anti polio, un oncle de mon père, croisé dans la lecture du cahier 39-45 de l’employé aux écritures, cet oncle croisé par lui, mon père, à Mulhouse en 45, de recherches en retrouvailles, non qu’il ait été tant aimé, il faisait plutôt peur, mais c’est lui parce que c’est moi, et j’en ai décidé, conclu, de cette histoire-là, un petit souvenir qui jouxte quand même la réalité vivante de ce que je suis, et de mon père et du sien, de père, frère de cet oncle - la génération précédente de la précédente - celui-là est né en 98 du dix-neuvième, ça ne nous rajeunit pas - le jeunisme, cette plaie cultivée diffusée comme une gale par ce monde-là, ici maintenant, avec publicité sourires membres tatoués peaux soyeuses sport chic glamour à vomir : ses ordures - mais ça ne fait rien, j’ai conçu d’en faire quelque chose d’hybride, de composite, de métisse parce que, indissolublement, sans doute, comme l’éclaire sa notice dans le dictionnaire biographique-mouvement social-mouvement ouvrier (Maitron - si gentiment offerte, encore merci), il se pensait autant français que tunisien que juif, indissolublement, donc, ainsi qu’il en est de moi, et c’est, la peur à l’âme sans doute, que j’ai posté le questionnaire (« en 5 lignes votre projet » wtf ?), plus la notice du travail envisagé (de mi-août à mi-octobre ai-je laissé entendre), augmenté d’une photo de mon passeport et de ma date de naissance, adresse mail et autres composants indispensables à l’institution… Après ça, il n’y a plus qu’à attendre.

bloc-paragraphe n° [14]

J’ai essayé. J’ai lu avant tout. Comme un oiseau au milieu de l’océan peut être le signe d’une terre proche, des livres ont créé l’illusion que ce fut possible. Il a fallu céder alors. S’installer à sa table chaque jour fut la première étape. Non, le point de départ fut la vision de paysages, un élan. Ce n’est pas ça non plus. Remontons encore un peu, dégageons la première pierre enfouie. Une langue. Oui, une langue écrite qu’il fallait dire, faire dire à un personnage. Voici d’où je suis parti, d’un personnage et sa langue. Un mélange entre Brautigan et Bukowski. Les paysages, américains, se sont imposés juste après. Et puis cette nécessité de s’enfuir. Écrire comme une échappatoire, et donc, contrairement à Duras, habité d’espoir. Puis un doute, bordant la certitude que l’espoir n’est jamais rien écrit de valable. Tant pis, il fallait le faire, quoi qu’il se passe. Alors, les grands espaces se sont ouverts dans mon minuscule appartement de Hanoi, les Rocheuses se sont dressées au-delà de l’évier et de la gazinière, et mon personnage est né sur le perron d’un ranch. À quoi pensais-je en écrivant ? À des idioties, des balivernes dans lesquelles un écrivain voyait le jour. Je comprends maintenant que cela ne fait, en général, que gonfler les voiles d’une bise molle et humide qui ne vous porte nulle part. Je déteste la naïveté et j’en étais plein. Encore aujourd’hui. J’y ai cru, tout du long. Le nez collé sur les mots, près, bien trop près pour les voir. Heureusement, il y avait ces cartes du Montana, de l’Utah, cette géographie de l’immensité, de l’ailleurs. L’ailleurs toujours tire vers le haut, il peut sauver. On ne sait jamais si la vie est bien trop courte ou bien trop longue. Trop courte pour nous rendre capables d’éviter les regrets ou trop longue pour ne pas finir épuisé. Ces instants d’écriture ressemblent à cette confusion. Alors, et tout simplement, se forcer afin de pouvoir dire " j’ai écrit ". Ce " j’ai écrit " à plusieurs niveaux : aujourd’hui, j’ai pu écrire aujourd’hui, j’ai vaincu le doute et traversé la rivière. Et enfin, au bout de deux mois, ce " j’ai écrit " final, cette ascension terminée, ce " j’ai écrit " une histoire, sortie de moi je ne sais comment.

bloc-paragraphe n° [15]

Je marche je parle je ris je mange je tousse je dors, j’ai arpenté vos couloirs de jour et usé leurs longs rouleaux de nuit, je suis souvent à vos côtés attablé à la cène de vos désespoirs blancs ; orphelins de vous-mêmes vous me racontez sans fond vos pauvres mères liquides ou minérales, arrachées de vos ventres éviscérés, poissons translucides et aveugles à chair d’eau visqueuse ; quand vous vous taisez j’écoute le silence verdâtre s’égoutter des fenêtres étroites et hautes creusées dans les murs épais comme murailles de prison, les rideaux vaguement colorés façon vitrail très poussiéreux, dehors pas un bruit : nous sommes ici rassemblés dedans l’ancienne école à puits de marches incrustées de pas fossiles, avec sa pesante rambarde forgée aux lignes des lendemains sans suite ; tout autour la ville à flanc de collines, morne cascade oublieuse, pareille à toutes les autres grises et désertées, lors qu’au dernier labeur défait la route terne étire tout en bas son fusain gras d’absence forte, plonge entre les carcasses d’usines aux yeux crevés, les immeubles dressés, les façades disparates alignées au hasard, devant flottant les mêmes silhouettes communes que rien ne prédispose à un bonjour ou au regard amical ; aussi voudrais-je, mais en vain, tenter de rendre habitable cette forteresse en creux de l’effondrement, sa crécelle d’enfouissement aigre, les intérieurs réduits aux miettes, aussi voudrais-je décrire ce halo invisible des chez-soi retranchés, cette coque où tout échoue et brise exténué, sans pouvoir jamais apprivoiser d’où fissure la terre inconnue et ses ailes d’effroi ; alors dans ce fracas d’innommable du monde épuisé j’écris : « je désaime un peu beaucoup passionnément à la folie mes nausées mes frissons des matins cassés mes mots sans attaches sans début sans but - je sais que je cahote toujours comme un gosse imbécile pendu à tes côtés - à petits pas pressés - tressautant et malhabile - un hoquet ou un flotteur ballotté sur la peau froide de l’eau plissée - ma main serrée dans la tienne plus grande plus lointaine plus dure qu’une étoile morte - (le cristal noir et glacé de l’hiver me calcine encore les narines) - je désaime un peu beaucoup toutes nos ombres encalminées - leurs immenses voiles silencieuses et lourdes - leurs troublants vaisseaux fantômes engloutis dans d’obscurs souffles suspendus - je désaime absolument la noirceur de ma phrase hélicoïdale tendue dans l’entre-deux tous les mots - je désaime vraiment un peu - même si je mens que c’est pour aller mieux - alors je recopie patiemment - appliqué comme un écolier : on se fait comme on peut et de tout bois un feu - ensuite je relève la tête de sur le clavier et je désaime jusqu’à la pluie régulière et droite - ses pointes de danseuse lisse et putain sur l’asphalte luisante, les façades nocturnes, leurs innombrables paupières mortes, là-bas la double porte bleu-crasseux dans la ville hypnoïde et sa gueule de presque éveil humide - (je sais bien qu’à ses pieds la nuit d’hiver racle son museau au ras des murs - fouille à l’aiguille sale le trou noir des caniveaux - je sais bien qu’à son ventre l’été derrière les persiennes dresse ses échelles de lumière - filtre entre ses fanons les rumeurs vaporeuses de ceux qui glissaient tranquilles derrière mes yeux fermés) - je désaime le silence tissé à jamais je désaime cette bulle noire d’où mon visage me fait grimace mais je ne désaime pas du tout chacun son temps inédit de marécages de forêts amples et profondes - son temps pariétal son temps de mélopées, d’obscurs craquements, son étendue de gémissements - d’explosions de lumière et de cris - je désaime radicalement tes disparitions lipogrammées au fil de tes paroles qui foutent le camp mais où ai-je la tête alouette et la breloque en toc des visages perdus superposés, tes attentes gelées étirées de presque plus rien en presque plus rien - le temps méduse engoncé dans le fauteuil vert - j’écris je désaime je désaime je désaime sans pouvoir me désensabler de toi jusqu’à le coup de poing enfoncé dur dans la poitrine et tout qui lâche oui à force ou pas ça viendra le contrepoint final à la phase hélicoïdale. »

bloc-paragraphe n° [16]

La page blanche tellement blanche : la neige de l’enfance, magique, qui rend le paysage propre et tellement sacré, sacrément beau… une toute première fois, peut être déjà vu en rêve, un moment de bonheur immaculé et glacé et ces lieux qui deviennent vierges de toute trace même si l’on sait que l’histoire est déjà inscrite : sorte de coup d’ œil transcendantal !on sait que c’est là, inscrit depuis si longtemps, depuis tous temps. Le souffle est coupé:qui pourra s’arroger le droit de mettre son empreinte dans une telle pureté ? Et à quel titre puisque le blanc restera plus pur, la non-couleur qui aura le droit de recouvrir et transformer de manière méconnaissable ce que se sont autorisés les humains ? Quelle légitimité à vouloir écrire, ré-écrire ce que l’ on a pu imaginer, penser, vouloir peut être mais que le blanc peut recouvrir en un seul instant ? À treize ans, un jour comme ça, elle avait choisi un nom d’ écrivain ; elle ne connaissait pas le sens du mot pseudonyme. Elle avait décidé d’écrire et qu’elle s’appellerait « Gilberte Larivière ». D’où lui venait ce prénom désuet en diable, elle qui rêvait de se prénommer Gladys ou Adrienne voire même Aurélia comme dans les filles du feu ? Les histoires qu’elle lisait à ce moment coulaient faciles, onctueuses et prenantes : une sorte de magie des mots qui s’articulaient, s’enlaçaient d’eux-mêmes, se plaçaient en des phrases enchantées ! Et vint le plus dur, Gilberte rêvait, tentait à son tour d’ ordonner ces mêmes mots qui devenaient alors résistants, se dérobaient, se dépouillaient de sens en devenant uniques, solitaires sur une page blanche qui, elle, le demeurait… une lutte de tous les instants et si difficile ! Alors elle eut recours à une ultime solution ? Écrire dans des petits carnets secrets ; des petits carnets qui allaient contenir désormais l’intimité, l’indicible même à ses proches, surtout à ses proches, donc cachés, honteux presque, à l’opposé de l’Écriture qui se montre, s’exhibe, se doit de devenir triomphante ! Mais il faut pour cela savoir commencer et à chaque fois que Gilberte tentait d’entreprendre un récit, les mots reprenaient alors leur danse endiablée, obsédante ; la page n’était plus seulement blanche, elle devenait un abîme dans lequel on tombe sans témoin et sans rémission. Alors elle a brûlé ses carnets et peut être que « Gilberte Larivière », au terme d’une illusoire existence est repartie au Canada ou habite-t-elle l’esprit d’une véritable écrivaine qui elle aura su trouver les mots !

bloc-paragraphe n° [17]

Retour du marché. Un mot s’est présenté - Astheûre il a filé -. C’est un verbe issu du patois angevin. Il a derrière lui comme une longue traine. Telle une pancarte il m’indique un chemin à suivre. Chemin dans les vignes, chemin de jeunesse et de fête, foulé par mes parents, photos en noir et blanc époque révolue et bientôt classée dans l’histoire familiale. Sensation d’être par lui harponné. Comme une apparition il s’est montré hier. Huppe fasciée, au retour du marché, passée dessus mon épaule ornée de vert, ornée du vert des poireaux non coupés : une carotte d’écriture. Je la renifle, j’éternue sur son toupet, je la ronge, je la croque mais rien ne me revient. « Noter au vol, toujours noter avant que ne s’enfuient que ne disparaissent les oiseaux-mots ». Anguille de Loire ? Mis un leurre au bout de mon hameçon, mais rien n’y fait. Plus je m’obstine à vouloir le retrouver, plus je l’invite et le traque, plus il fraie en eaux troubles. C’était un mot dans la bouche de mon père. Mon père âgé ne parle plus ou presque plus, n’a plus le goût de vivre. Ce verbe signifiait, du moins je le crois, quelque action floue et libre de contraintes, entre inventer fabriquer gratouiller imaginer encore. Ce mot appartient au langage manuel, au langage paternel, à ceux qui font les choses, de manière têtue voire obstinée. Les verbes bricoler et farfouiller se présentent, je les renvoie à l’expéditeur : usurpation d’identité. Dans cette zone de flou et de tristesse, avec patience, naviguer. Ce matin du 26 février 2018 prenant une douche, je l’entends, et à peine séchée, retrouve sa définition dans le glossaire du Poitou, de la Saintonge et de l’Aunis. Il s’agissait du verbe BOURNIGER.

BOURNIGER, v. n. Fureter, chercher un objet dans un fouillis, attiser le feu. " Que fais-tu donc là-haut ? Ahl y houmige dans mon armoire. " c Te baumiges tant quio fu que te vas le tuer. "

Tardions nous à venir à table, brassions nous le contenu des tiroirs de la cuisine, mon père disait avec agacement « Mais enfin mais qu’est-ce que tu bourniges ? » Mâtiné de colère cela donnait « Qu’est-ce que t’as encore bournigé là ? »

Parfois écrire c’est bourniger.

bloc-paragraphe n° [18]

Le moment de la bascule… Relire les textes. Revoir la vidéo. Ça me fait quoi moi ? Qu’est-ce que c’est, faire ? Ça commence quand ? Stylo en main, au clavier - peu importe - rechercher, les idées, documenter, d’autres idées, construire patiemment le labyrinthe dans lequel je me perds… Me couper du monde. Errer. Hésiter. Jusqu’au moment où les lourds remparts se font château de cartes. J’oublie la page blanche sous moi. Juste un pas… Laisser aller… Laisser faire. Fabriquer de quoi ne pas m’écraser. Et puis après tout qu’est-ce que je risque ? Ne pas réussir à traduire l’image, la sensation, l’idée. La corbeille, les ratures, les rayures. Effacer. Ou me laisser emmener, porter vers un inconnu, un imprévu… le récit qui s’invite, me montre le chemin. Parfois y arriver. Être déçue. Mots maladroits. Mots laborieux. Sans grâce. Garder quand même de peur de ne pouvoir faire mieux. Faire bien. Faire. Réussir ou louper. Chaque jour recommencer. Au bord du précipice. Juste un pas. Rien à craindre. Avoir peur quand même. Angoisse du vertige, entre attraction du vide et instinct de survie. L’appareil en main ça me semble différent… Marcher, tourner, errer, m’imprégner de l’atmosphère, de la lumière, des bruits, des mouvements, plonger dans mon idée, mes idées qui ne sont pas encore là. Certains jours il n’y a rien. Pas la bonne lumière… pas le bon sujet… pas l’envie. D’autres fois une lueur, une étincelle… une ouverture, une vitesse, un cadre, comme une évidence. Déclencher. Ou non. Vieille école. Se forcer, sans y croire. Amorcer. Parfois ça mord… Me leurrer ? N’est-ce pas là poser un simple décor ? Est-ce que je me force pour faire ma vie ? A-t-elle seulement besoin de moi ? Ça s’écrit cependant pas tout seul. Basculer dans un autre monde. Une dimension où le temps n’existe plus. Est-ce là pourtant faire ? Est-ce que ça se fait quand ça commence ? Quand ça se termine ? Et tant que ça continue, qu’est-ce que c’est ? Est-ce fait quand l’idée a été exprimée ? Ou lorsque le point final a été posé ? Quand une idée est-elle exprimée ? Au moment où elle devient intelligible ? Faut-il qu’un quelque chose soit reçu ? perçu ? collationné ? pour être terminé ? Sinon l’idée ne se suffit-elle ? Entre le rien et le point, combien de mots faut-il ? L’image dans ma tête, sur ma rétine, le capteur ou la carte-mémoire ? L’image développée ? Publiée ? Vue ? À quel moment ça se met-il à exister ? À quel moment ça a-t-il été fait ? Est-ce qui j’y suis pour quoi que ce soit ? Pas l’impression d’avoir beaucoup avancé… Friser le hors-sujet. Me relire… Relire ces pattes de mouches, de fourmis qui petit à petit ont envahi le post-it sur lequel j’écris… recto, verso, un deuxième. Bloc noir.

bloc-paragraphe n° [19]

