#40 jours #09 | vie de quartier

Le comique est dans la longueur des jambes disait Tati. Quand je le vois je me dis quel potentiel. Il tient un petit chien à la main qui rythme ses journées. Depuis quand ? Qui emmène qui ? Je pense toujours dans ces duos, celui qui meurt en premier emporte l’autre. Le tour de marche est restreint, sûrement le même tous les jours, avec des variations subtil d’itinéraires. Toute la vie est dans ces variations subtiles.

Elle est assise sur un banc, toujours un banc: le banc du parc, du square, le banc devant le Casino, le banc devant la Nationale, le banc qui fait l’angle. Elle est habillé en camaïeu de violet avec un béret violet foncé. Le béret seulement l’hiver, le violet en toute saison. Elle attend, elle observe, elle respire, elle a vécu, elle pense, elle me voit qui passe. Elle compile des dessins, des croquis, des esquisses, elle fait de la peinture à l’huile, elle en met partout et transforme tous les soirs le quartier en tache de couleurs, formes abstraites, vivantes et précises pour elle.

Une petite fille accompagne la poussette de sa petite soeur. La mère pousse, elle, saute, à côté. Elle saute, danse, court au rythme de l’avancée. Elle ne quitte pas des yeux le bébé. Elle rit. Elle a la main accrochée au l’objet qui roule trop vite. Sa marche est désarticulée, sans centre, elle manque de tomber ou de cogner le petit véhicule à chaque instant. Elle fait un exploit physique: elle est le corps de sa petite soeur qui ne peut pas encore bouger et le sien à la fois. Ça déborde complètement de partout, il faudrait tout dire, tout savoir, tout exprimer d’un coup. Mais le corps de la petite fille est trop petit. Elle tombe.

Elle porte une tunique en tissus léger, uni beige qui l’enveloppe toute entière. Le vent chaud s’y engouffre et gonfle la robe et fait disparaitre son corps. Elle a un foulard noué sur la tête. Elle est épuisée. Sa silhouette est prête à s’envoler. Elle achète son pain. En serrant sa baguette contre elle, le vent sort du tissus, on découvre son corps frêle. Elle prend aussi un gâteau, commandé: un petit fraisier en forme de coeur. Elle paie grave et sans plaisir. Il va falloir fêter cela, un amour qui épuise.

Pas pressé, les yeux rieurs. C’est comme ça, en Turquie on sourit avec les yeux. Le moment du repos assis sur une chaise en plastique sur le trottoir. Il y a sa grande fille. Elle lui ressemble, ils ont la même tête d’enfant. Il a décidé de partir avec sa fille. Et c’est bien comme ça. Il n’avait pas le choix, c’est comme ça. Quand il a compris que Nour allait devoir repartir, qu’elle allait refaire le chemin à l’envers, retourner à la campagne et ne pas élever son enfant car trop dangereux, trop difficile pour elle. Elle lui a demandé de s’occuper du bébé ailleurs. Il se sont beaucoup aimé. Alors il est partit. Il a eu peur. Il était tout jeune. Il sourit en regardant cette grande fille.

A propos de Aurélia Labayle

Je suis avec vous dans une expérience toute nouvelle. L'écriture pour moi c'est les autres. C'est un geste peu pratiqué, mais beaucoup observé. Sinon je suis d'avantage du corps et de la voix, même du son par mon parcours d'abord de circassienne puis comédienne et musicienne.