gammes #7 | contre le passé simple (tout contre)

cycle été 2020 | outils du roman



 image du haut, c’est un jeu : passer la souris, et dans la maison natale de Gustave Flaubert Pierre Michon se transformera en Jean-Philippe Toussaint.

 retour au sommaire général du cycle « outils du roman »
 retour au sommaire général de l’atelier hebdo & permanent

 

contre le passé simple (tout contre)


De nouveau une proposition technique, avant que progressivement on élargisse (avantage des ateliers au long cours), un exercice pour rendre plus libre l’usage du temps verbal.

Principe : utiliser, dans un texte continu, une distension entre des incipits au passé simple et des bulles ou zooms au présent, liés au contexte de ce passé simple.

Tout ça en hommage à l’absolu du passé simple qu’est L’éducation sentimentale de Flaubert, et notamment deux pages majeures : en ouverture du livre, la première rencontre de Frédéric et de Mme Arnoux (« ce fut comme une apparition... et leurs yeux se rencontrèrent... »), et la si légendaire échappée du chapitre VI, avant la résolution finale :

Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.

Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore.

J’y insiste, je ne considère pas le passé simple comme une fonction obsolète de la langue : à preuve l’usage qu’en fait Lovecraft, notamment dans L’abîme du temps où le nombre des configurations narratives temporelles dépassent de bien loin, par le thème même de la fiction, le registre des temps verbaux à notre disposition.

Il y a cependant un inconscient du passé simple que nous devons prendre à bras-le-corps : dénotant une action survenue dans un temps dont nous sommes coupés, il nous signale un artefact du réel, la charge qui nous est confiée de reconstruire mentalement un réel à côté du réel, mais qui le mime et bénéficie du même principe de réalité, et que cela constitue ce que nous nommons « roman ».

J’avance une hypothèse, mais plutôt comme corollaire, parce que la littérature, dans son chemin propre, n’a pas besoin d’aller convoquer un autre univers que le sien propre : le temps d’un élément filmique est celui du temps de son tournage, le cinéma est toujours au présent de ce qu’il filme. Les décalage spatiaux ou historiques, la continuité de récit qui constituent un film sont l’illusion que nous avons appris à reconstruire une fois le montage de ces éléments constitués, dans toute la complexité de grammaire narrative qu’a conquis l’histoire de cet art. Nos propres modes intérieurs de reconstitution mentale du récit — et l’illusion d’une continuité de récit — en sont profondément affectés, nous ne lisons plus comme Flaubert, alors que dans nos principes d’écriture, l’horloge est bien plus lente : c’est cela que nous allons mettre en travail.

Et pour cela je m’appuie sur Flaubert lui-même :

 les différents « résumés » qu’il rédige en cours d’écriture reprennent les événements ou actions principales liées à chaque chapitre — et elles s’écrivent au présent, ou en phrases nominales (sans verbe) :

III. Il ne sort plus de chez les Arnoux, lâche ses amis — les Dambreuse, tout le monde, manque de parole à Deslauriers pour prêter de l’argent à Arnoux. Séparation d’Arnoux et de Frédéric sous un réverbère. Mme Arnaoux vient le voir. Visite à la fabrique. Plus d’espoir du côté de Mme Arnoux.

 les notes qui lui servent dans l’élaboration sont des scènes prises à un moment précis, s’écrivent au présent de leur instant, ou du dépli de cet instant :

Debout, elle chantait un air au piano. Il y avait un mot italien qui revenait et faisait à chaque fois un petit mouvement de col comme un oiseau qui se débat dans ses plumes entourant la tête. Lèvres un peu épaisses évasées, qui inspirent le désir d’un arrachement. Moires du vernis du piano où se reflètent les lampes.

ou bien

Gradations dans la débine. Deux ou trois changements de logement, effet sinistre. Tout se rétrécit. Le logement est de plus en plus petit. Plus qu’une seule bonne. Puis la province, dans un endroit reculé. La fortune matérielle a été montant dans la première partie du livre. Elle dégringole dans la seconde.

Les zooms que se prépare Flaubert concernent aussi les habits, la mode :

Au creux du corsage (car il y a encore des robes à coeur) des plus de rubant tombant, platement, l’un dans l’aire. Pour une blonde à anglaises, grand mantelet de dentelle noire serrant à la taille par une ceinture, à coeur sur la poitrine : en dessous : chemisette de dentelle blanche, manches larges serrées au bas en plusieurs endroits.

Comme ces notes vont concerner des précisions nécessaires à l’illusion de réalité : progression des symptômes du croup, ou messe d’enterrement...

Office des défunts. À l’entrée de l’église, le célébrant jette de l’eau bénite en forme de croix sur le corps en défunt, en chantant Aperite me. Les corps des laïcs restent dans la nef les pieds tournés vers l’autel.

Ou plus directement politiques, concernant les événements de 1848 sans lesquels le livre n’existerait pas :

Imagination de la peur.
Des ouvriers sont dans les catacombes, car on y entend du bruit, et ils s’apprêtent à faire sauter tout le faubourg Saint-Germain.
Ils vont couper les conduits à gaz pour se livrer, dans les ténèbres, à un massacre général.
Les signaux qui se répondent d’un toit à l’autre. Bruits dans les caves.
Des orgues de barbarie jouent des airs qui sont des avertissements secrets. Des signes rouges apposés sur les maisons...

Vous pouvez retrouver ici, sur le site Flaubert de l’université de Rouen (merci Yvan Leclerc) à la fois le manuscrit de L’éducation sentimentale de 1869, et l’ensemble des notes et scénarii — prenez le temps d’explorer.

La proposition est celle-ci. On se saisit d’un personnage, y compris parmi les figures ou nom déjà évoqués dans les exercices précédents. La connaissance qu’on en a est forcément lacunaire, quel que soit l’emplacement du curseur entre fiction et réel. Ce dont on dispose, ancrage autobiographique ou construction fictive, c’est d’indicateurs de justesse, sur des points disjoints et précis.

Ce sont ces points disjoints et précis, discontinus, qu’on va disposer au présent, tandis que le majestueux passé simple du il voyagea va nous servir d’horloge pour dérouler cette suite d’instants de vie.

Elle n’est pas forcément chronologique, je cite en particulier le début des Géorgiques de Claude Simon (voir fiche), ou sur 54 pages se développe un portrait biographique sous la forme : Il a quarante ans, il... Il a soixante ans, il voit des points noirs, le soir il sera mort... Il a vingt ans....

Donc, sur une biographie soit fictive soit prise à l’enracinement autobiographique (le principe de construction de récit par l’illusion qu’on demande au lecteur de reconstituer mentalement à distance est strictement le même, et même aussi le principe de construction lacunaire), on va jouer de cette distension entre bref énoncé au passé simple et bulle au présent qui la contextualise. Il voyagea. Le train est à quai, il composte son billet, presse le pas, se retourne et tend le bras..., heureusement que vous écrirez bien mieux que ça.

Tout du long (et l’exercice ne craint pas la longueur, développez tant que vous voulez, laissez le texte vous surprendre parce que l’écriture vous emmènera plus loin que ce que vous supposiez au début, laissez le personnage inventer sa vie), concentrez-vous sur une seule idée : la distension entre les deux artifices, le passé simple, le présent, n’a pour but que de vous assouplir la main, laisser passer en avant l’action même, dans le récit, du temps verbal, et d’en faire ultérieurement, quand on pensera à bien autre chose, un usage plus libre.

Et ne pas oublier le codicille.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 18 juillet 2020
merci aux 1374 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page