Faire - puis-je faire ? Ai-je fait ? autre chose que petite chanson fardée de petite facture et petite vérité. Pourtant il y a eu ce plaisir des mots, cet émerveillement des mots des autres, des grands, et j’ai été cette petite pré-adolescente rendant deux devoirs en alexandrins sous les compliments de la bonne-soeur-maîtresse, pour l’ébahissement mêlé d’inquiétude et d’un peu de fierté de la mère, l’ironie de la classe et ma honte. Pourtant il y a eu les histoires que me racontais mais sans les écrire, surtout après avoir découvert qu’en cachette ma mère avait lu un débit de journal dont les élucubrations pubères ne lui étaient pas destinées. Pourtant il y a eu mon refus de me plier à des modèles dans mes annonces et réponses aux propriétaires et locataires et la fierté secrète que certaines de mes lettres deviennent lettres-type pour le cabinet. Et puis il y a eu internet et le besoin de marquer la succession des jours pour ne pas me désagréger dans la paix, la fin enfin atteinte de la vie sur les rails du travail. Le plaisir retrouvé de ces notations, à moi destinées, mais publiées pour me contraindre à poursuivre, sans penser être lue, puisqu’il était évident que cela ne méritait pas la moindre considération... et puis un reproche familial me rappelant la politesse minimale du sourire, d’un peu de fard, pour me garder de céder aux mots qui venaient, qui disaient les cris étranglés, le sombre et la solitude, et le plaisir de noter les petits émerveillements qui viennent, qui sont toujours venus illuminer comme des flashs l’étrangeté du monde. L’aide qu’est choisir ce regard, cette partie de ma réalité, puisqu’il n’était pas question qu’il soit mensonge, mais était-ce écrire ou se soigner ? L’habitude, un semblant de familiarité avec le faire, sans grande illusion, au risque de la complaisance, d’un zeste d’automaticité, de l’acceptation de ma médiocrité malgré la certitude qu’humilité ne vaut que si elle s’accompagne d’exigence. La surprise toujours renouvelé d’un accueil quel qu’il soit, qui aide à poursuivre mais est-ce là faire ? Pourtant il y a eu les ateliers d’écriture comme des défis, l’excitation d’y céder parfois trop vite, ou de chercher, reprendre, tenter de croire que l’on peut, creuser, finir par sentir ou croire que c’est fait, alors faire le geste d’envoyer ce qui a été ainsi fait, geste immédiatement regretté, avec plus ou moins de sincérité. Mais voilà, il y a eu les phrases de Marguerite Duras et le projet de dire ce qu’est faire pour moi en ayant en tête son œuvre, celle de certains, de la plupart des participants, l’incapacité de le faire, incapacité devenue peu à peu obsession, alors commencer à faire, renoncer et puis là, ce matin, me lancer, abandonner parce que cette impossibilité n’a aucun intérêt, reprendre, modifier, revenir parce que besoin de le faire, et faire, avec un sourire où entre soulagement, le geste d’envoyer, tant pis si ce qui me tient lieu de comment j’ai fait est trop lourd et un peu hors sujet.

bloc-paragraphe n° [20]

Lire ce récit encore et encore, m’en imprégner par les pores, les papilles, le mettre en bouche. Le mâcher, le mastiquer. La nuit, le laisser macérer. Le lendemain infuser. Le lâcher et pour cela fermer le livre. Pendant des semaines. Je ne sais plus combien. Des semaines. Je connaissais bien les personnages de cette histoire. Le soir, avant de m’endormir, je les faisais vivre. Je leur essayais diverses tenues : chapeaux, lunettes, chevelures. Je les embarquais dans dialogues et rencontres. Je déroulais l’histoire de Stefano, marin solitaire, suivi dans le sillage de son navire par un squale monstrueux vu de lui seul. Mon père m’avait raconté tant d’histoires pour m’endormir. J’aimais sa voix. Il n’était plus là. A moi de raconter. Ma voix, je ne l’aimais pas. Trop haute, pas assez posée. Trop rapide, manque d’articulation. Le matin, à la lumière, je ne voyais plus rien de cette histoire pourtant bien tricotée au seuil du sommeil. Plus de Stefano, plus de monstre. Comment faire pour conter une histoire déjà écrite qui pouvait prendre corps dans l’intimité d’une lecture et l’embarquer dans l’improvisation de la voix ? Quand la maison était vide, portes et fenêtres fermées, personne pour m’entendre, j’essayais de raconter à voix haute. Les premiers mots ne sonnaient jamais bien. Je le sentais. Par facilité, certains commencent avec un " il était une fois " ou " c’est l’histoire de "… Je m’élançais avec ces phrases convenues. J’ai toujours voulu faire sens. Et puis zut ! J’y suis allée. Voilà. Je me suis glissée dans l’histoire. Il y avait du vent, une forte houle. J’ai vu le squale. J’y ai posé des mots. Quel sens a-t-il pris dans l’histoire ? Ce n’est pas clair, je ne sais pas. J’ai raconté. Ils ont écouté. Je ne sais pas ce qu’ils ont entendu.

bloc-paragraphe n° [21]

J - n - n - n - n, il faut s’y mettre. A commencer par faire autre chose, n’importe quoi d’autre, fuir pour apprivoiser l’idée, fuir pour s’en rapprocher. Soi-même dans cette affaire, s’y projeter comme on entre dans l’eau froide. Alors autant repartir du bureau, s’en aller voir ailleurs et perdre du temps ; c’est si bon d’être contemplatif quand il faudrait agir, redécouvrir la beauté alentour, celle des choses élémentaires, les arbres, le ciel. La première phrase viendra - lui faire confiance, elle vient toujours et le reste à sa suite. Mais ce n’est peut-être pas son heure. Attendre d’être plus en forme, d’avoir l’esprit moins confus, la réflexion transparente. Ou tenter au contraire de forcer l’opacité, avec les alcools forts, pour appeler l’hallucination qui viendra frapper l’écran intérieur de la conscience. Dormir pour que ça se profile en rêve. Pendant ce temps, les autres travaux avancent - quand il faudra les commencer eux seront déjà finis - lancés pour s’éloigner du plus urgent, celui pour lequel on est attendu. On a dit oui, on a promis, on a dit qu’existaient des choses qui n’existent pas, enfin qui n’existent pas dans le monde des choses effectives prêtes à être communiquées, car dans le monde virtuel de l’agitation de la pensée, mine de rien elles se forment. Confiance : tout est déjà là, en puissance, quelque part dans le réservoir flottant et invisible de la mémoire, dans la machinerie surprenante de l’imagination, des mots pour dire des images et des images pour guider les mots, tout est déjà là. Et puis est-ce sous la douche ou au supermarché, en rangeant des objets ou en marchant dans le métro ? Dans le néant de tâches répétitives et automatiques, dans le bain de l’insignifiance, la première phrase s’énonce. C’est fait.

bloc-paragraphe n° [22]

Dans la tête. Cette rue. Petite, étroite. Pavés luisants de sombre. Dans les polars, la musique et la lumière, chaudes, des bars et des boîtes, louches, le long du trottoir. Le Paname des apaches. Et puis ces groupes rock alternatifs. Et puis ces artistes du pochoirs et des graffitis. A vous tourner dans la tête d’un ado de province trop grise. Alors, pour ce travail d’écriture scolaire d’une histoire au sujet libre, elle trotte dans la tête cette rue. Creuser. Alors, un homme dans la nuit de la rue. Il s’incruste, il s’impose dans l’image. Mal en point, affalé pas loin des poubelles, il est comme enroulé autour du pied d’un lampadaire. Il tombe d’où l’enroulé, l’affalé ? Rien à faire. Juste l’écrire lui, là, avec la rue, pour donner en partage à la lecture des autres.

bloc-paragraphe n° [23]

Quoi ? - Ah, ça ? Oh… disons de la même façon que ce que je suis en train de préparer pour l’été. - Non, ça c’est le prochain en automne. Moi je te parle du colloque sur le Seuil, à Lisbonne. Tiens… c’est drôle, ça fait écho à celui de Montréal.- Eh oui. Comme quoi on n’est jamais si libre qu’on pense. Mais dis-moi, qu’est-ce que tu veux savoir exactement ? - Tout !? Ben me voilà bien ! - Bon. D’abord, ça se passe en ligne sur le site Fabula. Tu vas sur le lien Appels et postes, tu cliques sur Appels. Et là, Fabula ouvre une page de centaines de sujets, classés sur deux colonnes par ordres chronologiques inversés. Par date d’échéance colonne de gauche, de la plus proche à la plus lointaine, et par date de publication colonne de droite, où la chronologie va à rebours. Moi, je reste à gauche. Les échéances trop rapprochées, je les passe. Il faut quand même se laisser le temps de bien préparer son projet. Surtout si on demande une proposition de communication - que je ne l’aime pas cette expression - calibrée à une poignée de mots. - Eh oui. Et même, plus ce premier texte est court, plus le temps de préparation me semble infini. Même s’il s’est écrit d’un trait. - Oui. Il finit toujours par revenir et se répéter, et se réécrire dans ta tête, comme une valse à mille temps. Et tu sais pas comment tes lignes ont pris le pli du ruban de Moebius. Tu sais pas comment ça se noue au fond de l’estomac. - Oui… c’est ça… « c’est presque une question musculaire », qu’elle dit Duras, mais la faim, la faim aussi ! une faim de loup là-dedans ! et ça crie sûrement famine là-dedans ! - Eh oui, de tout l’appel de la forêt ! - Non. Pas simple d’accrocher ce discours qu’on ne fait qu’entrevoir de loin. Si loin. Et… en fait, on n’y voit rien… Pas simple de trouver le chemin d’un sens dont on ne sait s’il mène quelque part. Nulle part sans doute… Pas si simple, quand on sait que, de toute manière, dès les premiers mots, l’idée… le projet… le discours insensé… tout ça… ça sera balayé d’un revers de plume. Sinon par l’écriture du moins par ce désir d’écrire qui, lui, entend bien autre chose que ce qu’on a à dire. Comme si on avait vraiment quelque chose à dire ! Et il entend bien le dire lui-même, et à sa façon de désir ! de fuite ! - Et alors là, oui… oui, comment… comment tu fais ? - Oui. Parce que tu te rends compte que t’as encore rien fait. Que t’as même pas commencé… rien. T’avais pas posé la bonne question. T’as même rien interrogé. Rien compris. T’as le thème du discours cueilli dans les Appels, mais pas le sujet. Pas la matière. Pas le discours. Rien. Tout ça, c’est autre chose. C’est ailleurs. Mais quoi ? où ? - Comment ? - Pour l’instant, du vent. C’était juste un coup de vent, juste une secousse, le petit texte. Un tressaillement, un craquement sec, pour arracher à la glace du monde le poids, la charge de langage qu’on traîne au fond de soi. Et rien de naturel là-dedans. Un ou deux paragraphes de pur artifice. Juste une feuille de beau papier glacé. Juste un tract publicitaire au fond. Just a flyer. - Bref ! quand tu sais comme moi, j’imagine, combien la question importe (j’aime pas dire problème, encore moins problématique), et s’il est vrai, comme disait l’autre, qu’« on ne se pose de question que là où on a déjà la réponse… » - Oui, là, pas de question, et c’est peut-être la réponse d’origine qui manque. L’appel. Et donc, l’écriture. Pas d’écriture. - Just desire ! - Alors t’en es quitte pour une déception… un rappel à l’ordre du vide… pour une rage d’écrire… qui m’enlève les qualificatifs de la bouche. - Dura lex, sed lex. E tutti va bene  ! Oui ! parce qu’alors on va pouvoir commencer ! Enfin ! - N’oublie pas comment Fabienne Verdier crée d’abord, avec la matière même de la peinture, le vide sur lequel celle-ci va alors se déployer. Pour elle, c’est « la matrice d’où peuvent naître toutes les substances du monde… » - Et Jarmusch, tiens, fait ça très bien au début de Dead Man. Tu te souviens ? Avant le générique, le voyage en train de William Blake. Interminable sa traversée de l’Amérique. Les paysages qui changent, et les voyageurs avec, entre deux périodes de sommeil. Entre rêve et réalité. C’est toujours le même voyage. Mais tout change en même temps sans qu’il s’en rende compte… Ce qui me fait penser que là, si tu veux, c’est pareil. - Oui. On va pouvoir enfin commencer. Mais en fait, c’est pour mieux continuer. Parce que, si insignifiant soit-il, si artificiel, notre appel à communication, et tu imagines bien à quel point, quand on te demande de te « conformer au format du résumé (300 mots)… » Parce que c’est de là qu’il sort, le vide. Et alors, nom de dieu !, c’est encore par-là que tu dois trouver la réponse si tu veux avoir une chance de poser, de te poser, la bonne question, de mieux comprendre ton sujet, ta matière. Si tu veux que ta vie et ton projet, d’écriture cela va sans dire… si tu veux que tout ça ça se mêle. Que ça se pénètre, merde ! - Oui ! Le ruban de Moebius tu le voyais de face, mais de profil tu t’aperçois maintenant que c’est qu’une ligne qui se déroule comme un serpentin… - Désolé, je m’emporte. J’ai beau savoir que pour un colloque que même le texte final, si abouti soit-il, ne relèvera que de la littérature grise, dès ce petit appel… - Bien sûr, revenons à nos appels sur Fabula, sinon on risque d’y passer la nuit… À partir de là, comment je fais ? Comment je fais avec tous ces faux sujets ? Eh bien… je survole. La page se déroule, et j’attends que l’un d’eux s’avance, me parle. Qu’un mot ou deux m’accroche. Accroche la lecture. - C’est ça, que la lecture prenne. Que cette poignée de mots se fasse l’écho d’un livre, d’un texte, ou même d’une phrase dont on ne se doutait pas qu’on s’en souvenait si bien. Pour Lisbonne par exemple, je vais partir et tourner autour de ça : " C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. " Mais je t’avoue que pour Montréal… - C’est la notion de Frontière qui m’attirait. Mais la situation, savoir que j’allais y aller… Je sentais qu’à travers l’œuvre que j’allais étudier sous l’espèce du récit de voyage, je pouvais, je devais interroger la Frontière avec la préparation de mon voyage, avec le voyage même. Avec la rencontre… - Oui, comme dit Danièle, " il y a toujours une rencontre au départ… " - Une tierce personne, ou un tiers livre. Car très vite me revenait en mémoire le Journal sans date de Chateaubriand. En particulier ce passage où il remonte le Saint-Laurent, je crois, avec d’un côté, en gros plan, une nature dense, luxuriante et exotique, avec tous ses noms de plantes inconnus, et de l’autre côté, en plan large, panoramique, les grands espaces de tous les possibles… - Oui. Et au milieu, peut-être comme William Blake dans son canoë, entre les deux eaux de la vie et de la mort, spectateur de la ruine monde comprenant peut-être que sa vie ne se réduit pas à sa petite personne, Chateaubriand s’écrie : " Liberté primitive, je te retrouve enfin ! " - Oui. Et au final, c’est l’invitation au voyage, si tu veux, qui a pris le pas sur le travail critique durant ma… communication. Je n’ai pas eu le temps d’en parler comme il aurait fallu, alors que je m’y étais donné comme un diable ! Mais on l’a quand même retenu pour la publication. Mais pas mon invitation au voyage… - Oui, c’est dans la revue en ligne @nalyses. Ah ! Et ça me fait penser que dans le choix de Montréal, avec le lieu il y avait aussi la langue. C’est que je ne comprends aucune autre langue étrangère que la mienne, moi. D’ailleurs, pour cet été… - Ah ! Attends, je te reprends tout de suite, un double appel.

bloc-paragraphe n° [24]

C’était comme un morceau de vie à avaler qui m’empêchait d’être depuis des années, ça traversait le temps et le quotidien, collé à moi toujours, invisible mais omniprésent, ça se cachait dans les moments les plus insipides ou les plus mouvementés, ces creux et ces bosses de toute vie, dans ce qui s’installe et qui pourrait ronronner, dans l’aspiration à être intensément soi à travers un métier, des amours, des passions, ça se tenait dans mon regard porté sur les autres, ça me tirait en arrière parfois, jamais ça ne me donnait des ailes, c’était comme s’il avait fallu que je lui accorde toute mon attention et je ne le faisais pas donc ça se tenait dans l’ombre, prêt à se manifester, c’était lié à la parole, à une reconnaissance par la parole, de moi à moi, ça obstruait ma vie, et pour avancer il aurait fallu raconter ce qu’il y avait eu là, me le raconter à moi, oser le prendre de face et le regarder. Le disséquer. L’écrire. J’avais posé des mots sur cet instant éclair où quatre vies basculent, au hasard de carnets, de bouts de papier, en espérant peut-être que cela suffirait, qu’un jour tout serait dit, par bribes, comme un puzzle qui se reconnaîtrait lui-même, comme si une instance au-dessus de moi accepterait ces morceaux de confidences, mais ma vie ne suivait pas le mouvement non plus, j’errais de vie en vie, de ville en ville, je croyais construire et je détruisais au fur et à mesure, sans parvenir à m’arrêter sur moi, sur qui j’étais cet été-là, pouvais-je regarder cette jeune femme enfin, peut-être, sans trembler, sans honte, non plus ? Pouvais-je plonger dans le passé ? J’avais toujours répondu non à la question qui se pressait dans mon cerveau, et il avait fallu cet égarement dans la douleur, une fois encore parce que la vie vous ressert les plus mauvais plats, pour que ça se découpe clairement sur le plafond où je perdais mon regard, ça s’est écrit en moi - la fin des vacances, le départ pour la maison familiale, l’achat d’un matelas pour le lit du bébé, le volant dans mes mains, les pleurs de la plus jeune, la route ensoleillée, la dispute des jours d’avant - ça a pulsé de quelque part et j’ai dû prendre un crayon pour l’écrire, pour écrire autre chose que tout cela, avec une rapidité extraordinaire, sans rature, d’un jet de huit pages, et je l’ai intitulé C’était l’été, et quand j’ai mis un point final, j’ai pu le relire, le relire encore, le corriger parce que j’avais occulté encore des éléments autour de cet instant de malheur, de cet été 80, le mien.

bloc-paragraphe n° [25]

Avant, préposition frontière, stèle brisée pour un passé présent. La flèche du temps tirée voici quelque quinze milliards d’années n’a toujours pas atteint la cible. Perception temporelle orientée, linéaire et continue. Avant la guerre, avant le cataclysme, avant la chute, avant l’été, avant que ne me prennent le pourquoi, le comment écrire ? Passer d’une vie où des velléités d’écriture bourgeonnèrent à une existence qui... blanc, vide, suspension... attente du comment décrire ce pas du désir au faire. Je ne devrais pas relire en rédigeant. La porte s’ouvre, Sylvie vient de passer. De l’eau bout. A nouveau ce gouffre, ce blocage - elle brasse des assiettes, se sert un thé – cependant tant d’histoires folles dans ma mémoire que peu à peu, insensiblement, je décidai d’écrire pire, de devenir écrivain. De m’y mettre et m’y mis. J’y suis toujours. Sylvie fume sur le perron. Besoin de solitude pour travailler. Je dis travailler mais ne travaille pas vraiment, je pianote et ça donne des mots, des phrases supposées véhiculer un sens, vivre d’une énergie que je leur aurais injectée, or irradier d’une beauté intrinsèque descendue saluer, épicer mon quotidien. Voilà le nœud, je laisse flotter, j’attends l’énoncé, l’instant qui le verra se poser sur mon épaule et droit dans mon esprit et de l’esprit aux touches. Aussi loin qu’il m’en souvienne, des paroles, des flash, des sentences, vers libres ou rimés, césure au sixième pied, aphorismes, autant d’oiseaux inconnus, surprenants, ensoleillés, jamais encagés. Je les laissais s’envoler goûtant la joie éphémère de leurs chants courts, quelques notes joyeuses voire mélancoliques et, savourant leur liberté, les regardais partir vers d’autres épaules. Je ne capturais pas la pensée. Universelle, elle ne m’appartient pas, idem les blancs, part du paysage, de l’imaginaire, tels des ponts sur les abimes sauf évidemment sur le dernier mais là rebelote, je ne vois qu’un passage, de même ce texte, un passage vers l’instant, le moment, le déclic, la phrase débarquée d’ailleurs qui entrainerait tout un poème, un paragraphe. A vrai dire, je ne sais pas de quelle manière procéder. Un jour, puisque rien ne s’était produit dans le monde de ce que j’espérais, puisque fatalement la mort au bout, puisque ayant accumulé de drôles de façons du peu commun, puisque ce peu commun déborde, à mon sens, d’un cadre personnel et puisque la mort encore devant, un jour, j’optai pour vider mon sac. Là il y eut effectivement bascule ! Une de plus car ce sont précisément ruptures, cassures, clash, orages, transitions et liens que je me mis en tête de transposer, quoique l’aspect autobiographique me rebute. Bref, revenons à nos moutons, donc l’écriture contre l’oubli, contre la mort ciel ! quand c’est bien torché mais surtout l’écriture pour le partage, le voyage, l’essor du langage, la marche de l’histoire. Écrire permet de voir ! Je suis un voyant disait l’autre que je suis. Bientôt quinze ans de labours. A quart temps. A coté du boulot. Des blancs d’un an et davantage puis, fin 2012, je devins plus assidu ; trois jours après avoir résolument renoncé. Fini. Pas assez digne, trop dingue. Plus une ligne hors du strictement professionnel. Un concours de circonstances ce mercredi 12 du 12 2012, jour anniversaire de ma sœur cadette, me remit sur les rails. Un cliché m’escorte. Présent dès la bascule dans le rédactionnel. Celui un coureur. Un mec en surpoids, beaucoup de surpoids, mate le journal de midi quand en plein virage sordide, brusquement, se surprend à penser devoir courir. Ça le taraude toute l’après-midi. En soirée ça lui bouffe le tiers des quarts de finale du mondial. Vers minuit il a tranché : demain il court. Déjà on le voit ramer... Rougeaud, essoufflé, boitillant au bout de cent mètres, il contourne malgré tout l’immeuble puis direction l’ascenseur, le studio, il file s’écrouler dans son canapé, zapper, se goinfrer de chips à l’oignon, de barres chocolatées tout en sirotant des canettes. Six mois se sont écoulés depuis ce fameux lundi. Il a allongé les trajets, ses foulées, modifié son alimentation. Dans un an il virera la télé, achètera des livres, et chaque matin, chaque matin. Cinq ans plus tard, il s’inscrira au marathon de Paris. Chaque matin, sport ou non, c’est pas pour mézigues d’où des débuts lents, hachurés ce d’autant que le plaisir tardait. Il a fallu des cahiers, des rames, des cartouches et combien encore ? jusqu’au récit en équilibre dans l’espace d’un lecteur, jusqu’à ces associations particulières du son et du sens, des couleurs et des teintes, des nuances et de l’art, ces portes grinçant sur le sombre des tombes, l’infini à portée de signes, la bibliothèque du temps, révélations perdues des livres détruits, de ceux qui ne virent le jour, immense littérature murmurante des limbes reléguée aux confins par les caprices du sort, de la poisse, d’une époque, d’un lacet qui casse. Un minuscule détail, une seconde, ça plante ou ça passe. Écrire est un destin. A chaque livre le sien. Convaincu d’écrire, il me sembla choisir le mien, du moins une part d’un possible. Aujourd’hui je... tiens, une flaque, un blanc... bon, baisser les bras exclu ; quant à savoir si j’ai véritablement choisi de me mettre à l’ouvrage, je dirais qu’au fond de l’impasse la seule échelle visible n’était pas de corde mais de lettres. Toutefois je n’invente pas, plutôt relais le silence, transmets un réel volatil, du sens qui file, un instant saisi, serti dans la phrase. Un instant au gré des courants, visions, thèmes, verbes que le veilleur espère glisser dans les lignes, entre si la place manque car il arrive que se pressent les idées caquètant toutes en même temps mais le meilleur c’est quand on suit le fil. Une fois relu " quand on suit le fil " devient : le meilleur c’est le fil, le hit, le rythme, les successions, la danse de l’esprit, des mains, des doigts, les blancs s’éclaircissent, rétrécissent, mini les blancs, de suspension les blancs...enchainement clair, rapide, limpide. Elle m’échappe cette expression piquée au vent. Elle reviendra. Inutile de m’acharner. Elle disait quoi de l’écrivain ? Pareille au coureur, elle m’a soutenu. Bien qu’elle me suive depuis des lustres je ne l’ai pas fixée. De son absence naîtront des pistes vierges. L’écriture est capture. Arrangement. Avec le texte, avec soi-même, failles techniques, vocabulaire, connaissances, fragmentaires et ce regard posé parfois sur la ponte, misérable prose besogneuse, l’artiste est celui qui fait, victoire, je l’ai cette expression, l’artiste est celui qui fait ! Basta ! La suite, dépend sans doute de ce qui précède, du vécu mais qu’importe, une existence de pantoufle peut à tout moment démarrer, redémarrer et ça fait marrer d’entreprendre ce qu’on n’envisageait pas. Hors de vue, si proche pourtant de l’instant, l’instant déclencheur, l’étincelle. Ensuite les scénars, les personnages, les rebondissements, les dérivations, les retours, sauter par -dessus l’Histoire, le futur, la folie, les mégapoles, les papillons, le royaume noir et dans la tête une scie qui hurle et démembre vos pensées. Enfin revenir et se poser là. Je ne cherche pas, je trouve ! J’ai balancé ça à l’âge de vingt ans. Une fille dont j’étais follement amoureux. Va savoir si elle a répondu et si oui, quoi ? Trois mois plus tard j’étais trouvé. Je pensais avoir trouvé mais non et d’avoir été trouvé fit que trente ans après, rien ne s’étant produit de ce que j’espérais, la consignation, description des évènements liés à la manifestation me parut indispensable. Percevant confusément pourquoi et quoi écrire j’ignore toujours comment par contre, un monceau de données bouche l’horizon. Démêler, clarifier, séquencer, exposer, dérouler des faits, ainsi un rouleau... dérouler dira Va pour décrire avant, après, dégoter l’amorce mais pendant ? pendant ? Pendant, le " normal " n’est plus la norme ! Le trou, noir ou blanc ou vide, le cercle, la traverse invisible, le Souffle, comment raconter ça ? Ces temps je délaisse la poésie, plutôt elle me délaisse, affairé que je suis à la énième révision de paragraphes repris et repris tant que le texte disparaît sous les raccommodages ; ça me gave pourtant, je poursuivrai, en parallèle, d’arranger des chapitres anciens, d’en adjoindre de frais en vue d’un éventuel bouquin et s’il m’arrive de me demander par quelle suite de " miracles " j’en suis venu à ne pas perdre le fil, si me montent à l’esprit avalanches, cascades, circonstances, épisodes tous qu’il aura fallu vivre, accepter dépasser, piger pour vaguement me familiariser avec l’inimaginable tout en gardant raison, alors oui l’écriture est devenue le chemin et sans savoir où, je vais, je fais, gamberge et m’interroge... comment j’ai fait pour vous parler de ça ? J’ai dû me tromper d’erreur.

bloc-paragraphe n° [26]

Comment j’ai fait précisément. Après les conversations. Gluant maelström. Gluantes inquiétudes. Les autres. Plus que soi-même. Bruyante boite. Appartement clos. Avec le trauma trop copieux à l’estomac. Tête dans les épaules. Chaudière bouillonnante. Au vieil ordi portable. Casqué pendant la sieste du petit. Week-end. Intervalles en soi. Face au dehors. Grande vitre sur jardinet. L’encaissement. La haie taillée. Bruyère fuchsia. Vue prolongée sur parc vide. Bouleaux blancs et nus. J’ouvrais la bibliothèque iTune. L’intégrale des morceaux stockés dans l’appareil. Écoute aléatoire. Et je notais des bribes. Vagues traductions. Dépôts lambeaux. Phrases imparfaites sans point. Cascades insensées. Mémoire surexposée. De lui à moi. Écoute aléatoire et rapprochements de l’esprit. Mal écrits au clavier usé. Entrecoupés de silence. J’intitulais impro et datait mes fichiers word rangés dans un dossier textes 1. Notes comme ça venait. Sans analyse. Isolées. Pour rien. Absolument. Sans commande. Parfois j’allais courir. Ou marcher dans la pente. C’était la même chose. La même impulsion. Avec ipod aux oreilles et playlist aléatoire. Mille neuf-cent quatre-vingt-cinq morceaux. Et Bashung et Hendrix et Nirvana et PJ Harvey et Queens of the stone Age et Neil Young et Léonard Cohen et Dominique A et tous les autres. Je ne lâchais pas. Gravir écrire, la pente la musique dans l’épaisseur de l’hiver. Expurger la douleur. D’un morceau à l’autre. Retenir un peu ce qui me parlait dans la sueur. Ne rien chercher. Dans l’essoufflement. Dans le blues. Semelles sur pierres. De la boue plein les touches. De la boue plein la bouche. Courir écrire. Les volumes de la ville. En deçà de moi. Au pied des pentes. Les flux prégnants. Les perspectives frontales. En pissant dans le vent. Après la forêt, après le grand champ. Les captations. Clôtures et souches. Des crépuscules glacés. L’humidité du grand noyer. Les montagnes bleuies. Les galets ronds. Aléatoires. A l’intérieur de la musique. J’écrivais. Et je courais. Et je rejoignais mon frère, mon ami qui lui était mort dans un concert à Paris. Tué. Abattu. Tout le monde connait l’histoire. Nous nous étions nourris de la même musique. Il fallait que j’y sois. Maintenant. Dans le rock. J’y étais. J’y logeais. Dans le groove. Dans les mots. Dans le riff. Dans l’entame. Dans le break. Dans le pont. Dans le sens. Dans le chant. Pas de complainte. Sur la crête de la solitude. Sur le son. Après la descente. Après la perte. Je devais régurgiter immondices BFM glaires vocabulaire commentaires télé chroniques et débats. Me laver la bouche, les synapses, la conscience, des boucles innommables qui me hantaient. Violence des immobilités. Violence des postures insupportables. Violence des images insoutenables. Portraits titres et sous-titres. Violence absurde. Vannes crasseuses grandes ouvertes. Violence des rêves. Surfaces visqueuses. Violence des réveils. Troubles. Je libérais, je lâchais les chevaux épuisés de mon cerveau. Tant bien que mal, je m’éloignais de tout ça. Je m’en sortais. J’attrapais des élans, des élévations. De moi à lui. J’inscrivais des paragraphes brouillons. Parfois d’un ou deux mots. D’une plage à l’autre. Je sautais des lignes. J’appuyais sur entrer avant la fin de la phrase, avant le bord de la page. J’écrivais autre chose. Aléatoire. A l’écoute. Hors champs. Interrompu par le réveil du petit ou l’arrivée d’un des grands. Qu’est-ce que tu fais papa ? A peine le temps de sauvegarder. Puis, des semaines sans rouvrir le dossier. Sans nouvelle impro. Je travaillais. Je vivais la famille et les contingences. Avec lui devant moi. Et, j’y revenais des matins de vacances, levé avant tout le monde, je relisais pour voir. Page 1 sur 5. Page 2 sur 5. Page 3 sur 5. Je prenais deux lignes du texte avec moi, un bout de chant que j’emportais. Je laissais le reste. Sans lire la suite. Je ruminais les quelques mots. En bus. En transfert. En attente. Au volant. Je marmonnais. Je chantais. Je scandais. N’importe quand. De l’intérieur. Avançant légèrement la tête d’arrière en avant pour marquer le rythme. Appuyer dans l’air. Je composais à partir de là. J’avançais dans le texte. Dans une direction ou une autre. Mais avec une rythmique. Un hochement. Une basse. La sienne. J’avançais. Je prolongeais. Je répétais. Je fragmentais. J’allais le plus loin possible. Quand je m’y remettais sur le vieil ordi, j’inventais les structures, j’assemblais, je coupais au montage. Je reportais sur l’écran les mémos du portable. Je cherchais le son et le sens. Copier-coller sans injonction. Je relisais. Je titrais. Je finissais. Je relisais encore. Et j’envoyais le document en pièce-jointe à cet autre frère musicien. Objet du mail, Un texte.

bloc-paragraphe n° [27]

Au départ, il y a une histoire que je n’ai jamais voulu retranscrire. Et puis il y a eu le livre à venir. De l’histoire que je n’ai jamais voulu retranscrire au livre à venir, il y a une secousse, un martin-pêcheur qui se balance. Sur le bord de mon histoire, jaillissent des nains, des elfes, des trolls, des vaisseaux spatiaux, des planètes énormes où la pesanteur est telle que nous mourrions écrasés en quelques minutes si nous n’étions pas si bien préparés. Mais ils fondent tous, tous, tous, et je ne sais pas vraiment pourquoi. Et l’archipel est sorti de la terre dans le brouillard. Je sais que ce sont des symboles et pourtant je m’acharne à croire et à dire qu’ils construisent un autre quelque quoi. Humphrey a été bâti pour faire semblant, mais le faire semblant est le vrai de l’histoire que je n’ai jamais voulu retranscrire. Tout à l’est de l’archipel, se noie l’île où pourrait se dérouler l’histoire que je n’ai jamais voulu retranscrire. Sur cette île, un volcan où je rencontrerai, peut-être, Humphrey et puis aussi un marais à l’accent allemand bien marqué. Mais j’en ai un peu assez de rencontrer Humphrey, tout le temps. Ça va faire bientôt quinze ans que je le rencontre et qu’il m’oublie, que je le dégomme à coups de bonnes résolutions et qu’il revient quand même. Malgré tout, le livre à venir s’innerve dans son coin. Sans Humphrey, ou presque. En permanence, le caveau de Lady Mond se décave dans le livre à venir mais ne parvient pas à se métamorphoser. Le cadavre de Lady Mond a au moins le mérite de cacher le fantôme d’Humphrey. Dans le nouveau livre à venir qui se déchausse, Lady Mond a définitivement avalé Humphrey. Pourtant, elle est encore là, quelque part. Je sais que c’est son cercueil qui exulte dans les marais, à côté de la tour inconnue. Je tiens donc trois piliers de mon livre à venir, mais que je ne peux pas m’empêcher de l’enterrer sous des sur-symboles, comme si le dessèchement était le seul devenir possible. Le Golem, c’est qui ? Il n’y a pas de monstres dans mon histoire. Mais j’aimerais qu’il y ait des nains, des elfes et peut-être même des dragons. Le problème avec l’histoire que je n’ai jamais voulu retranscrire est qu’elle n’est pas un matériau sucré. Le livre à venir non plus. Alors que je suis au cœur du livre à venir, je me demande encore s’il y a confusion, compromission, dispersion, si l’histoire que je n’ai jamais voulu retranscrire est une histoire à retranscrire, si elle mérite un livre à venir ou si le livre à venir mérite l’immersion dans une histoire à retranscrire. Le chemin est pris, mais le lent balancement sous le vent et la pluie dans les yeux ne sert qu’à cacher la corde que je tiens, accrochée à la charrette de l’Ankou, le rigolo.

bloc-paragraphe n° [28]

Il faisait très froid. On attendait la neige. J’avais froid. Je vivais calfeutrée. Quand je revenais du dehors où j’avais été obligée d’aller pour faire les courses, des examens au laboratoire, poster une lettre urgente, je me calais dans le canapé. J’étais endolorie par le froid, les aléas de la maladie, la rupture des relations avec mon fils, devenues insupportables. Tout l’hiver je n’ai pas été bien, avec, en plus, ce procès qui me déstabilisait. Depuis toujours, je suis inquiète. Je n’attends pas que le bonheur vienne à moi. La belle histoire se noie dans la torpeur. Du canapé, je vois le ciel dont la palette étale de gris se noie dans la mer hurlante qui lui donne vie. Il y a cette route au bord de la mer. Il y a un autocar qui roule très lentement à travers le paysage, qui glisse sans bruit sur cette route mouillée. A ce moment-là, je lève la tête et, prenant mon stylo, j’écris : « ça aurait été une route au bord de la mer. Il y aurait un autocar qui passe lentement à travers le paysage et un grincement métallique, colérique, de la mer dans un terrible effort pour sortir du cadre. Elle serait montée dans l’autocar avec son sac de toile bleu. Des yeux, elle aurait cherché un siège libre au fond du car, où elle ne serait pas été trop secouée ». Lui, il aurait dit : « voulez-vous que je vous cède ma place ? Elle se serait assise en face, aurait répondu : « je suis bien, là ». Lui, il aurait expliqué : « quand vous êtes montée, j’ai vu que vous cherchiez une place confortable ». Gênée, elle aurait rétréci le cadre jusqu’à ne regarder que son visage, ses grandes mains, se disant qu’il avait le teint pâle et de beaux souliers beiges bien confortables. L’autocar aurait marqué plusieurs arrêts, débrayant chaque fois, la secouant un peu tout de même. Lui aurait continué à la regarder, à l’effleurer du regard. Comme un pétale, elle se serait laissée caresser doucement par cette enveloppement tendre qui se serait peu à peu substitué au balancement de l’autocar. Peu à peu, elle aurait glissé dans la chaleur douce de son regard. Il aurait nettement articulé que pour elle : « vous avez choisi la bonne place ».

bloc-paragraphe n° [29]

Je n’avais plus d’inspiration, l’impression de flotter dans le vide, la tête pleine de courants d’air. Retrouver le fil d’une histoire quand on n’en connaît ni l’incipit ni le dénouement, n’est pas chose facile. Parfois, l’or se cache sous le sable, il faut savoir attendre que l’eau rejaillisse pour le voir briller. Mais une rivière à sec ne mène nulle part. Je décidais d’aller dormir, après tout, autant s’occuper sainement, plutôt que de morfondre devant une page blanche. Il ne lui fallut que quelques secondes pour surgir dans la marge en passant par la couture centrale, juste au moment où j’allais refermer le carnet. Je ne vis que son regard, intense et désespéré. Reposant le carnet et le stylo devant moi, je gardai le silence. Il bondit sur le plateau du bureau dont la nuance chêne clair faisait ressortir l’éclat de ses rayures fauves, et s’installa sur un noeud du bois pour me narrer son histoire. Derrière lui, sa queue majestueuse battait l’air, ponctuant nonchalamment ses phrases. Son enfance libre puis sa jeunesse errante et enfin ses années de captivité, qui l’avaient plongé dans une sidération douloureuse où la colère faisait bouillir ses veines, il n’oublia aucun détail. À la fin de son récit, les larmes emplissaient son beau regard. L’une d’elle glissa sur le pelage de son museau et vint s’écraser sur mes doigts, me faisant exploser le cœur. Il se coucha sur la page de gauche, émettant un grognement approbateur lorsque je saisis mon stylo et commença à retranscrire son histoire mot pour mot. À la fin de mon texte, il posa une patte sous le dernier mot, comme s’il voulait y apposer sa signature, croisa une dernière fois mon regard, puis prenant appui sur la ligne rouge de la marge, il disparut derrière le point final. J’eus beau fixer ce point durant plusieurs minutes, espérant le voir ressurgir, il ne revint jamais. Mais en me penchant pour examiner la page à jour frisant sous ma lampe de bureau, il me sembla distinguer une empreinte féline dont les coussinets avaient dessiné un prénom à l’encre sympathique : Jack.

bloc-paragraphe n° [30]

D’abord j’ai vécu. Longtemps ou pas longtemps. Certains diraient pas longtemps tu es encore jeune, moi je trouve que ma vie a déjà été très longue. La preuve, je me sens vieille, et vieille de toutes les vieillesses. C’est important de dire ça, j’ai vécu, " j’ai vécu ! ", c’est tragique, comme qui dirait fini, alors, pas de suite, pas de demain ?? Mais c’est joyeux aussi de se voir au terme, à la fin, parce que ça veut dire qu’on peut commencer à se penser. Maintenant, enfin vieille, enfin dans le temps qui donne du sens aux journées pleines et aux journées vides. Je regarde l’écheveau se désenchevêtrer, je m’autorise à réorganiser les lambeaux, je couture les défaites avec les anecdotes, les imaginations avec les rencontres. Et puis c’est tout autre chose qui s’invite : j’écoute, j’écoute bien, et d’un coup je fais, parce que faire pour moi je crois que c’est ne rien faire pendant très longtemps et juste, le temps venu, laisser surgir ce qui vient.

bloc-paragraphe n° [31]

Il faut se préparer à se dénuder, à se démembrer, un jour ou l’autre. Les nuits d’errance sont des meurtres, toujours. Je ne tuais que l’image du garçon lisse et posé, celui qui avait même oublié les mots, les mots à rendre fous les mots. Hier je t’aimerai dans un bar de Berlin, poème de l’entre-deux. Il manquait la musique. Il me fallait ces corps trompe l’œil, ces corps trompe corps, la rage de l’épique et de la bière. Les cheveux, premières victimes consentantes ou expiatoires, une crête colorée en lieu et place d’une coupe trop straight. Les fringues anciennes comme un cauchemar moisi, oublié au coin d’une porte cochère, deuxième dommage collatéral. J’arpentais ma tête en toute sérénité, un garçon se perdait et ne rentrait jamais.

La découverte de la nuit. La cité flamande s’enlumine de lieux de secours. Les pavés ont des sentiers d’éclairs, des torrents de vie. Il ne joue plus. Il naît.

Une idée folle, comme toutes les idées, les soirs de pluie et que les pavés brillent. C’était précisément après un concert de " Modèle V2 ", un groupe punk, ténébreux, vertigineux, élégant et inconnu. Je serai sur scène, pas seulement je serai, mais je devais l’être, absolument. Mes mots avaient besoin d’électricité, de fougue, de sueur, de moiteur. Ce sera pour plus tard. Les fleurs de l’hiver ont des airs de pleine lune, fixée par un œil cocaïnomane sous acide pervers. Je m’entraînais à la posture pour me connaître autrement ou me méconnaître enfin. Chaque concert, chaque disque, me rapprochait de ce lieu d’où je voulais ne pas revenir. J’avais la clé sans la serrure. Une métaphore de l’humeur du moment. J’ai fait souvent demi-tour. Je notais mes trahisons. Mais chanter ou jouer d’un instrument ? Les deux à la fois ? Une seule et même obsession. Oh how, how, how. You’re rock and roll suicide. Bowie en bande son.

Hier je t’aimerai dans un bar de Hambourg

Un autre temps de soleil. On déménage avec ses malles et ses valises mais un pressentiment vieux, déplie ses ailes et nous suit dans le vent. Il me fallait une rencontre, cette rencontre. Celle d’un guitariste et d’une boîte à rythmes XP7 et des textes qui emplissaient mes carnets. Une dernière marche avant le début. Se nommer, se nommer pour ne pas se perdre. Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes rêves. Ce sera Fin de Série. La déraison au rendez-vous.

L’électricité des nuits le porte, paroles, jetées, hurlées. L’Arsenal des galères, voûtes crasseuses sur le quai du port. Des pogos de skinheads déjantés résonnent, il devient.

bloc-paragraphe n° [32]

Un carnet parmi tous ces carnets que je récolte régulièrement dans les manifestations culturelles, les magasins de luxe ou les musées, carnets publicitaires luxueux, carnets agenda de théâtres, de lieux d’expositions, carnets de présentation d’artistes… le seul critère : de nombreux visuels. Ce carnet que je ne vais plus quitter avant d’en avoir épuisé les résonances, je le rencontre par hasard. C’est le coup de foudre. Je devais être prête. La texture est toujours de qualité supérieure, j’ai besoin de le toucher fréquemment, de le caresser du regard, de le sentir, de le faire miroir. Puis viennent les images qui vont le détourner. Images découpées dans d’autres carnets, collées au gré de mon humeur qui donnent à entendre quelque chose de ce que je ne sais pas encore dire. Rassasiée d’images, j’ai besoin des mots. Pas les miens… ceux glanés dans les écrits des journaux et revues dont je m’entoure. Découpés, collés. Quand le carnet est fini, détourné, c’est le mot que j’emploie pour ce travail qui m’est nécessaire, je sais ce que je veux écrire. Je ne sais pas encore comment mais le verrou a sauté. Je suis libérée. Je peux suivre la musique des mots qui me viennent, une histoire germe, une histoire que je vais nourrir de ce long cheminement. Le détournement de carnet a éloigné la page blanche, a éloigné les contingences quotidiennes, je suis en état de… Rien n’est gagné mais tout peut arriver.

bloc-paragraphe n° [33]

Tu retranscris les mots, tu poursuis des deux mains, tu tapes des dix doigts ; tu dactylographies ce que tu as parlé, tu notes tout ce qui ne s’est pas tu. Tu n’as pas réussi à coucher tout le dire en amont de ce dit, tout le parler qui gît en amont du parlé, il a fallu que tu te prennes à causer et, même alors, que tu t’y reprennes à deux, à trois, à quatre fois. Il a fallu attendre, attendre, maturer, ravir le mode idoine et changer dans la peau, basculer, commuter, comme changer de peau, de langage de peau, emprunter dans la langue, te changer toi dans la, te changer dans la langue, et rechanger encore, dans les grandes largeurs, régler le traitement, revoir la fréquence des trous, la tension de la courroie. Il a bien fallu que tu te surprennes. En amont, il y avait, en amont du parlé, tout un rêve évanoui : un rêve de cinéma - projet de film, scénario même. Et cette actrice, Abigail D., avec qui tu avais rendez-vous, ce matin-là, cet hiver-là, cette rue-là (de Charenton), après que la production vous avait mis en relation. Mais très vite il n’y eut plus le projet initial, ni scénario, ni film ; la rencontre en son cours faisait tomber tout ça, liquidait, disqualifiait tout ça, tes intentions tout ça, ton scénario, ton rêve, tout ton cinéma. Il n’y avait plus que vous, Abigail D. et toi, assis là dans le clair du café, vous et là comme un livre, un livre posé là, sur la table entre vous. Un livre entre elle et toi. Un livre, pourquoi pas. Et puis l’azalée blanc, qui depuis le rebord vous veillerait, oui, vous regarderait. Vous regarderait faire. Remuer ciel et terre. Élaborer un plan, escalier de Copán. Vous résoudre à vous deux. Frotter des allumettes dans le noir. Imposer le silence à tout métalangage. Préférer le présent au contretemps. Continuer renonçant à la Vita Nova. Et là vous y seriez, et là on y serait, on verrait défiler ; tout aboutirait à, on se transmuterait. Comme on l’aurait voulu, pareil à du roman. On serait devenu. On serait devenu, on serait devenu « les kyrielles de mots imagés trépidants qui se courent dans le dos et racontent des dates au milieu des forêts les plus touffues », sous l’œil uni des cinq aras multicolores.

bloc-paragraphe n° [34]

J’ai le sommeil léger mais la tête lourde. Plus tard, j’écrirai cela. En attendant je furète mon ennui sur internet. Les vidéos peu drôles, les news absconses et les faux orgasmes, l’écran qui se donne en couleur. Dehors, le soleil reprend ses quartiers, mais sortir est une gageure. Plus tard, j’écrirai cela. Se rendormir parce que la veille au soir on a trop fait la fête, trop bercé son coeur d’alcool, et trop ri avec les amis, en dansant en cercle au son de boum boum tzing tzing tsoin tsoin. Après tout la vie est faite pour son plaisir, qu’il ne faut pas bouder. Plus tard, j’écrirai cela. Un ami passe, puis deux ; nous discutons des heures de sujets légers et graves, en levant encore le coude aux amitiés sincères. Plus tard, j’écrirai cela. Il faut dormir encore, car la fatigue noie les yeux dans la brume. Si je m’ennuie encore une minute de plus, si ce dimanche oiseux se perd encore dans sa blancheur, comment soutiendrai-je l’idée de mon être face à l’histoire ? Comment dire à la toute fin que l’on a rien fait de tout ce temps gratuit ? Il faudra peut-être pour justifier l’oisiveté fuir jusqu’au bout du bout ; rejeter en avant le moment du jugement et tout postposer sans honte. Quitte à, un jour, devoir s’offrir à l’amertume. Ou bien, courage ! , tenter le tout pour le tout, essayer de ramasser un peu ses nippes ; penser, pompeusement, aux autres, ceux qui attendent d’êtres nourris par le cœur. Et un peu avant la tombée de la nuit, se faire la violence de tenter.

bloc-paragraphe n° [35]

Au départ il y a cette fascination, trouble, incompréhensible, j’aime observer les scènes de la vie quotidienne, banales, ordinaires : des personnes se croisent, se rencontrent, à l’extérieur, dans l’espace public, la rue, les transports collectifs, les halls de gare, la boulangerie, le restaurant, dans l’espace privé, les maisons, les cages d’escaliers… il y a ces sensations vives éprouvées, les sens tout à coup en alerte… il y a le sentiment urgent à les " mettre en suspens ", à les désactiver sans doute d’un débordement possible d’émotions. Plus tard je note sur un cahier en mode télégraphique ces instants, arrêts sur image, images mentales, ceux qui persistent dans la mémoire, je referme le cahier, et poursuis mes activités quotidiennes l’air de rien ou comme si de rien n’était… la dernière fois, hier, j’ai observé les pies fabriquer leur nid, écouté le bruissement du cèdre, entendu les rumeurs de la ville, réglé des problèmes administratifs, il y en a toujours, fumé sur le balcon le regard au loin, tenté de reconnecter l’imprimante à la wifi, répondu au téléphone en me concentrant pour écouter… besoin que le corps se meuve, qu’il exulte sans doute aussi… Et puis, il y en a toujours un, d’instant, qui insiste, persiste, tout au long de ces gesticulations. Folle d’espoir j’ouvre à nouveau le cahier, écris tout ce qui se présente, mots, associations, la plupart du temps, je dois l’admettre, ça ne prend pas, ça ne se déploie pas « ce n’est pas ça », je referme à nouveau le cahier, laisse reposer, espérant du coup un peu d’apaisement ; mais non plus. Je cherche dès lors avec un certain acharnement ce qui m’échappe, un déclic possible dans la relecture de textes d’auteurs qui, évidemment, n’ont pas manqué de mettre leur grain de sel, en s’immisçant, en s’invitant dans le processus. En désespoir de cause je me résous à emprunter leurs mots, les retranscris, laisse reposer dans l’attente de trouver les miens. « C’est épuisant », comme dit Pierre Michon lorsqu’il évoque la « posture de l’écrivain qui n’écrit pas » ou encore Charles Juliet à une époque « Pourtant j’ai le sentiment que je ne cesse de travailler, simplement je ne produis rien ». La suite est incertaine, l’aboutissement aléatoire, d’autres instants peuvent prendre la place, et le manège continue… la volonté d’écrire intacte, malgré tout… Jusqu’à ce que…

bloc-paragraphe n° [36]

Sur le pont. Face à la mer. Je respire le vent. Cette côté s’éloigne, et l’autre très loin. Liens coupés. Alors les mots arrivent. Ils émergent. Ils s’énoncent. Ils s’ajustent. Je les répète. Peur qu’ils échappent. Je les répète. Ils se complètent. Ils s’ordonnent. Ils s’associent. Je les répète. Ils tournent dans ma tête. Ils sont venus des côtes silhouettées par le soir et sa lumière, des moires dansantes de l’eau, du vent tonique qui claque les joues et qu’on boit par jets. Et ils sont là, dans la tête, justes, et plus que justes. Des heures peut-être à les écouter claquer et danser. La nuit tombe, je quitte l’entre-deux, je retourne aux autres, je renoue le fil. Il faudra vite écrire, ou tout va partir. Tout était déjà avant. Que restera-t-il après. Ecrire pour préserver quelques traces, des mots jaillissants, des mots vibrants, des mots mêlés de vent, ajustés aux collines profilées de lumière, l’être libéré, fondu à tous courants.

bloc-paragraphe n° [37]

« Écris » m’a-t-elle dit le jour de l’enterrement. Puis, plus tard, « toi, écris » ; il fallait entendre " toi, parce qu’on dit que tu sais, toi qui as le temps, toi qui a les mots ". Écrire. Moi. Un an. Endeuillée, empêtrée, empêchée. Un an pour écrire « mort ». Deux ans pour poser un pied par terre, rester verticale, veiller à s’y maintenir. Trois ans et connaître de l’intérieur la déconnexion du quotidien. Remplir un caddie et le laisser abandonné. Arriver à l’heure devant le bus que l’on doit prendre et le laisser partir. Se garer devant le magasin et ne pas descendre de voiture. Ne pas s’asseoir à table parce que sa place. Ne pas écouter de musique parce que sa musique. Ne pas vivre parce que ma vie, c’est sa mort. Quatre ans ont passé. Vomir des mots sur le néant, le vide, l’absence, le béant, le géant, le gênant...Prenez un abîme par exemple, oui, c’est bien comme exemple, un abîme. Et mettez des mots dedans. Il ne se comblera pas. Les mots vont disparaître, s’envoler, se rabougrir, s’étioler, s’enterrer. Et moi aussi. Il n’y a pas d’écho dans ce ravin. Et cinq ans. Mon " moi-peau " s’est fait la malle. Qu’est-ce qui va repousser ? Après six ans, les gens de bien pensent qu’on ne tourne pas la page de notre deuil aisément et-que-quand-même. Sept ans. Je vais écrire que mon fils a perdu la vie dans un mutisme institutionnel abrutissant, dans une société qui ignore la souffrance psychique. Nous espérions des soignants attentifs. Nous avons été tout d’abord niés puis, à force d’obstination excessive, nous avons été abattus par des travailleurs sociaux démunis, par une justice déphasée, par des tutelles défaillantes. Oui, tu vois, j’écris. Est-ce que cela te rend moins seule ? Car j’écris que nous avons été seuls à cadrer la souffrance existentielle de notre fils, seuls à attendre que les Centres d’Accueil et de crise, après quelques heures ou quelques jours, renvoient notre enfant dans une vie qu’il ne pouvait vivre, sans prise en charge, sans recommandations, sans traitement, sans espoir, sans accompagnement d’aucune sorte. Oui, j’écris. Tu vois. Est-ce que cela te rend moins seule ? Seuls à plaider devant la justice, seuls à nous raconter à nous-même que, peut-être, cette voie-ci, ce chemin-là... Oui, oui, sûrement, comment personne n’y a encore pensé ?... Seuls à pleurer devant les portes qui ne se sont jamais ouvertes. Seuls à supporter la police devant son corps sans vie, seuls à affronter sa mort. Seuls à en crever.

bloc-paragraphe n° [38]

Comment j’ai fait ? Comme une aveugle. Avant d’écrire ce livre, j’ai entendu un bruit. Au début, dans la maison, il n’y a eu qu’un grattement, sans doute un animal niché sous le toit et je l’ai entendu toujours dans les mêmes circonstances : durant la nuit alors que j’étais seule à ne pas dormir. Je ne sais pas si c’était un lérot, une chauve-souris ou seulement un oiseau. Il est revenu plusieurs semaines, le bruit persistait. Cette présence-là, je n’ai pas pu m’empêcher de l’écouter et je revenais la nuit, hésitant entre appeler un chasseur ou une association de protection des animaux. On nous a conseillé de nous en débarrasser : la bête pouvait abîmer le toit, oui, ça pouvait aussi être un rongeur, et là, ça devenait grave. Il allait tout grignoter, manger la laine de verre, peut-être même que la pluie rentrerait après. Il fallait protéger la maison. Pourtant, j’ai laissé l’animal gratter et j’ai attendu. L’image qui s’est décidée est celle-ci : la silhouette de mon père disparu dans le jardin en friches. Elle est pâle sur un fond obscur, comme le souvenir sur la rétine d’un aveugle tardif. Je devine le jardin par la fenêtre quand j’écoute. De cette première image en ont surgi d’autres, plein, tout en désordre, c’était tout un tas de fantômes et de formes du passé. On est au mois d’avril et je dors très peu, je n’aspire qu’à avoir du temps pour entamer le travail. J’écoute la bête. Impossible de dormir, ça gratte dans ma tête, ça s’installe et se multiplie, je dois en avoir le cœur net et traquer ce qui sort de cette apparition. J’ai peur mais je n’ai plus le choix ou je deviens folle. J’arrête de travailler, je décide de ne plus gagner d’argent pour quelques mois, j’hésite, j’ai deux enfants, j’écris pour ne rien dire, je n’écris pour personne, je ne suis pas écrivain. En novembre je constate : des mois que j’ai peur, que je ne fais pas ce que j’ai à faire, il ne suffit pas d’écouter, les images débordent. Il faut raconter le jardin en friches. Je décide de le faire comme je sauterais dans un précipice, à l’aveugle. Tous les jours, je m’assois devant l’ordinateur. A chaque saut, j’ai un peu moins peur, l’animal reste là, mais j’enchaîne les images. A la fin, je l’ai fait.

bloc-paragraphe n° [39]

Un dialogue de sourd. C’est toujours comme ça. Il l’écoute le vieux, mais il ne l’entend pas. Il ne comprend pas bien ces histoires de colloquataires et de littérature grise sur une série noire, la collection blanche ou le petit livre rouge. Il aurait certainement préféré celle du journal de voyage que le vieux tient à chaque colloque, à chaque voyage, et reprend au retour, réécrit avec ses photos, ses vidéos et les images glanées sur le Net. Et en même temps ce qu’il écrit lui permet de faire le tri dans ses images, voire dans chaque image, pour en discerner le potentiel créatif, l’élément qui fera suite à l’écriture, en constituera un prolongement. Ou mieux : une voie parallèle ; une autre voix ; une autre écriture, avec son code à elle ; " la voix silencieuse, le langage d’ombre et de lumière de la photographie " d’Anne-Marie Garat ; un code lisible dans la circulation du texte dans l’image, de l’image dans le texte ; et ce d’image en image, de fragment en fragment ; jour après jour ; et avec cette idée (Barthes), tenace et futile, selon laquelle " texte et images, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation de ces signifiants : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes. " Mais ça… le vieux le garde pour lui. On se demande bien pourquoi d’ailleurs. Et puis même ça… non, ça n’aurait pas satisfait son attente. Pas assouvi sa faim, à lui aussi. Non, on ne comble jamais vraiment le vide qu’on a au fond de soi. Ce n’est pas possible. C’est impossible puisque, lui comme le vieux, en vérité, ils l’entretiennent. Comment ? En jetant quelques mots comme ça, et vraiment juste comme ça au départ, pour se représenter comment ils font. C’est ça, dans le vide de la page blanche, bout de papier ou page-écran, quelques mots. Comme ces petits cailloux au fond du puits, un jour qu’on était petit, dont on attend encore le plouf ? Et en attendant, c’est l’écho de leur cliquetis sur la paroi. Un écho toujours plus faible à la mesure de la chute. Mais toujours plus réverbéré, plus distordu. Ample. Jusqu’à ce bruit de métal… un bruit de casseroles, sûrement du genre de celles qu’on traîne. Et puis… la masse sur le coin, une fois, deux fois et trois… percussion du père Fissou sur le billot… - " Martial nom de nom ! " - si forte, c’est si continu… on est le capitaine Tom Hanks parti sauver le soldat Ryan ; ça éclate et ça sile ; ça sile, sonné ; ça s’arrête pas dans ta tête ; plus, ça sile. D’autant plus que, pour mieux le saisir dans la chute et se le représenter, ce vide, cette petite histoire de vie insensée, forgée sous les coups de boutoir du monde, avec son personnage de gueule-cassée, de Golem… oui, on est devenus, oui… un peu plus réceptifs aux mots des autres qui écrivent, qui ont écrit et qui écriront encore aussi longtemps qu’on les lira… Oui. Faisons mieux attention à leur propre comment, leur comment j’ai fait (le vide en moi). Et même, d’une certaine manière, on ne prêtera plus attention qu’à ça. On ne cherchera plus que ça, cet autre comment. Au mépris de son vide à soi, qui n’en demande pas tant, lui, pour s’agrandir. Non : s’épaissir, s’étoffer. Peut-être " s’élevant sur l’accumulation grandissante de matériaux hostiles à mon architecture ", comme dit Michaux, et c’est ça les casseroles qu’on se traîne. Toute une batterie. On finirait presque par oublier que, en vérité, on a déjà pourtant tout dit. C’est juste qu’on ne le sait pas, ou qu’on ne veut pas le savoir parce que, pour l’avoir dit il a fallu l’écrire. Oui, on l’a écrit. Et peut-être même l’a-t-on lu… ? Ah… toujours ce vide, toujours cet écart, ce saut à faire (différence d’espèce, génétique à la limite) entre le dit et l’écrit. Toujours ce malentendu. C’est toujours comme ça. Ça se répète. Comme ces mots, au vieux du coin, qui n’entend plus très bien et comprend tout autre chose à chaque coup. Et il y a peut-être un peu de ça dans ce qu’il a écrit, un jour, au sujet de ce qu’il a dit dans son journal. Oui, ce qu’il écrit sur ce qu’il dit, pas l’inverse. C’est vrai qu’il parle de ce qu’il a fait. Seulement… si on écoute bien, si on veut l’entendre, on comprend que s’il parle c’est pour mieux refaire, pour mieux faire (et non faire mieux). Écrire quoi ! Mais jugez-en vous-mêmes :

"P.P.P.S. Post, post, post-scriptum, continue à travailler dur, finis ton roman & trouve dans la solitude, via la connaissance, la force & non le désespoir. Au fait, je commence un roman aussi, " que tu le croies ou non ". (Neal CASSADY)

Non. N’écrit pas qui veut. Je veux dire : tout le monde peut griffonner sur un coin de page blanche, consigner ce qui arrive, en embarquant scrupuleusement le jour et l’heure (moi), histoire de croire qu’on écrit. Seulement voilà, il faut bien se l’avouer : on a beau se livrer quotidiennement à cette opération sisyphéenne, noter la date, dire je, utiliser tous les signes possibles rabattant l’écriture sur ce faux genre qu’est le journal : on n’y croit pas vraiment, à la "logique" de l’intime. On n’y croit pas à l’écriture de soi, par soi, à part soi, et pour soi, ou en soi et ainsi soit-il. - Amen. - Parce qu’il y a du monde entre l’encre et le papier, entre le bout des doigts et les touches du clavier. Il y a bien du monde dans le bain de l’écriture pour qu’il n’y ait pas aussi la tension, la tentation (pardon pour ce jeu sur les mots facile et futile), d’y replonger sous la forme du comment écrire. Parce que, " si j’évoque ici des événements autobiographiques, c’est qu’ils n’ont aucun intérêt en eux-mêmes, voire qu’il ne s’est rien passé du tout, sinon qu’ils engendrent - toujours ici-même - parole " (François Bon). Parce que, " le carnet le plus intime qui soit, délaissé dans un coin de grenier puis retrouvé quelques siècles plus tard, suggère malgré tout que celui qui l’a écrit cherchait plus ou moins à être découvert et estimait que les événements de sa vie nécessitaient une mise en texte " (Arlette Farge). Et parce qu’alors, au fond, ce type d’écriture n’a d’intérêt que la quête d’une lecture de soi ? Seulement, même ici… écrire pour se lire… Ce qu’on veut, en fait, c’est écrire. On a toujours voulu écrire. Ou plutôt : qu’on le veuille ou non, on a toujours désiré écrire. É-crire. On n’a pas toujours su quoi. Et pas très bien pourquoi. Bien sûr, l’écriture intransitive, l’art pour l’art, on en est revenu. On ne sait pas très bien, mais on imagine quand même que, écrire, ça sert à " changer le monde " disait l’un, " changer la vie " disait l’autre. À commencer, quand on ne sait justement pas par où commencer, du côté de chez soi. Mais peu importe. S’il se trouve quelque part, un jour, quelqu’un pour nous lire, on finira bien par savoir vraiment le pourquoi du comment de l’affaire, non ? On finira bien par savoir comment on est, enfin, ce qu’on voulait devenir ?

bloc-paragraphe n° [40]

Au début, il y avait la télé. Par la télé passaient les intimités dévoilées. Celle de la princesse, du sportif, de l’écrivain, du réalisateur, de l’actrice ou de l’acteur porno, du chanteur, de la chanteuse, du politique, du créateur de mode et de bien d’autres encore. Si peu d’intimités exprimées dans la fratrie, la famille, les amitiés, les premiers amours. Les plateaux de nuit jouaient de ce dévoilement. J’y cherchais ce que d’autres lisaient, ce que d’autres expérimentaient. Nouveaux regards, nouvelles vues révélant d’autres ombres. Reconnaître l’existence de son intimité propre. La hisser au plus haut niveau de légitimité. Qui a le temps de se la dire, de la fouiller cette intimité ? Qui a l’espace, le loisir ? Certains peuvent se la dire. Et là, elle respire comme le nouveau-né ou elle étouffe comme l’enfant ? L’adolescent criera sa rage d’un air trop rare, trop appauvri. Reconnaître et dire : ça ne suffit pas. Comme l’étincelle au feu, comme l’entêtement de la vie aux premiers jours, il faut la mort aux trousses. Qu’on veuille se la donner, un temps, qu’on y échappe, à temps. Elle nous visite, souvent violente, et se retire, lentement, tendre marée infinie qui frappe puis s’éloigne douce. Des morceaux mal connus, comme étrangers, se détachent et apparaissent clairement sur le sable humide qui fume au soleil revenant. Tenter la description de ces laisses de mer. Il y a là des partitions, des images, des pierres, des rayures, des peintures, des écritures repliées sur elles-mêmes en tas. Il y a aussi des corbeaux qui plantent leur bec et enfoncent leurs serres dans la chair de corps mazoutés à l’agonie. Des insectes y grouillent. J’y vois des nids et leurs œufs sur ces laisses de mer. Voilà comment j’ai peut-être commencé : reconnaître l’existence de sa propre intimité, s’y donner, trouver une forme de production qui pourrait la servir, s’y donner, attendre, attendre la question de la mort, s’y donner. La plus grande lucidité ensuite, mêlée à l’urgence qu’engendre un sentiment puissant d’expression. Restera l’inatteignable vérité de notre intimité : nos interprétations tenteront de l’approcher. Interprétations elles-mêmes interprétées par d’autres. Volonté de vérité n’est que volonté. À la fin, il y a l’écrit.

bloc-paragraphe n° [41]

Pietra Balsi. Elle s’appellerait Pietra. Elle serait petit caillou dans sa propre chaussure. Pierre contre laquelle ils trébucheraient. Elle vivrait dans une bulle de verre soufflée par grand feu mais par qui. Elle serait piètre compagne. Rugueuse, elle ne serait pas polie. Elle détesterait les radis même si elle aimerait les semer et regarder. Elle ne cuisinerait plus, elle cuirait, croquerait. Elle préférerait la lumière mais vivrait cloîtrée. Elle adorerait le mimosa et les figues violettes. La table de travail devant le grand arbre la sommerait à l’heure des étreintes. Elle laisserait en sourdine la radio parler toute seule dans la cuisine. Elle aurait quitté la cuisine pour le bureau-chambre. Elle commencerait toujours la journée à la cuisine, assise sur une chaise de paille les jambes allongées pieds posés sur un tabouret, à s’attendre. Elle fumerait toujours trois cafés noirs avec deux tartines groseilles ou framboises. Ou compotée de rhubarbe. Elle se nourrirait en général de grains, riz lentilles pois chiches, et de fruits. Elle aimerait la salade rouge et verte avec beaucoup de vinaigre balsamique mêlé d’huile d’olive, et les pâtes fraîches avec beaucoup de parmesan. Le matin et aussi le soir dans la cuisine, un gros chat orange sur les cuisses et un lapin blanc chevelu sous la chaise de paille, elle regarderait le ciel par l’imposte à barreaux, et laisserait venir. Elle aurait une maisonnette, vue sur la Sainte-Baume, un jardinet clos, y inviter à vivre là une tortue vieille. Pour celle-ci elle aurait planté près des radis des fraises écarlates. Elle laisserait se multiplier plantain et pissenlits jaune poussin. Elle ne mangerait pas de viande parce que les animaux savent. Les gens parlent et ne savent pas. Peut-être qu’elle n’aimerait pas les gens. Elle serait l’une de ces gens. Elle s’appellerait Pietra. Pietra Balsi. Son frigidaire serait encombré de glaise fraîche ou sèche. Elle modèlerait des bols oxydés qu’elle porterait honteuse au petit feu de mille degrés chez la céramiste. Son lit de fer du siècle précédent fabriquerait des visions. Elle l’aurait acheté à une nonagénaire dont l’arrière-grand-mère y serait dedans née puis morte. Elle espérerait mourir soudainement le nez dans une rangée de fraisiers. Sinon elle devra trancher sur les modalités de son suicide, plus tard. Elle se jugerait trop grosse. Tomber amoureuse la rendrait stupide. Elle s’endormirait sur le côté en étreignant ses épaules. Au réveil elle se rassurerait à sentir sur elle l’odeur de sa propre chair surie. Elle se vêtirait trente-six partout, de noir principalement, de rouge-brun vert-mousse et indigo parfois. Ou de gris. Elle chausserait des docs grenat ou des converses bleues les jours de chaume, des escarpins à bride fauves ou noirs les jours de gens. Elle ne porterait aucun bijou sauf celui qu’elle égrainerait à son majeur gauche. Ses cheveux filés de sang seraient une provocation. Après le café du matin elle s’absenterait d’elle-même. Elle œuvrerait à l’imposture d’une mission dite culturelle. Elle occulterait son identité mais pas ses cheveux. Ces huit heures ne lui pèseraient pas, il en resterait toujours quatorze. Sur les routes des déménagements et des lieux d’imposture elle éprouverait les contraintes, pour que ça avance. Elle ne serait pas plus Pietra Balsi pendant la journée que soudain Pietra Balsi au retour chaque soir, dans la cuisine. Uniforme troqué contre frusques, harassée, les jambes derechef croisées aux chevilles, chat orange lapin échevelé, elle fumerait un thé vert, sans rien. Elle entendrait le parler des gens à la radio. Elle amenuiserait le son, petit à petit. Il faudra qu’elle se souvienne chaque jour et deux fois par jour de Pietra. De la table de travail et du lit de fer. Elle ne saurait pas pourquoi elle ferait ça alors que personne n’attendrait d’elle qu’elle le fasse. Elle pourrait aussi bien ne rien faire. Les bols s’empileraient. Elle oublierait d’arroser le kalanchoé velours à oreilles d’éléphant, ceci sans grande conséquence. Le chat sortirait vivre sa vie de chat et le lapin croquerait les radis. Elle serait personne seule contenue pour rien dans chaque heure identique à celle d’hier. Elle quitterait la cuisine elle irait. Sa table de travail serait un rebut de bureau à six tiroirs enlevé sur un trottoir. Une fois de plus elle y chercherait à main gauche, sur le pichet de terre par lui façonné, la logique de l’empreinte de la paume d’un mort aimé. Sans la trouver jamais. Tout près, une girafe agenouillée peinerait pour l’éternité à s’abreuver dans une demi-calebasse contenant : une punaise rouge, un ticket ocre LE PARTENON - première Maison d’Art Fondée à Paris en 1889 - 54 rue de Écoles, 75005 PARIS - téléphone 033 26-04, et un bouton gris orphelin et un tout petit galet. Dans un mois un an trente ou cinquante ans ils pourraient bien se tenir au même endroit, taiseux, et elle en terre plissée anodine. La lampe d’argile blanche et le Robert usé au garde-à-vous seraient expectatifs. Ou dubitatifs. La nuit tombée elle ne verrait plus l’arbre par la fenêtre à croisillons et ce serait tant mieux. Son bruissement et les oiseaux. Ces temps-ci ce serait un chêne de quatre cents ans. Avant, furent le mûrier blanc une forêt de râteaux sur zinc le pommier le hêtre les charmes le tilleul, un peuplier et un saule. Elle voudrait ses os creux et s’envoler de-ci de-là dans les ramures et s’y blottir sans penser à rien, et mourir une nuit de gel. Dans l’un des tiroirs du bureau des cahiers des carnets des agendas du papier ramé, dans les autres des stylos des encres la paperasse de l’année de la colophane des aiguilles à tricoter, en bambou et un diapason 415 et une bouteille de parfum Bal en Méditerranée, des soies des laines des pétales séchées et des boîtes rectangles en bois sauf, le plumier aux chardonnerets sous la lampe de faïence toujours. Elle pourrait aimer un homme-arbre mais ce serait une mauvaise idée. Elle jointerait les rêves conclusifs décalqués depuis la chaise paillée et les routes et les fers du lit. Elle ourdirait bien plus qu’un prénom un nom. Elle s’en servirait. Arc-boutée à la table minuit sonne elle se nomme. Elle s’appelle Pietra, Pietra Balsi. Elle est le cilice dans sa propre chaussure. La pierre contre laquelle ils trébuchent. Elle vit dans l’angle d’un carreau de verre soufflé au grand feu mais par qui. Elle est piètre compagne. Rugueuse, elle n’est pas polie. Elle texte, le dira, même si elle aime. Sème. Et garde.

bloc-paragraphe n° [42]

par la main par le bras par l’épaule par le cou par la tête par la bouche par les yeux par les oreilles par le dos par le ventre par le cœur par les jambes par les pieds par la pointe des pieds par l’immobilité du corps - et dans l’immobilité du corps le mouvement les mouvements intérieurs - infini de la question - une seule certitude - l’écriture est un mouvement et c’est par ce mouvement, ce moment où le mouvement se manifeste, que commence - le ciel toujours le ciel l’homme furieux sa voix est un tonnerre - c’est par ce mouvement ce déplacement intérieur - et le ciel toujours le ciel le ciel le silence du ciel déchire le silence - commencent les furies de l’écriture - le corps si calme - les éclairs cognent le ciel - NON - je marche dans ma ville je marche dans les couloirs connus de ma ville, je m’éloigne du centre, j’entre dans une immense cour avec des bâtiments vieux et des bâtiments modernes, des allées vides, des espaces de jour, des espaces de nuit, des corps silencieux, des fenêtres aux absents - je marche - tout est réel ici, le corps croisé avec sa machine de survie, le visage avec son nom inconnu, la voix qui me parle qui raconte d’où elle vient , la chambre cette chambre avec son immobile assise - c’est une infime partie du monde, c’est une lucidité brève provisoire, c’est un détail, c’est un cri silencieux dans la bouche - alors - on arrive dans un autre lieu - ailleurs - tout est à construire - on a seulement des fragments du lieu, un bout de rue, une place, la façade d’une maison, un couloir, une pièce - un visage ses yeux sa voix - on a quelque chose de vivant - c’est ça, c’est un passage au vivant - c’est un point d’appui le vivant un point de regard le vivant pour écrire - on voit la peau du corps la peau du visage la peau des main et tout le corps, ses mouvements dans l’espace, ses mouvements dans le lieu - le lieu a ses murs, sa hauteur de mur, ses fenêtres, sa matière de mur, sa matière de sol - maintenant la vie entre dans l’écriture

bloc-paragraphe n° [43]

Tout au fond de l’armoire sous les piles de draps ; une boite remplie de figurines en fil à curer les pipes, entortillées de morceaux d’étoffes, de bouts de velours, de soie, de satin, des mèches de cheveux pour les coiffures, de la paille et des visages peints sur le tissu. Une communauté de silhouettes dans une boite. C’est une arrière- grand-mère qui les fabriquait. Parfois, je la sortais un peu comme on sort ses bijoux du coffre. J’étais la légataire de ce bien un peu particulier. Je l’avais demandé à ma mère qui me l’avait accordée mais en ajoutant cette appendice conditionnelle, " si tu en fais quelque chose ". Cela revenait à une mission. Je m’étais empressée de recomposer le même écosystème autour de la boite : au fond de l’armoire. Comme elle avait déjà dormi depuis longtemps, elle pouvait continuer La Belle au Bois dormant ! Je sortais pourtant minutieusement ces petites âmes de 10 à 15 centimètres et je les regardais me regarder. Et puis je les remettais pieusement dans la boite, en cartons bouilli avec un couvercle à clapet, complètement disloqué. J’aimais leur allure. Mais quoi faire de ses silhouettes d’avant -guerre ? Figurines ? Figures de moi-même ! Je me voyais enfermée dans la boite. J’étouffais moi-même dans mon carton : le square, Le bac à sable des enfants. Cette vie ponctuée par la sonnerie de l’école. Et puis celle de guignol juste en bas de l’immeuble avec derrière le castelet, les têtes des marionnettes accrochées à leur râtelier, demandeuses de mouvement comme les remplaçants sur le banc du terrain de foot, attendant leur heure, leur minute de gloire. Et autour de ces trois cercles : la boite, le square et le bac à sable, les marionnettes ont pendulé, en oscillant, oscillant sans cesse. Mais la vie courait, le temps passait et je m’enlisais. Longtemps. Et pourtant j’imprimais dans mes carnets : les dealers assis en ange gardien sur le mur du square, le banc des nounous, celui des mères, des chômeurs et tous les rapprochements improbables ; les fous qui viennent de loin pour retourner en enfance et jouer sous l’œil inquiet des gens biens, les capotes usagées, les seringues et les scouts. Mais comment exprimer les groupements, les exclusions, le monde vu la tête en bas, sous un voile ou sorti du coiffeur ? Je tortillais mes fils de fers, j’enroulais mes bouts de tissus, je coupais les cheveux en quatre, j’accumulais les personnages. Trop ! Il y avait cette sensation d’avoir tout retenu dans un grand haveneau mais de ne plus arriver à les attraper. Tout était enfoui sous les algues. Et puis, il y a eu la question d’un quidam : " quels sont tes projets ? ". Comme ça, boum ! Posée un soir de septembre, sur un banc de jardin public. Je me suis entendue répondre que je montais un spectacle avec des figurines, et qui s’appelait " le jardin ".

bloc-paragraphe n° [44]

Je l’ai fait par la nausée.

Sans espoir d’en sortir vraiment. Avec l’espoir de créer un chemin à travers la nausée. Suspendre un peu le tangage incessant. Me suspendre un peu au-dessus de la nausée. Retrouver un autre souffle.

Le pire de tout était la lumière. La nausée, cela peut remonter de l’estomac aux tempes. Le tangage déchire la peau du crâne à force de tirer sur les cheveux. Les yeux n’en peuvent plus de la lumière. Ils voudraient rouler aussi. Eux, ne peuvent pas. Il faut alors trouver à les appliquer quelque part.

Tout le reste du corps tourne sans cesse jusqu’à l’écœurement. D’un mouvement qui s’impose et exaspère. On voudrait simplement retrouver un peu de volonté à soi. On voudrait un peu cesser d’être on.

Le pire est la lumière, même la lumière d’une belle matinée de fin décembre. Ça tourne tellement par-dessous que la tête est remplie de noir. Avec d’éblouissantes pastilles. On n’en peut plus de ces pastilles innombrables et sans visages. On aspire à des personnages.

Il faut autre chose que la gerbe des pastilles anonymes. Autre chose que la gerbe qui menace. Autre chose que la nausée.

Pour la lumière… Mais non, contre la lumière ! Contre la lumière, il faut de la lumière, une autre. C’est comme ça qu’on le fait, en installant une autre lumière qui suspende la nausée. Parce qu’elle est juste un trait de lumière à l’horizon, donnant sa place au noir. Un trait qui éclaire des personnages, des vrais, des contrastés.

Vers cette lumière, je fais une étape tous les deux jours. Au moins tous les deux jours, suspendre la nausée. Le faire ainsi.

bloc-paragraphe n° [45]

Il y a ce feu intérieur dans la poitrine qu’il faut apaiser par les mots sur le papier, le calmer, et puis toujours recommencer car la vie est là pour l’alimenter, le faire s’enflammer, avec ce rêve de fiançailles entre l’alphabet et l’humanité, une utopie, une envie d’être au monde dans le silence et la fougue des mots. Alors oui je crois que c’est cela cette envie incontournable d’écrire. Des pages de carnets, les annotations, les collages, les phrases du monde en mouvement sur le pont des bateaux, dans les wagons des trains, dans le ciel des avions, dans le vent des jardins. Les hésitations, la peur aussi, et le bonheur d’avoir capturé un instant, un moment, que je peux peut-être appeler le temps. Quand est-ce que cela a commencé ? Je ne suis pas sûre de bien savoir décrire l’instant-clef. Peut-être est-ce cela : La petite fille ne savait pas raconter des histoires, c’est ce qu’elle croyait, c’est ce qu’elle voyait, c’est ce qu’elle comprenait des grands alors elle chantait sur son chemin des mots qui s’envolaient. Un jour elle les a posés sur le papier en secret. La femme qu’elle est devenue a eu envie de continuer, de raconter, d’écrire, d’avoir un rapport actif au monde pour les révéler, les éveiller à la vie. Tous les matins elle quitte l’hôtel où elle loue deux chambres séparées par une porte intérieure. Elle part avec son panier vide. Tous les soirs elle revient à l’hôtel avec son panier plein recouvert d’un papier blanc. Elle rentre dans la première chambre, puis ouvre la porte de la seconde chambre attenante. Elle vide le contenu de son panier dans cette seconde chambre dont elle est la seule à avoir la clef. La lumière y est allumée jour et nuit.

bloc-paragraphe n° [46]

Il a fallu des semaines inquiètes pour la vie. Des semaines sombres avec des questions plein le lit. Manquer de temps, l’étouffement qui vient. Tout qui se serre. Le travail payant qui passionne et qui pompe. De la crise et de l’agitation. Oui, quoi, de l’agitation ! Le jour, la nuit. Et puis bloquer. Ces quelques pavés dans l’agenda, blocs noirs numériques. Deux soirées, trois. Une proposition. Les mots dans l’enveloppe, l’espace à l’intérieur du bloc, deux heures, trois. Les mots dans l’enveloppe, et tout l’espace autour. Avoir pensé et ne plus penser. Même pas vouloir rêver, juste écrire. Retrouver le jaillissement des treize ans, quand ça coule au bout du stylo et qu’il n’y a rien d’autre à faire. Pas de voix, pas de musique, juste le rythme. Défaire le langage. L’appétit de défaire le langage. Et deux blocs d’un temps contraint par tout le reste. Le quotidien comme source, un monde inquiétant et pénible pour que l’écriture devienne un recours. Et puis non. C’est plus simple que ça, ça jaillit. Une nouvelle fois comme à treize ans, c’est tout. Avant la résurgence il a fallu s’emmerder à vouloir écrire un roman, à vouloir faire ce métier-là, puis celui-ci, peut-être que toute l’énergie dépensée avant. Bof, je sais pas, ça semble si simple. Rassembler les conditions d’une agitation, la canaliser dans une enveloppe de mots. Une rencontre, un groupe, deux blocs libres, des mots, une vie un peu chiante. Et puis avoir treize ans à nouveau. Je vais vous dire vraiment. Il a fallu des morts en famille, n’être même pas née, une grammaire qui déborde ce désespoir, la nécessité de vivre et celle de dire, les sourires tristes, l’âme qui s’exalte, la folie des mondes, les solitudes adolescentes, l’once de méchanceté, l’insatisfaction, la vie tellement normale, les baisers à la tisane, les bords du terrain, les après-midi manqués, les émissions de radio, les écrivains qui parlent, les années perdues, le moment venu, les efforts, ce qui coule de source, le reste, l’eau, l’eau, l’encre, avoir treize ans dans une salle pleine de silence, et des alexandrins qui causent tous seuls. Il aura fallu pleurer au fond d’un ventre, une salle pleine de silence et une grammaire en crue.

bloc-paragraphe n° [47]

J’allais marcher sur le sentier qui démarre au pied de la maison, il faisait froid, sec sans vent. De la neige partout, sous mes pieds d’abord, aussi sur le haut des gros piquets de clôture ronds. Je prenais garde de ne pas glisser, le silence d’hiver m’accompagnait. Je prenais des photos avec mon téléphone, comme des balises qui me permettront de retrouver ce à quoi je pensais à cet endroit, mais ça marche jamais. J’ai bien des certitudes en arpentant les sentiers, mais je n’ai pas de petits carnet pour noter ou faire des croquis. Je sais pas dessiner, j’ai pas appris alors écrire, j’ai pas appris non plus. Et des notes, qu’en resterait-il à la relecture, pas plus que les photos, sans doute.C’était pour l’exercice et je ne savais pas par quel bout commencer. Je marchais, comme d’habitude, pour rassembler les morceaux, les mettre dans la boite crânienne et les laisser se mélanger, se malaxer, s’assembler comme bon leur semblait, sans rigueur ni ordre établi, s’associer à la sauvette. Toujours des morceaux de souvenirs, les petits cailloux du petit Poucet qui sont plutôt des graviers dans la chaussure à asticoter la plante des pieds jusqu’à devoir les enlever de la godasse car la persistance et l’amplification de la gêne, puis de la douleur, deviennent insupportables. Gratter là dans le fond, aller chercher bien profond, tout en bas de ce qui reste d’enfoui, casser la roche dans le boyau de la mine à la recherche d’une pépite oubliée ou d’une horreur si bien dissimulée. Les indications changent, les références évoluent, se renouvellent et se superposent, ainsi les rythmes se saccadent, les cadences varient. La construction prend forme, l’assemblage se fait, pièce à pièce, les morceaux se superposent et le tout, ce petit ensemble, commence à tenir la route. Mais toujours… les lieux, les maisons et leurs escaliers. L’enfance, toujours l’enfance.

bloc-paragraphe n° [48]

Dès que je sais lire, quelque chose arrive. Quelque chose qui n’appelle pas de pourquoi, ni de comment. Qui vient comme ça, de je ne sais où. Qui ne fait pas peur, ne fait pas mal. Au contraire. Dès que je sais lire, les mots, les phrases lues et mises bout à bout, c’est magique, deviennent une histoire. Les personnages les lieux les situations déclenchent des sensations nouvelles, si puissantes qu’elle m’emporte loin. La tristesse d’être attachée toute la journée à un piquet, le plaisir de gambader librement dans la montagne, manger à satiété, humer les odeurs et le vent, la terreur de se retrouver en face du loup, au fur et à mesure que je lis, toutes ces émotions m’entrent dans le corps, si bien que le moment venu je trouve, comme la petite chèvre, le courage de me battre avec le loup, je suis la petite chèvre et je lutte je lutte je me bats. Mais au matin je ne meurs pas, à la fin de l’histoire je suis juste contente d’avoir vécu tout ça. Alors je lis. Je relis. La même histoire lue et relue garde tout son charme et, c’est prodigieux, il agit à chaque fois. Si le Commentjaifait était une recette ce serait l’ingrédient qui lui donnerait son incomparable saveur. Et quand il faut les dire à haute voix les guirlandes de phrases qui font une histoire, les mots sortent de ma bouche tout imprégnés des sensations éprouvées à la lecture. Du CP au collège j’irai collectionnant les premiers prix de récitation. Quand cette chose inconnue venue de nulle part arrive jusqu’à moi, je n’en ai pas peur, je la laisse entrer, je l’accueille, oui, au tout début, accueil il y a. Accueillir et laisser faire. Se laisser faire, ne pas aller contre, ne pas résister, ne pas calculer. Si c’était un fleuve, il prendrait sa source dans ces eaux là. Bien avant d’en avoir la preuve, bien plus longtemps encore avant d’en entendre la confirmation, je perçois, je suis une toute petite fille, je ne sais pas encore lire, un mystère entourant ma naissance. Poser des questions, évoquer le sujet est interdit, je le sais, d’où je sais l’interdiction, je ne sais pas, je la sais c’est tout, je m’y tiens, je fais avec, en grandissant le besoin de savoir se fait sentir, les explications les informations que je n’ai pas et ne peux obtenir, je les invente, je me fais des racines, je reconstitue mon histoire en inventant des histoires. Si je l’ai fait par étapes, celle-ci, sans doute, se trouve sur le parcours. Et le désir. Si c’était un puzzle le Commentjaifait, le désir en serait la pièce centrale. C’est si impérieux le désir. Totalement inattendue la déferlante déboule me submerge sans m’engloutir me roule me chavire me creuse et en même temps me remplit m’enivre en levant le voile sur un univers extraordinaire, ouvert à tous les possibles, un univers irradiant le plaisir, le diffusant, je le sens qui ruisselle jusqu’à moi, entre en moi me possède par dizaines des aiguilles s’enfoncent dans ma nuque me piquent les jambes les pieds tandis que des myriades de papillons prennent leur envol dans mon ventre, le désir resserre son emprise, il amplifie et affole ma faim de faire partie de cet univers là, je sens que j’y serai chez moi, ma place est sur une scène, je le sais, c’est une évidence. La révélation a lieu alors que j’assiste pour la première fois à une représentation théâtrale. En regardant l’Alchimiste, une pièce de Ben Jonson montée par le club théâtre du lycée, je trouve ma maison. Je la trouve sans la chercher et quand elle se présente je la reconnais, sans aucune hésitation. Ce n’est pas un caprice d’adolescente. Ça ne disparaît pas le lendemain. Ça vient de loin, du plus profond. Quelques mois plus tard, tremblante de peur et d’exaltation je me présente à la porte du club théâtre avec Clown d’Henri Michaux, le sésame me fait entrer dans ma maison. Je l’habiterai, elle nous abritera mon désir et moi trente cinq années durant. Les obstacles les difficultés ? On les surmonte avec les partenaires et on va de l’avant, on travaille, on se forme, on fonde une compagnie, on apprend à vivre avec trois sous, on décroche le statut d’intermittente du spectacle, on funambule sur le fil du rasoir pour le garder. Les échecs, les déboires ? On s’en relève on recommence on cherche ensemble, ensemble on trouve la nouvelle pièce à monter, on travaille, improvisations, répétitions, jusqu’à revivre une fois encore le cycle infernal, éprouvant et délicieux. Il est là depuis la toute première fois et le temps qui passe n’a pas de prise sur le fatras d’émotions qui vous envahit dans la loge, vous poursuit dans les coulisses avant d’entrer en scène. Exaltation, besoin d’y aller, peur d’y aller, ne plus vouloir y aller, le doute, l’envie d’y aller plus forte que la peur et le doute, et toutes ces tergiversations qui s’envolent quand la lumière s’allume et qu’il faut y aller. Une sensation ineffable vous envahit alors, vous êtes sur scène, et le monde autour peut bien s’écrouler. Ils vous regardent tous ces yeux et vous les voulez ces regards, ils ne doivent plus se détourner, vous pouvez tout faire, vous allez tout oser pour gagner votre légitimité à être là. Elle passe par le don. Se donner en s’abandonnant aux regards, en pleine lumière. Plus rien d’autre n’existe le temps de la représentation, et déjà le salut, c’est fini, vous êtes vide, vidée. Vous ne le referez plus, c’est de la folie, vous n’aurez pas la force, comment trouverez-vous la force de vous jeter dans le vide la prochaine fois. Le désir d’y retourner reprend vite sa place, c’est lui le plus fort. Et le lendemain vous y allez, vous faites la folie de vous jeter. À la fin de cette tentative d’épuisement d’un Commentjai fait, au terme de ma recherche, si je me trompe sur le comment, si le pourquoi m’échappe, quelle importance ? L’alchimie a eu lieu. La magie a opéré. M’a mise au contact avec ma part la plus vibrante et m’a fait vivre. Cela seul compte.

bloc-paragraphe n° [49]

L’écriture que je me raconte pour te raconter vient je crois d’un vide de soi, un regard projeté qui comprend sans voir encore, une sortie de corps pleinement consentie, un oui dans toute son inquiétude et son attente. Attends. Mais si j’attends le moment va passer et … Attends. Conscience fugitive d’une attente qui se remplit peu à peu d’envie comme à l’extérieur de soi. Abolition des frontières corporelles, mixe de soi et des autres corps et des territoires. Volupté d’une frustration qui se fait sentir sans faire mal. Chasse le regard de l’autre et le sien propre. C’est le là et l’ailleurs qui se fondent et daignent envahir le terrain à défricher à cœur ouvert sur table à côté. Le dire se concentre ou plutôt se fait attentif. Il est suspendu au dessus d’un vide propice qui revêt des allures de visages, de corps, de bruits, de sons, de couleurs et surtout, de branchies. Respiration partagée qui se donne en s’entrecroisant. Amalgame de jeunes branches d’arbres couvrant un plateau d’où la vue est mirobolante dans laquelle il va falloir tailler, comme si c’était au hasard mais sûrement non. Alors comment ? Immense ressenti d’une immense agitation cosmique où s’est dilué le moi effrayé inutile devenu autre. Lorsque l’attente sera saturée je vais vouloir en finir avec elle et crever l’abcès de l’expérience chanceuse de mort subite à soi. Alors oui, marche dedans dehors et si possible prolonger, de long en large en travers, en gravitation. Teinter les noirs et blancs, les essayer, les intervertir et puis quoi, rester coi, dans le bruissement silencieux de cette terre d’asile. Oui, une terre d’asile. Et ça va marcher ? Et combien de temps ça va marcher ? Et toujours remettre le processus en branle à chaque coupure de courant. Attendre, oui et traverser. Alors, c’est déjà quelque chose. Assis-toi et grouilles. Balance la sauce. Pour la quatorze, enlever !

bloc-paragraphe n° [50]

Ça commence par une coupure : on oublie le monde autour. Ou plutôt on omet sa présence au monde. Je suis alors libre de me nourrir soit de ce qui se passe alentour, soit de ce qui se passe à l’intérieur de moi. Je me souviens des premiers chocs qui m’ont fait écrire, ils avaient tous un lien avec la mort. Mais ce qui m’a marqué, plus encore, c’est le lieu où j’étais pour écrire : un café, ma chambre d’adolescente, un bus pour aller à la fac, … Le tout commençant par la coupure pour mieux retrouver des traces, nouer des liens entre des gens et des choses qui n’en ont pas. Et si le mec au bar trébuchait en partant, pour tomber dans les bras de la belle blonde à la terrasse ? Ou si ce pigeon venait se poser sur la tête du serveur ? Et si nous étions tous les jouets d’un destin facétieux et que tous nos problèmes n’étaient que des histoires à distraire l’insouciant ? Et moi j’écris tout ce qui passe par ma tête, dans une posture de témoin des mondes parallèles. Après tout, ma façon de voir et de ressentir est unique et vaut bien celle d’un autre, non ? Peut-être me reconnaîtrais-je demain à la relecture… ou peut-être pas. La coupure est aussi celle d’avec soi-même, le soi-même qu’on joue aux autres, le soi-même qu’on montre et qui nous cache notre tréfonds. A chaque coupure, comme un fondu au noir de cinéma, je me demande où je vais m’emmener. Je rature et j’exige, je pense à celui qui ne me lira peut-être jamais. On est deux au bout du stylo : moi et l’autre moi, les deux faces d’une même feuille de papier qui se rencontreront au hasard des pliures, des froissements et des mises en lumière à contre-jour, ou à contrecœur. Je coupe, je joue, je malaxe la langue et ressors rapprochée de moi-même. J’écris pour me perdre et me retrouver.

bloc-paragraphe n° [51]

Ce n’est pas très important comme j’ai fait, ça c’est fait, presque tout seul ; et puis il n’y a pas un moment où ça a commencé, comme ci ou comme ça ; vraiment, de moment qui commencerait, je ne sais pas, c’est quelque chose qui s’occulte, c’est la quête qui a quelque chose d’absurde, comme de vouloir couper en deux temps un clin d’œil, le moment du clin, et de l’œil, soudain aussi, ce bloc noir, c’est de se retrouver coincé sous une grande pierre, celles qu’on voit au Louvre, ou dans les cimetières, dans cette pierre dure et noire, qui luit d’un éclat de prunelle morte, je revois les yeux ouverts qu’on les morts, la prunelle est recouverte d’une pellicule vitreuse, comme cette pierre froid à l’éclat bleu, le porphyre noir impérial, tu es dessous, la pierre de rosette quelqu’un d’autre que toi a écrit dessus un message, qui raconterait ce qui s’est passé, quand toi tu as vécu, qui raconterait à ta place, cette voix qui parle, maintenant, c’est celle d’une vieille femme qui se retourne, ses traces sont de poussière et quand même, elle se courbe, toute penchée, elle cherche à trouver par où son ombre est partie, c’est sans espoir, elle s’y perd, donc je ne veux pas, j’évite, j’ai accompagné le travail, mais il s’est fait tout seul, je voudrais penser « sans moi » pour que ce soit plus sûr, mais je sais bien que j’ai quand même bien dû m’en mêler, je me le reproche, même, mais c’était inévitable, pour lancer le moteur, enclencher la pompe, mais, pour continuer sur la vieille machine, tant que le tacot, encore, tourne, avance, tant qu’on est sur cette pente, sur la tangente, qu’on cahote, au point que, c’est quasi sûr, on va tomber, toi et moi, dans ce trou-là, mais après tout, tant pis, au point où en est, qu’importe, ça n’a jamais commencé, et ce n’est jamais terminé, moi, je collecte, je prends autour de moi, je fais des tas, après, j’exploite les tas, je ne sais pas trop comment, je garde des morceaux qui reste, qui m’encombrent, c’est comme ça que je sais qu’à un moment, j’en ai fait quelque chose, j’en ai tiré comme un suc, quelque chose sur le coup m’a enivrée, ou plus, ce n’est pas moi qui était ivre, c’est comme si j’étais entrée par une porte dans l’ivresse du monde, une sorte de cosmos s’étant ouvert, et à la fois il s’est ouvert, à la fois, quand je le dis je me dis que ça n’a jamais eu lieu, juste quelques feuilles sèches qui restent.

bloc-paragraphe n° [52]

Il y a ce truc qui t’emplit la tête quand tu marches. Toujours quand t’as pas de quoi écrire. T’as pris l’appareil photo mais pas de carnet. Tu marches le long d’une rivière, et puis d’un coup ça cogne aux tempes. Tu sais que tu vas l’oublier si tu l’écris pas. Alors tu te le redis en boucle dans la tête. Tu vas même jusqu’à te pincer en marmonnant ce début de phrase comme pour imprimer les mots sur ta peau. C’est pas génial sans doute, mais c’est le début de quelque chose, ça , tu en es sûre. Ou alors, tu es sur le point de t’endormir, et il y a une phrase, née on ne sait d’où, qui se forme et s’incruste ; faudrait se relever, répondre à la question du compagnon s’inquiétant et là , pas envie de donner des explications, alors tu laisses filer, tu te dis que tu t’en souviendras, et au matin tu regardes ton café noir où ne flotte que l’amertume d’un jour sans. Ou encore, t’es au cinéma, c’est le film La douleur qui parle là. Et assez vite , il y a une phrase qui est prononcée, qui t’interpelle , et tu vas regarder tout le film avec cette phrase dans la tête, et quand le film est fini tu sors de la salle, tu notes “dans les marges de l’attente”, enfin tu crois bien que c’est cette phrase qui a éclairci ton regard...et en rentrant, tu t’installes face à l’écran de l’ordinateur et tu commences à poser des mots qui articulent leurs squelettes et repoussent la marge du silence.

bloc-paragraphe n° [53]

Lui. La rencontre. Première fois, l’emballement. Le café allongé, le soleil, la bière, l’oeil, l’accent. Comme chez moi. Le baiser sur la pointe des pieds. Deuxième fois, l’excitation. Le baiser - non réciproque -, la bière, le bretzel et le cinéma en plein air. Gabin et Signoret, vieux couple qui se déchire sur grand écran. Un chat est mort. L’été à Paris, le courant d’air, le frisson dans le dos. Et, l’invisible. Qui se propage au dedans. Troisième fois, la confusion. Les cocktails chez Haut les Coeurs !, le couloir sombre, la fuite d’eau dans la cuisine, le tableau posé sur le sol de la chambre, le dressing derrière le lit, l’acte. Le matin. Ma gêne. Puis, son silence. Les questions. A moi-même. Les phrases. Les mots. Les gestes. Analyser. Déchiffrer. Etre confrontée à ce qu’il reste. En soi. Taire. Confiner. Garder. Maîtriser. Laisser grandir. Fuser. Se cogner dans tous les recoins. Secouer. Observer. S’agiter. Cogiter. Et, celles qui ne savent attendre, finissent en crachats sur un carnet. Se créer une fuite. Artificielle. Urgence d’un début et d’une fin. En direction d’un lieu fixe. Immobile. 12h22, Marne-La-Vallée Chessy. Voiture 12, place 11. 2h42 de trajet. Dans le confort d’un cadre prévisible. Préparer la bulle. Le carnet, la bouteille d’eau, le sachet d’amandes. Nettoyer la petite tablette. Ouvrir l’ordinateur, le dossier « Nouvelles », nouveau fichier. S’enfoncer dans la musique. Ouvrir les vannes. Tout balancer. Lâcher. Laisser couler. Essorer. Vider. Vidanger. Evacuer. Un mot. Un autre. Des suites logiques. Des liaisons. Des enchaînements. D’un coup, d’un seul. Rentrer dedans. Encore plus. Attaquer. Triturer. Tourner. Retourner. Plaquer. Soutirer. Explorer. Extirper. Racler les bords. Jusqu’à plus rien. Plus un souffle. Rien que le vide. L’épuisement. L’écho. Le silence au dedans. Le néant. Doucement revenir. Oxygéner. Souffle après souffle. Décrisper les mâchoires. S’enfoncer dans le siège. Relever la tête. Cligner des yeux. Craquer la nuque. Lire et relire. Recommencer. Effacer. Ecrémer. Supprimer. Organiser. Mémoriser. Archiver. Refermer l’ordinateur. Arriver à quai. Voilà, la fin. Celle que j’ai décidé. Et, se demander. Ecrire pourquoi. Pour la finalité. Pour qui. Pour lui. Qui ne saura jamais. Probablement pas plus que je ne le reverrai. Pour se sauver. Pour tuer ces mots. Pour le pouvoir de sauvegarder. Ou d’arrêter. Pour l’existence matérielle. Pour la destruction imaginaire. Ecrire sur soi. Et, rien sur lui.

bloc-paragraphe n° [54]

Le responsable de tout, c’est Félix le chat : il riait tellement d’être chatouillé par les flammes de l’Enfer ! Ce jour-là, j’ai compris qu’on me racontait des histoires, j’ai vu que Dieu n’existait pas, j’avais six ans et demi, je n’irai plus à la messe que pour ramasser les sous tombés lors de la quête. Puis Peggy s’est mêlée de la partie : elle a eu sa jambe droite amputée pour avoir bu une eau sale. Elle racontait son histoire dans le Berry républicain. Chaque jour un épisode, la carence du dimanche était très éprouvante. Du vide il fallait bien faire quelque chose. Aller boire l’eau croupie des flaques et attendre les premiers signes de la gangrène qui allait me plonger dans les mêmes douleurs et les mêmes bonheurs aussi. On viendrait me dire combien j’étais merveilleuse comme petite fille et combien on m’aimait. Rien. J’ai gardé mes deux jambes et ma solitude. Après ils –les écrivains – se sont tous entendus pour m’emmener chacun sur leur route, des plus joyeuses aux plus tristes, des plus exaltantes aux plus ennuyeuses, j’ai suivi des chemins que parfois je redoutais, j’ai traversé des sensations et des sentiments inconnus ou interdits, j’ai voyagé sans bien le savoir. Plus tard les films se sont invités dans la danse. Les morceaux de ma vie s’inscrivaient dans des parties de livres ou dans des images de films. Je mange mon riz avec Durrell par exemple, et ça fait presque quarante ans que je coupe mes légumes avec son ami chinois. Je pourrais décrire une journée, une semaine, une année avec tous ces gens qui ont pris place en moi depuis que je lis ce que d’autres écrivent. Alors pour écrire pour que d’autres lisent, il a fallu que je la rencontre, elle, que je connaissais depuis ma naissance. Il a fallu que son égarement impose une traversée … du miroir, des apparences, je ne sais. Il a fallu son absence au monde dans un corps toujours vivant pour que s’impose comme viatique entre nous l’écriture. Les mots ont tracé un chemin. Les mots ont donné un corps. Seul recours contre l’effacement et l’engloutissement.

bloc-paragraphe n° [55]

Très vite il y a des batailles. Je n’y participe plus. Depuis longtemps. Mais elles ont lieu. Tant qu’elles durent, impossible d’écrire une ligne. Je traverse la forêt d’Orient à vélo. Dans mon dos, la rumeur des combats. Une vibration infime. C’est un conflit lointain. Dans les sables. Loin des habitations. Je n’y participe plus. Mais je dois bien fournir les armes et chacune de mes respirations ravitaille la vieille coalition et la guérilla qui la combat. Souffle contre souffle. Pied à pied. Ce soir encore, je n’écrirai pas. Pas une ligne. Les affrontement ont repris du poil de ma bête. C’est la preuve qu’ils peuvent s’arrêter. Il y a des précédents. Des batailles interrompues par une trêve précaire, un drapeau blanc de fine baptiste... Entre le titre et la première ligne, les affrontements ont repris de plus belle. Attendre. Réunir les conditions nécessaires au miracle. Maudire avec méthode ce qui dérobe le temps et l’espace — sol sous les pieds des vers en instance — ,ce qui pourrait s’envoler et qui m’est volé. Calculs d’épicière. Chaque distraction pesée est repesée dans une balance hypersensible. Distraction du bruit lointain des combats, s’entend. Hors de question de perdre cet aguet. Mais il trébuche si facilement, le pèse-lettres ! Et là c’est la panique : comment savoir ce qui prépare et ce qui sépare ? Pédaler à fond, empêcher le sang de se figer. La bataille fait rage. Rage de ne jamais pouvoir commencer. Rage que ça commence comme ça, sans moi. Rage des vieux chevaliers des passes d’armes usées jusqu’à l’os qui me ronge : pourquoi écrire ? Pour qui ? Pourquoi moi écrire ? Errer au Marché Saint Pierre. Fleur et oiseau. L’embarras du choix. Le temps incompressible à répertorier toutes les sortes de bleus dans le temps arrêté des tout petits mannequins des tissus Reine, élégamment emballés du dernier cri en matière de soie. Une heure plus tôt une faction défendait encore le bastion des Mille Possibles — Tu ne trouveras jamais. Rien. La sortie — : elle s’amenuise. On n’ose y croire. Les combattants s’en vont vaquer à leurs affaires pacifiques jusqu’à la prochaine fois. La nouvelle de la trêve arrive n’importe quand, le milieu de nulle part m’attrape n’importe où, mais maintenant — MAINTENANT — il faut trouver une borne pour le vélo, entrer dans n’importe quelle boutique pour acheter n’importe quel carnet pour une fois, cette fois entrer dans n’importe quel bar, s’asseoir n’importe où. Finalement il n’y a jamais eu mille possibilités. Il n’y a qu’une ligne. Celle que j’écris ici.

bloc-paragraphe n° [56]

Avant le basculement rien. Aucun signe extérieur , ni intérieur. Des pensées qui ne s’accrochent pas , de tout de rien. Une envie soudaine de revoir les photos, toujours les mêmes photos. Un soin extrême apporté à ce qui entoure, une maison rangée, organisée, des réserves à manger et à boire , du linge dans les armoires. Comme si dès le basculement plus rien de la vie matérielle n’aura lieu, tout doit être prêt, c’est comme un instinct. On ne réfléchit pas à ça. Surtout pas, on évite, on cherche tout ce qui détourne. Mais ça se rapproche, on ne pourra plus faire diversion bien longtemps. C’est presque là, le premier mot sur l’ordinateur est presque un accident, on constate c’est bien là.

bloc-paragraphe n° [57]

Je me vois dans ce théâtre aux murs de béton dentelés, dans cet écrin qu’est l’ancienne gare de la ville, près des chantiers navals.

Moi, au milieu d’une douzaine d’inconnus, et du metteur en scène, pour un stage de théâtre, le week-end. Plongée dans la nuit, enfermée volontaire.
Le stage portera sur six mois, nous nous verrons une fois par mois.

Le lieu est magnifique, et malgré la peur une légère excitation nous prend tous.
Je gigote sur ma chaise comme si j’y étais ligotée, je voudrais m’échapper du théâtre, mais je ne le pourrais pas sans que cela fasse un boucan d’enfer. Hormis la salle de représentation, et le couloir, le théâtre est sous alarme le week-end. Pour sortir il faudra le demander au régisseur, et faire un véritable jeu de piste pour s’échapper.

Notre fil d’Ariane : la Rencontre. Nous travaillerons sur des scènes de Rohmer et nous composerons le reste, au gré de l’aventure. Consigne de départ : porter un bouquin, lire un passage sur ce thème. D’autres consignes ? Non.
Prendre la parole en public est ma hantise, c’est pour cela que je suis là. Il va de soi que j’aime aussi le théâtre. J’ai dans mon sac le bouquin que j’ai choisi soigneusement, et mes lunettes, indispensables accessoires. Mes pensées sont en boucle.

Mon corps est branché sur 10 000 volts, tous les symptômes sont réunis, d’une grande tempête à l’intérieur de moi. Le tour de table va commencer. Si j’ai de la chance, je passerai la dixième, ça laisse le temps d’observer. Je pose mon souffle, j’inspire par le ventre et je me visualise, lisant un passage de « Just kids » de Patty Smith. Elle y relate sa première rencontre lorsqu’elle a débarqué à New York : « C’est là où j’ai rencontré Saint, mon guide, un Cherokee à la peau noire qui avait un pied dans la rue et l’autre dans la voie lactée. Il est apparu d’un coup, c’est parfois comme cela qu’apparaissent les vagabonds ».
Signe de la tête du metteur en scène, c’est à moi. Action !

Ma voix hésite au départ, puis se pose, instant magique. L’aventure commence….

bloc-paragraphe n° [58]

Ecritures - Fioritures - Epure. Mouvements d’images, de réminiscences, d’écrits énigmatiques, confrontant, de fragments épars, quelques mots jetés, perdus, retrouvés, rejetés, repris de carnets à écrans. Ecritures plurielles, dessinées, calligraphiées. Tout l’élan du corps dans une chorégraphie d’idéogrammes. Traduire ce qui ne peut se dire dans l’instant d’un face à face. Bien trop éprouvant. Déplier, tirer des fils ténus, s’égarer, trouver une forme, un rythme, une mélodie partielle. Explorer les sédiments de sa propre histoire. Dans le silence, chercher à nouveau ce qui peut être là, maintenant. Clarifier le confus. Se souvenir de toutes les écritures en héritage. Avant, dans un foisonnement chaotique, presque inépuisable. Puis des liens viennent, des chemins qui me sont propres, laisser aller. Et revenir à cette construction bancale, en devenir, qu’il faudra étayer, élaguer, façonner comme jaillie de l’unique trait de pinceau du calligraphe. Les mots ne sont pas substituables les uns aux autres même si leur familiarité nous habitent. S’en déjouer. Et jouer avec ce qui me vient, trouver ce qui peut s’exprimer, entre dévoilement et pudeur. Décontextualiser l’hier et re contextualiser l’instant présent. Un jeu savant qui autorise un écrit où l’on ne se raconte pas d’histoires. Faire des détours, mais pas n’importe lesquels. Le rythme est juste ou n’est pas. Il accompagne ou interrompt. Une prosodie semble se dessiner. Alliance des formes et du sens. Précautions. Attention. Prendre de la distance, marcher, respirer, bouger… Jouer à cloche-mots. Sans règle, ni hasard, dans une certaine lenteur. Se poser, poser l’écriture. Une écriture sans repentir perceptible. Revenir tranquillement aux éléments du texte, à la trame, à la chute. Le silence est encore de la musique. Comme une alliance de couleurs, des effets inattendus parfois nous surprennent. Réglage, ajustement, mises au point de soi à soi. Revenir à l’épure sans ménagement. Imaginer des transpositions, d’autres formes que l’écriture pour mieux identifier ce langage propre qui se constitue là. Et à nouveau laisser faire. Une géographie intérieure nourrit les mots qui s’alignent, donne à voir des plans différents, architecture l’espace qui s’ouvre. Et je découvre en écrivant la portée d’un regard qui me relie. Me l’approprier mais pas tout à fait. Ne pas renoncer, est- ce possible ? Partager.

bloc-paragraphe n° [59]

Extirpé de sa malle, l’oiseau patineur de Bosch, la marionnette à tringles, le pantin merveilleux, pas joué depuis quarante ans. Prélevé lentement. Son air triste. Déprimé. Comme son montreur, qui a arrêté le métier, comme T. de Bruxelles, qui s’est suspendu définitivement parmi ses poupées. Plus de public dans les caves : le cinéma, les postes de télévision… Le bec de bois noueux, c’est lui qui sort le premier, tout pointu : plume entre les plumes. Garder la trace. Filmer, le faire toquer à l’objectif du smartphone. « Qui vive ici ? Chair ou bois ? » Ils font ça maintenant les smartphones, travelling, zoom, même steadycam. Filmer la folie dégingandée : pas du tout défraîchi en quarante ans de malle, l’emplumé ! Trois prises jetées cut dans une app. Visionner, écouter si ces images parlent. Souvenir 1, comme un flash : Godard filmant son chien, un carton en 3D vole dans la salle : « Adieu au langage ». Désir de muet ? Filmer à l’instinct, maître, chien (voix de son-), truffe furetant la caméra, l’écran : « Je cherche de la pauvreté dans le langage ». Signé Godard. Zéro influence, zéro références, zéro révérence. Souvenir 2 : Welles, aux étudiants d’une école de cinéma : « Oubliez tout ce que vous apprenez ici, suivez vos propres idées ». Les laisser : Godard, Welles, le cinéma. Filmer pour la scène, du matériau à la pointe du bec. Plutôt penser Craig, Kantor, Artaud, même Ghelderode : « Les objets ne déçoivent jamais ». Toujours à quémander, les humains, à déballer leurs sentiments. Filmer la matière, sans déception ni décept. Des indications que dicterait le bec pour se rejouer, du concret, du sensitif, ce que cela dirait de nous. De notre vie, à attendre ce moment. Quarante ans dans le noir, à n’avoir perçu que des rushes, des phrases silencieuses, non montées. Prendre acte : « Oiseau, de ce côté-là, que sens-tu que nous ne sentons plus ? » Vieux enfants passés de l’autre côté du carré blanc. Toquer, scander l’interrogatoire, frapper (le marteau d’Artaud), picorer, ponctuer chaque année, scratcher sur l’œil de verre, à l’unisson de l’auteur, en gueulant des mots que l’on n’entendait plus : « Qui vive, ed’chair, ed’bos ? « . Même dialecte, par-deça les frontières. L’oiseau, l’entonnoir en porte-voix : Cherche metteur en scène pour stage directions, pour montrer, sous la direction de l’auteur, l’emplumé qui claque du bec, le montreur lui-même, les quarante ans de malle, l’exhumation. Mobiliser sans restriction les ex-nouvelles technologies : Character animator 2D (avec calques) est un plus. Devant la webcam inclinez-vous, remuez les lèvres, gesticulez, balbutiez, griffonnez. L’oiseau vous suit. Au doigt et à l’œil. A la lettre. Monitorer, contrôler, dérouler le menu Puppet, le Shooting, l’Healing Brushing. Se mettre à notre place, parfois nous ne sentons plus rien, trop-plein de tout. Tirer un trait sur la nostalgie des caves : chaleur, sentiment, pathos, chansons connues de tous, trépignements. Le passé est le passé. Tenter d’être spontané, d’ordonner en bateleur précis et rigoureux la sortie des poupées, une à une devant l’objectif, en live, avec des dispositifs légers. Les filmer toutes, sortant de la malle après l’oiseau : surmarionnettes, mannequins, fantômes, fantoches, grosses têtes, géants, qui se bousculent, s’extraient de la malle, se débattent. Criez l’exhumation : « Eh, Ed’chair ou ed’bos ? », les quarante ans sans lumière, le silence, l’attente qui s’éternise, l’avenir bouché. Avant la sortie de scène, les saisir tous d’une main ferme, et de l’autre main, filmer la kaléidostroboscopie des années perdues, suivre à nouveau le tracé de Bosch : de rudes coups rageurs sur du bois brut, pas vraiment le paradis. Puis tendre l’oreille à ce qu’écrit le bec sur le verre, à ce que chuchotent, serrés contre vous pour un dernier selfie, les autres occupants de la malle. Ecrire cela, l‘ensecrètement. Le silence. Ensuite faire le noir, mais pas avant.

 

les auteurs

[1Marc Ferrand *

[2Françoise Durif

[3Danièle Godard-Livet*

[4Cendrine Souteyrat

[5Benjamin Revol*

[6Dominique Paillard

[7Dominique Hasselmann*

[8Marion Lafage

[9Philippe Castelneau*

[10Françoise Renaud*

[11Christine Zottele*

[12Marie-Claude Lieutard

[13Piero Cohen-Hadria*

[14Pierre Charil

[15Jacques de Turenne*

[16Michèle Dt

[17Sméraldine

[18Lucie Renaudin*

[19Brigitte Célérier*

[20Anouk Sullivan

[21Vanessa Morisset

[22Jérôme*

[23Will

[24Marlen Sauvage*

[25Laurent Schaffter

[26Antoine Gentil

[27Stewen Corvez*

[28Marie-France B.

[29Marie-Christine Grimard*

[30Gisèle Ramone

[31Guy Torrens

[32Claudine Dozoul*

[33Benjamin Renéville

[34Pierre B.

[35Felismina

[36Dominique P

[37Marie Verspieren

[38Aurélie Balay

[39Will

[40Jérémie Elyerm

[41Pietra Balsi

[42ana nb

[43Hélène Boivin

[44Philippe Sahuc

[45Marie Moscardini*

[46Juliette Cortese*

[47Philippe Girault-Daussan*

[48Véronique Séléné

[49Cath Lesaffre

[50Géraldine B.

[51Elen Riot

[52Solange Vissac*

[53Charlène Poveda

[54Nicole Begzadian

[55Emmanuelle Cordoliani

[56Raymonde Verout

[57Pascale E.

[58Annick Nay

[59André Hovart


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 19 février 2018 et dernière modification le 15 mars 2018
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